L'innocent de Visconti
Vous connaissez sûrement l'histoire des deux chèvres qui sont en train de manger les bobines d'un film adapté d'un best-seller. Et une chèvre dit à l'autre : "Moi je préfère le livre."
(Hitchcock à propos de l'adaptation de Rebecca, Le cinéma selon Hitchcock, p. 144)

L'art est une affaire de vision, déclarait André Bazin dans Pour un cinéma impur, défense de l'adaptation. Un cinéaste qui se contente de traiter un roman comme un synopsis poussé restera médiocre quel que soit l'œuvre choisie.

Pourtant, les chiens de garde de la littérature traitent souvent l'adaptation cinématographique sous le seul aspect de ses écarts avec l'œuvre d'origine, de ses manquements par rapport à la matière romanesque, de son incapacité à en retrouver le style. Le but de l'artiste est pourtant rarement de retranscrire l'œuvre littéraire mais bien plutôt d'en donner sa propre vision. Lorsque Visconti adapte L'innocent de D'Annunzio, c'est sa familiarité avec l'œuvre qu'il indique dès le générique en filmant sa main vieillie feuilletant son exemplaire personnel du livre dont une page est même trouée de ses cendres de cigarettes.

Le degré d'implication du cinéaste dans la matière littéraire peut cependant varier considérablement, de la simple citation, de la simple analogie jusqu'à l'adaptation littéraire proprement dite qui fait entendre ou voir le texte pour rendre sensible le projet esthétique de l'écrivain.

Une fois passées en revue les quatre catégories d'adaptations littéraires (1), les marqueurs de l'adaptation littéraire (2), les procédés visant à produire un commentaire contemporain de l'oeuvre littéraire (3), nous tenterons de savoir si le cinéma a influencé les modes de narrations (4) et recenserons les écrivains à l'écran (5).

 

I - Les quatre catégories d'adaptations littéraires

Dans The novel and the cinema (1975) Geoffrey Wagner distingue différents types d'adaptations. L'analogie utilise le roman seulement en tant que point de départ. L'adaptation romanesque  se sert de l'œuvre littéraire comme d’un réservoir de personnages et de situations qu'il importe de valoriser. L'adaptation condensation coupe des passages du roman, condense parfois plusieurs passages et un seul mais surtout condense l’oeuvre par la sauvegarde des passages les plus célèbres et, pour les meilleures, mettent en valeur un aspect particulier de l'œuvre. C'est le régime normal et central de l'adaptation littéraire au cinéma. Enfin, à l’opposé de l’analogie, la transposition du roman au cinéma, telles les adaptations de Shakespeare de la BBC, reste au plus près de l'œuvre originale.

Nous validons cette typologie en la confrontant aux multiples adaptations des auteurs suivants, classés ici par nationalité et ordre chronologique :

Littérature française : Molière (1622-1673), Madame de La Fayette (1634-1693), Marivaux (1688-1743), Beaumarchais (1732-1799), Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803), Stendhal (1783-1842), Honoré de Balzac (1799-1850), Alexandre Dumas (1802-1870), Victor Hugo (1802-1885), Alfred de Musset (1810-1857), Gustave Flaubert (1821-1880) dont Madame Bovary (1856), Emile Zola (1840-1902), Guy de Maupassant (1850-1893), Octave Mirbeau (1850-1917), Edmond Rostand (1868-1918), Paul Claudel (1868-1955), André Gide (1869-1951), Marcel Proust (1871-1922), Colette (1873-1954), Georges Bernanos (1888-1948), Marcel Pagnol (1895,1974), Georges Simenon (1903-1989), Eugène Ionesco (1909-1984), Marguerite Duras (1914-1996), Annie Ernaux (née en 1940), Christine Angot (née en 1959).

Littérature anglaise : William Shakespeare (1564-1616), Jane Austen (1775-1817), Emily Brontë (1818-1848), Lewis Carroll (1832-1898), Thomas Hardy (1840-1928), Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930), E. M. Forster (1879-1971), John le Carré (1931–2020).

La littérature anglaise avec la création des personnages de Frankenstein (Mary Shelley, 1797-1851), Mister Hyde (Robert Louis Stevenson, 1850-1894), Dracula (Bram Stoker, 1847-1912) ou L'homme invisible (H. G. Wells, 1866-1946) est une grande pourvoyeuse de mythes fantastiques.

Littérature allemande : Heinrich von Kleist (1777-1811), Arthur Schnitzler (1862-1931), Stefan Zweig (1881-1942).

Théâtre grec : Eschyle (-526, -456), Sophocle (-496 -406) et Euripide (-480,-406).

Littérature américaine : Raymond Chandler (1888-1959), Francis Scott Fitzgerald (1896-1940), William Faulkner (1897–1962), Ernest Hemingway (1899-1961), Tennessee Williams (1911-1983).

Littérature russe : Nicolas Gogol (1809-1852), Dostoïevski, (1821-1881), Léon Tolstoï (1828-1910), Maxime Gorki (1868-1936)

Autres : Les Mille et une nuits, Cervantès, Karen Blixen.

 

1 - L'adaptation analogie

Le Journal de Bridget Jones. (Sharon Maguire, 2001)
Les neiges du Kilimandjaro (Robert Guédiguian, 2011)

L'analogie utilise le roman seulement comme point de départ. Le Journal de Bridget Jones condense les intrigues amoureuses des deux soeurs, Elizabeth et Jane, de Orgueil et préjugés dans la seule Bridget.

Dans Les neiges du Kilimandjaro Guédiguian creuse l'humanité de ses personnages avec la même attention que Victor Hugo décrit le couple de marins. La tourmente que vit le couple ressemble à la nuit pleine de cauchemars de l'homme et de la femme des pauvres gens de Hugo. La belle chute du poème est adaptée avec une telle force qu'il est probablement impossible de la voir sans pleurer. Comme dans les derniers vers de Hugo, le mari propose la solution que la femme a déjà réalisée et l'entrée dans le champ aussi inattendue que nécessaire et simple des deux enfants qui réunit le couple ne peut manquer de faire couler une larme au spectateur.

2- L'adaptation romanesque

Les trois mousquetaires (Richard Lester)
Bride and prejudice (Gurinder Chadha, 2004)

Les adaptations de Victor Hugo et d'Alexandre Dumas ne fournissent guère au cinéaste que des personnages et des aventures dont l'expression littéraire est dans une large mesure indépendante. Javert ou d'Artagnan font désormais partie d'une mythologie extra romanesque, ils jouissent en quelque sorte d'une existence autonome dont l'œuvre originale n'est qu'une manifestation accidentelle et presque superflue. On adapte des romans comme des synopsis très poussés en n'en retenant que des personnages, une intrigue voire une atmosphère. L'écrivain n'est plus qu'un scénariste très prolixe. On connaît le mot célèbre attribué à Zecca découvrant un certain Shakespeare : "Ce qu'il est passé à côté de jolies choses, cet animal là !". Zecca et ses confrères ne risquaient pas d'être influencés par une littérature qu'ils ne connaissaient pas plus que le public auquel ils s'adressaient.

Bride and prejudice de Gurinder Chadha en 2004 (Coup de foudre à Bollywood en français) transpose Pride and prejudice (Orgueil et préjugés en français) à Bollywood en retenant presque tous les personnages de Jane Austen pour analyser l'attitude différente des jeunes filles devant le mariage.

Les amants de Verone (André Cayatte, 1949), West Side Story (Robert Wise, 1961), situé à New York et Goliyon Ki Rasleela Ram-Leela en Inde.

3- L'adaptation condensation

Si le cinéma a la possibilité de faire revivre la littérature c'est toujours en la transformant. Les matériaux de départ de l'adaptation sont un scénario et parfois des personnages archétypes. A la différence du théâtre où le texte se doit en général d'être respecté, le texte littéraire doit être retravaillé et réduit en scénario. Le personnage, archétype abstrait, doit lui être incarné par un acteur, une star ou pas. A ces choix de scénario et d'interprétation s'ajoutent les choix de mise en scène qui sont propres à chaque cinéaste et qui ne sauraient se plaquer sur les choix d'écriture de l'écrivain (le langage cinématographique n'est pas une langue).

Lors de l'adaptation d'Autant en emporte le vent, David O. Selznick avait fixé les trois grandes règles de ces adaptations. Le temps pour le récit étant souvent plus court au cinéma, ne pas hésiter à couper, à enlever des chapitres entiers non nécessaires au déroulement de l'intrigue. Respecter les passages célèbres à absolument mettre dans le film sans quoi ceux qui auront lu le livre feront savoir qu'il n'est pas fidèle. Ne rien inventer mais puiser dans le roman des scènes qui renforceront celles qui sont choisies. Ce sont ces pratiques qu'Aurenche et Bost appliqueront aux adaptations des classiques de la littérature française et qui leur vaudront les reproches d'André Bazin et de la jeune critique française.

La condensation qui suppose toujours une part d'infidélité prend souvent grand soin de se présenter comme directement issue du roman. L'un des marqueurs les plus fréquents de ces adaptations est la présence d'un livre dès la scène d'ouverture.

4- L'adaptation transposition

Travers symétriques, les tentatives d'adoption du cinéma par les beaux messieurs de l'Académie et de la Comédie française se sont d'abord traduites par l'échec du film d'art. Si nous trouvons encore du charme aux malheurs d'Œdipe ou du prince du Danemark par le cinéma débutant, c'est, ainsi que le souligne Bazin, comme à ces interprétations paganisées et naïves de la liturgie catholique par une tribu sauvage qui a mangé ses missionnaires. Les adaptations de la BBC ou de France Télévisions tombent encore souvent, mais pas toujours, dans ce travers.

 

2 - Les marqueurs de l'adaptation littéraire

1 / la référence au livre

Au cinéma le procédé du livre ouvert portant l'inscription des mots de l'écrivain ou une main en train d'écrire les dernières lignes d'une préface. Le début de Notre-Dame de Paris (1956) de Jean Delannoy met en scène une voix off qui lit les phrases de la préface tandis que la caméra enregistre les éléments du décor architectural.

Début et fin du Journal d'une femme de chambre de Jean Renoir (1946)

2 / retrouver la parole de l'écrivain

L'instance narrative peut être intégrée à l'action dans le cas d'un prologue : ce sont les personnages qui en sont porteurs, par un transfert d'énonciation dont l'adaptation est particulièrement coutumière. Ainsi dans Le bossu de Notre-Dame (1939) de William Dieterle, le chapitre digressif sur l'invention de l'imprimerie "ceci tuera cela" dont l'énonciation est imputable au narrateur dans le roman se trouve mis en scène dès la première scène du film. Ce sont les personnages : le roi Louis XI, Frollo et un imprimeur qui débattent contradictoirement de la portée d'une telle invention

début du Quasimodo de William Dieterle (1939)

Le discours de l'auteur est porté par les personnages à l'intérieur de la fiction. Ces passages sont nombreux dans l'œuvre de Hugo et directement transposable dans le discours des personnages en accord avec le déroulement de l'intrigue. Ainsi en va-t-il de la parole religieuse (forme du sermon, prise en charge par exemple par Mgr Myriel dans les misérables) de la parole judiciaire (les plaidoiries et réquisitoires du procès de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris ou de Champmathieu dans Les misérables), parole politique et militante comme celle de Gwynplaine dans L'homme qui rit ou des insurgés dans Les misérables) paroles plus intimes, formulées selon les modalités du monologue intérieur, comme la célèbre "tempête sous un crâne" de Jean Valjean.

La "tempête sous un crâne" dans Les Misérables de Raymond Bernard.

A tous ces cas de figure, il convient d'ajouter la mise en abîme de situations d'éloquences signifiées par le recours fréquent chez Hugo aux scènes de spectacle ou de théâtre : dans L'homme qui rit par exemple, le bateleur Ursus met en scène des saynètes de sa création et formule ainsi devant un public populaire des champs de foire un véritable discours intradiégétique

L'épisode des chandeliers de l'évêque est un passage obligé d'une adaptation des misérables. Il est le support scénarisé idéal pour le discours moral qui s'y développe.

3 / équivalence de style

La tempête sous un crâne permet de convoquer de multiples solutions. Dans la version de Capellani c'est par le bais d'effets spéciaux que se trouve évoqué le combat intérieur du personnage : dans l'âtre de la cheminé tandis que Jean Valjean médite, apparaissent les images qui traversent son esprit. Dans la version de Richard Boleslawski, c'est la voix hors champ de Cosette, rêvée tout autant que réelle, qui rappelle Jean Valjean à ses devoirs de tutelle parentale. Dans la version de Raymond Bernard c'est l'utilisation de la carte de France qui permet de figurer le dilemme intérieur de Jean Valjean : aller à Arras pour se dénoncer auprès du tribunal et sauver un innocent injustement condamné, ou honorer la promesse faite à Fantine et aller chercher Cosette chez les Thénardier. La caméra filme donc l'espace cartographique et indique au montage les hésitations de la conscience.

Jeu sur les genres, sur les objets symboliques, sur les axes de prises de vue, sur le montage sont des moyens de retrouver la parole de l'auteur par son identification plus ou moins avouée avec l'instance d'énonciation. Elles visent à marquer la portée idéologique et symbolique du film tout autant qu'à fonder le crédit de l'œuvre cinématographique sur celui de l'œuvre littéraire.

Dans le film de Paul Leni, L'homme qui rit, la cour de la reine Anne, évoquée sur le mode burlesque, produit le même effet de discours que les longs chapitres ironiques de Victor Hugo appliqué à discourir sur l'iniquité de la monarchie britannique.

L'adaptation des Misérables de Boleslawski est véritablement scandée par le leitmotiv de la croix. Images de crucifix, jeu d'ombre portée par la croisée d'une fenêtre, jusqu'à la scène où le bagnard repenti se recueille au pied d'un oratoire. Tout dit le cheminement de Jean Valjean vers la rédemption.

Les contre-plongées particulièrement sollicitées lors de l'épisode de l'insurrection dans Les Misérables de Raymond Bernard sont, principalement par la valorisation de la dynamique de la diagonale, l'expression d'un discours sur la dimension épique du combat populaire

Le montage qu'utilise Antoine dans Les travailleurs de la mer vaut pour les commentaires que livre Hugo à propos de la passion dévorante du marin. Antoine utilise un montage alterné qui montre tour à tour la lutte acharnée du marin Gilliat sur son écueil et la vie paisible de la jeune fille dont il est amoureux à terre.

Le naturalisme d'un André Antoine, son attention portée aux éléments naturels, aux aspérités des visages humains filmés en gros plan, sont autant de réponses apportées aux réflexions hugoliennes sur l'immanence, au questionnement dont le roman se fait écho sur le mode et sur les principes qui l'animent.

Le discours intradiégétique de l'auteur peut être repris tel quel par le metteur en scène ou infléchit et transformé de manière délibérée. Paul Leni par exemple dans un contexte de production hollywoodienne tranche dans le grand discours de Gwynplaine à la chambre des Lords et pour son adaptation de L'homme qui rit offre une vision plus intime, moins violente et moins désespérée des rapports sociaux que le roman de Victor Hugo. La prise de parole du bateleur, loin d'être comme dans l'œuvre de l'écrivain une prophétie révolutionnaire se borne à être un plaidoyer en faveur de la liberté individuelle. Marcel Bluwal réinterprete les discours révolutionnaires des Misérables. Son adaptation réalisée en 1972 est à entendre dans le contexte particulier de l'après 1968 et de l'engagement politique du cinéaste. Bluwal voit dans l'échec de l'insurrection de 1832 la difficulté des groupes révolutionnaires étudiants à fédérer autour d'eux l'ensemble du peuple.

 

3 - produire un commentaire contemporain

1 / Déplacement du cadre temporel

La lettre de Oliveira
La belle personne de Christophe Honoré

Le déplacement du cadre temporel est parfois nommé transposition diégétique proximisante par les narratologues. Généralement l'écart entre la période diégétique du roman et celle de son adaptation filmique est de quelques décennies, un siècle au maximum. C'est ainsi que plusieurs romans de Zola ont été transposés à l'époque du tournage : L'argent de Marcel L'Herbier en 1928, La bête humaine de Renoir en 1938, Thérèse Raquin de Marcel Carné en 1953. Le second empire et la troisième et quatrième république appartiennent à la société industrielle aussi L'Herbier, Renoir et Carné pouvaient-ils procéder à cette proximisation temporelle sans que ce fut choquant.

L'action de La lettre de Oliveira, de La fidélité de Zulawski ou de La belle personne de Christophe Honoré se situent à l'époque de leurs tournage (1998, 2000 et 2008) alors que de l'action de La princesse de Clèves se situe en 1558.

En 2018, dans Transit, Christian Petzold adapte le roman d’Anna Seghers, publié en 1944, sans modifier les dialogues alors qu'il le place dans un contexte contemporain. Le roman retraçait la situation de réfugiés fuyant la persécution nazie et se retrouvant coincés sur le Vieux-Port, en attente d’un hypothétique visa et d’un bateau pour l’Amérique. Dans le film, Paris et Marseille sont filmées à l'époque contemporaine avec armes et écrans de télévision modernes et vue sur le Mucem. Ce déplacement du cadre temporel accentue le romanesque de la situation. L'amour de Goerg pour Marie devient intemporel, presque éternel dans l'espoir toujours possible de la réapparitionde Marie, et de la transformation de Georg en son mari, dans leur volonté commune enfin d'échapper à la violence du monde.

Les spectateurs sont souvent en mesure de dater la diégèse grâce à une scène (dans La lettre, les protagonistes regardent la télévision où l'on parle des 35 heures et de la ministre Martine Aubry). Nous sommes face à des films contemporains dans lequel les agissements et les propos des personnages sont constamment en porte-à-faux avec cette époque. Les cinéastes mettent avec plus ou moins de bonheur l'accent sur ce contraste pour en faire l'une des beautés de leur film.

2 / transformation du discours de l'auteur

Le Notre-Dame de Paris de Dieterle réalisé en 1939 se trouve fortement empreint du contexte de la montée du nazisme dont l'idéologie s'incarne dans le discours intolérant de Frollo sur l'éradication des bohémiens. Sa disqualification au profit d'un discours démocratique, forgé par le poète Grégoire est à interpréter comme un appel du cinéaste à la prise de conscience collective dans les démocraties occidentales

Le discours hugolien se trouve enrichi par les résonances contemporaines. Le film le plus radical de ce point de vue est celui de Claude Lelouch. Les Misérables (1995) propose une traversée du XXème siècle à la lumière du roman hugolien donné comme une grille d'analyse des événements contemporains. La réalisation de Lelouch se fonde sur le principe que l'œuvre de Hugo propose des archétypes, sortes d'invariants universels, qui s'incarnent à toutes les époques dans des figures différentes. Le film donne à voir une succession de Jean Valjean, de Thénardier et de Cosette dans un scénario dont l'action se trouve transférée dans les heures les plus sombres du XXème siècle

A l'inverse, Jean Delannoy dans son Notre-Dame de Paris réfute les versions précédentes de Worsley et de Dieterle qu'il juge édifiantes et propose une interprétation tout à la fois pessimiste et légère du destin d'Esméralda.

3 / Le texte au cinéma : du texte adapté au texte proféré

Quand Robert Bresson déclare avant de porter à l'écran, Le journal d'un curé de campagne que son intention est de suivre le roman page par page sinon phrase par phrase, on voit bien qu'il s'agit de toute autre chose et que des valeurs nouvelles sont en jeu. Il se propose de transcrire pour l'écran dans une quasi-identité, une œuvre dont il reconnaît a priori la transcendance.

La seule façon de respecter la littérature dans l'adaptation littéraire est de retranscrire le texte qui peut être énoncé par les personnages, par une voix off ou par des cartons. Les seules vraies adaptations littéraires sont des adaptations, par endroit, littérales. C'est à Melville avant Bresson que l'on doit de faire entendre la littérature : la voix off du Silence de la mer (Melville, 1947) prècède celle du Journal d'un curé de campagne (Bresson, 1950).

4 / Redondance texte-image

Le dernier carton du générique du Plaisir de Max Ophuls indique "et la voix de Guy de Maupassant : Jean Servais". Donc une voix en recouvre une autre la représente et la masque comme le film recouvre et masque le conte de Maupassant… Dès le début, le mot "bal" est dit et vu (écrit) en même temps. Ensuite, il est deux fois vu, redoublé qu'il est dans le plan. Jacques Lourcelles commente : "Ni le pléonasme ni la redondance ne gâtent ce style mais au contraire l'enrichissent. Quelle plus mauvaise idée a priori que de faire décrire par le narrateur ce que l'on voit si bien représenté à l'écran ! " la redondance est un processus de recouvrement et une émulation affichée.. Des informations complémentaires proviennent de chacun des moyens d'expression. C'est Ophuls qui décide de montrer l'arrivée du masque (chez Maupassant il est déjà sur les lieux, en action au sein du "plus réputé des quadrilles)". Le masque arrive en courant et dans un seul mouvement rejoint la piste et se mêle au quadrille, il en prend la tête. La danse et la course précipitée qui la précède sont comme des métaphores de la vie.

 


4 - Le cinéma n'a pas inventé de procédés narratifs.

Bazin réfute l'idée que l'art de Dos Passos, Cadwell, Hemingway ou Malraux procède de la technique cinématographique. Certes les nouveaux modes de perception imposés par l'écran, des façons de voir comme le gros plan, ou des structures de récit comme le montage ont aidé le romancier à renouveler ses accessoires techniques. Mais dans la mesure même où les références cinématographiques sont avouées, comme chez Dos Passos, elles sont du même coup récusables : elles s'ajoutent simplement à l'attirail de procédés dont l'écrivain construit son univers particulier. Même si l'on admet que le cinéma a infléchi le roman sous l'influence de sa gravitation esthétique, l'action de l'art nouveau n'a sans doute pas dépassé celle qu'a pu exercer le théâtre sur la littérature au siècle dernier par exemple ; c'est une loi probablement constante que celle de l'influence de l'art voisin dominant.

Les images de l'écran sont dans leur immense majorité conformes à la psychologie du théâtre ou du roman d'analyse classique. Elles supposent, avec le sens commun, une relation de causalité nécessaire et sans ambiguïté entre les sentiments et leurs manifestations ; elles postulent que tout est dans la conscience et que la conscience peut être connue.

Si l'on entend un peu plus subtilement par cinéma autre chose qu'image mais technique du récit apparenté au montage et au changement de plan, les mêmes remarques restent valables. L'âge du roman américain n'est pas tant celui du cinéma que d'une certaine vision du monde, vision informée sans doute par les rapports de l'homme avec la civilisation technique, mais dont le cinéma lui-même fruit de cette civilisation, a bien moins subi l'influence que le roman.

La preuve que c'est le cinéma qui est en retard de cinquante ans sur la littérature c'est qu'il s'inspire bien plus des œuvres anciennes que des romans où certains voudraient voir son influence préalable. Quand un cinéaste américain s'attaque par exception à une œuvre d'Hemingway comme Pour qui sonne le glas (Sam Wood, 1947), c'est en fait pour la traiter dans un style traditionnel qui conviendrait aussi bien à n'importe quel roman d'aventures.

Le romancier adopte une mise en valeur des faits dont les affinités avec les moyens d'expressions du cinéma sont certains (soit qu'il les ait empruntés directement soit, comme nous le pensons plutôt, qu'il s'agisse d'une sorte de convergence esthétique qui polarise simultanément plusieurs formes d'expressions contemporaines). Mais dans ce processus d'influence ou de correspondances, c'est le roman qui est allé le plus loin dans la logique du style. C'est lui qui a tiré le parti le plus subtil de la technique du montage, par exemple, et du bouleversement de la chronologie ; lui surtout qui a su élever jusqu'à une authentique signification métaphysique l'effet d'un objectivisme inhumain et comme minéral. Quelle caméra a jamais été aussi extérieure à son objet que la conscience du héros de L'étranger d'Albert Camus ?

 

5 - Les écrivains au cinéma

Les écrivains imaginaires : Clive Langham dans Providence (Renais, 1977), Barton Fink (Joël Coen, 1991), David Shayne dans Coups de feu sur Broadway (Woody Allen, 1994), Phillip dans Nouvelle donne (Joachim Trier, 2006), Sinan dans Le poirier sauvage (Nuri Bilge Ceylan, 2018).

Les biopics d'écrivains :

Principaux films avec des écrivains comme héros
       
Les carnets de Siegfried Terence Davies G. B.
2021
Le poirier sauvage Nuri Bilge Ceylan Turquie
2018
La douleur Emmanuel Finkiel France
2017
La promesse de l'aube Eric Barbier France
2017
Emily Dickinson, a quiet passion Terence Davies G. B.
2016
Pasolini Abel Ferrara France
2014
Bright star Jane Campion Australie
2009
Sagan Diane Kurys France
2007
Molière Laurent Tirard France
2007
Nouvelle donne Joachim Trier Norvège
2006
Truman Capote Bennett Miller U.S.A.
2005
The hours Stephen Daldry G.-B.
2003
Le temps retrouvé Raoul Ruiz France
1999
Shakeapeare in love John Madden U.S.A.
1998
Ecrire Benoit Jacquot France
1993
Le jour du desespoir Manoel de Oliveira Portugal
1992
Kafka Steven Soderberg U.S.A.
1992
Barton Fink Joël Coen U.S.A.
1991
Un ange à ma table Jane Campion Australie
1990
Prick up your ears Stephen Frears G.-B.
1987
Barfly Barbet Schroeder U.S.A.
1987
Amorosa Mai Zetterling Suède
1986
Letters home Chantal Akerman France
1986
Francisca Manoel de Oliveira Portugal
1981
Les sœurs Brontë André Téchiné France
1979
Molière Ariane Mnouchkine France
1978
Providence Alain Renais France
1977
La promesse de l'aube Jules Dassin France
1970
Maternité éternelle Kinuyo Tanaka Japon
1955

Jean-Luc Lacuve (texte révisé le 12/12/2021)

Bibliographie :

100 films du roman à l'écran. Préface de Henri Mitterand et 100 analyses par Laurent Aknin, Laurent Bihl, Bérénice Bonhomme, Jean-Paul Combe, Didier Dognin, Jean-Luc Lacuve, Philippe Leclercq, Cécile Marchocki, Philippe Person, Marguerite Vaudel. Edition CNDP et Nouveau monde éditions. 251 pages. Avril 2011. 30 €.
Jean-Louis Leutrat, Cinéma et Littérature-Le grand jeu, De l'incidence éditeur, 2010.
Mireille Gamel et Michel Serceau, Le Victor Hugo des cinéastes, CinemAction n°119, Corlet éditeur, 2006.
André Bazin : Pour un cinéma impur, défense de l'adaptation dans Qu'est-ce que le cinéma ?
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