La mort d'André Bazin en 1959 ne lui permit pas de terminer la mise au point de la publication du quatrième tome de sa série d'articles intitulée "Qu'est-ce que le cinéma ?" consacré au néoréalisme italien. Ce fut son ami, Jacques Rivette, qui s'en chargea en 1962.
En 1976, les principaux articles ont été réunis en un seul volume sur les conseils de Jeannine Bazin et de François Truffaut.
Ces 27 articles sont consacrés :
Le western ou le cinéma américain par excellence préface au livre du même titre de JL Rieupeyrout, 1953 et Evolution du western, cahiers du cinéma 1955
Des chevauchées, des bagarres, des hommes forts et courageux dans
un paysage d'une sauvage austérité, la pure jeune fille, vierge,
sage et forte qui finit par épouser le héros, la sinistre canaille,
une menace incarnée par la guerre de sécession, les Indiens
ou les voleurs de bétail, l'entraîneuse du saloon au grand cur
qui se sacrifie sa vie et un amour sans issue au bonheur due héros
et qui se rachète définitivement dans le cur du spectateur.
Toutes les femmes sont ainsi dignes d'amour. Seuls les hommes peuvent être
mauvais
Paysages immenses de prairies de désert de rochers où s'accroche
la ville en bois amibe primitive d'une civilisation
L'Indien est incapable d'imposer l'ordre de l'homme. L'homme blanc est le
conquérant créateur d'un nouveau monde. L'herbe pousse où
son cheval a passé, il vient tout à la fois implanter son ordre
moral et son ordre technique, indiscutablement liés, le premier garantissant
le second. La sécurité matérielle des diligences la protection
des troupes fédérales et la construction des grandes voies ferrées
importent moins que l'instauration de la justice et de son respect
Seuls des hommes forts. rudes et courageux pouvaient conquérir les
paysages de l'Ouest La police et les juges profitent surtout aux faibles
La justice pour être efficace doit être extrême et expéditive
moins que le lynch cependant on passe de l'épopée à la
tragédie
Pour un cinéma impur ; défense de l'adaptation
L'art est une affaire de vision, un cinéaste qui se contente de traiter un roman comme un synopsis poussé restera médiocre quel que soit l'uvre choisie. C'est en étant sensible aux visions qu'offre la littérature que le cinéma pourra progresser. C'est la connaissance intime de l'uvre littéraire que Bazin souhaite mettre en avant en posant ce salutaire paradoxe : la littérature est bien plus moderne que le cinéma.
Les adaptations de Victor Hugo et d'Alexandre Dumas ne fournissent guère au cinéaste que des personnages et des aventures dont l'expression littéraire est dans une large mesure indépendante. Javert ou d'Artagnan font désormais partie d'une mythologie extra romanesque, ils jouissent en quelque sorte d'une existence autonome dont l'uvre originale n'est qu'une manifestation accidentelle et presque superflue.
On adapte des romans comme des synopsis très poussés en n'en retenant que des personnages, une intrigue voire une atmosphère. L'écrivain n'est plus qu'un scénariste très prolixe.
Quand Robert Bresson déclare avant de porter à l'écran, Le journal d'un curé de campagne que son intention est de suivre le roman page par page sinon phrase par phrase, on voit bien qu'il s'agit de toute autre chose et que des valeurs nouvelles sont en jeu. Il se propose de transcrire pour l'écran dans une quasi-identité, une uvre dont il reconnaît a priori la transcendance.
Le théâtre filmé est devenu le lieu commun de l'opprobre critique. Au moins, le roman requiert une certaine marge de création pour passer de l'écriture à l'image. Le théâtre est un faux ami.
L'adaptation a toujours existé au sein même de chaque art, un peintre adapte la technique de son prédécesseur comme Madame de la Fayette doit beaucoup à la tragédie racinienne
On connaît le mot célèbre attribué à Zecca découvrant un certain Shakespeare : "Ce qu'il est passé à côté de jolies choses, cet animal là !". Zecca et ses confrères ne risquaient pas d'être influencés par une littérature qu'ils ne connaissaient pas plus que le public auquel ils s'adressaient.
Les tentatives d'adoption du cinéma par les beaux messieurs de l'Académie et de la Comédie française se traduit par l'échec du film d'art. si nous trouvons encore du charme aux malheurs d'dipe ou du prince du Danemark par le cinéma débutant, c'est comme à ces interprétations paganisées et naïves de la liturgie catholique par une tribu sauvage qui a mangé ses missionnaires.
Bazin réfute l'idée que l'art de Dos Passos, Cadwell, Hemingway ou Malraux procède de la technique cinématographique. Certes les nouveaux modes de perception imposés par l'écran, des façons de voir comme le gros plan, ou des structures de récit comme le montage ont aidé le romancier à renouveler ses accessoires techniques. Mais dans la mesure même où les références cinématographiques sont avouées, comme chez Dos Passos, elles sont du même coup récusables : elles s'ajoutent simplement à l'attirail de procédés dont l'écrivain construit son univers particulier. Même si l'on admet que le cinéma a infléchi le roman sous l'influence de sa gravitation esthétique, l'action de l'art nouveau n'a sans doute pas dépassé celle qu'a pu exercer le théâtre sur la littérature au siècle dernier par exemple ; c'est une loi probablement constante que celle de l'influence de l'art voisin dominant.
Les images de l'écran sont dans leur immense majorité conformes
à la psychologie du théâtre ou du roman d'analyse classique.
Elles supposent, avec le sens commun, une relation de causalité nécessaire
et sans ambiguïté entre les sentiments et leurs manifestations
; elles postulent que tout est dans la conscience et que la conscience peut
être connue.
Si l'on entend un peu plus subtilement par cinéma autre chose qu'image mais technique du récit apparenté au montage et au changement de plan, les mêmes remarques restent valables. L'âge du roman américain n'est pas tant celui du cinéma que d'une certaine vision du monde, vision informée sans doute par les rapports de l'homme avec la civilisation technique, mais dont le cinéma lui-même fruit de cette civilisation, a bien moins subit l'influence que le roman.
La preuve que c'est le cinéma qui est en retard de cinquante ans sur la littérature c'est qu'il s'inspire bien plus des uvres anciennes que des romans où certains voudraient voir son influence préalable. Quand un cinéaste américain s'attaque par exception à une uvre d'Hemingway comme Pour qui sonne le glas (Sam Wood, 1947), c'est en fait pour la traiter dans un style traditionnel qui conviendrait aussi bien à n'importe quel roman d'aventures.
Le romancier adopte une mise en valeur des faits dont les affinités avec les moyens d'expressions du cinéma sont certains (soit qu'il les ait empruntés directement soit, comme nous le pensons plutôt, qu'il s'agisse d'une sorte de convergence esthétique qui polarise simultanément plusieurs formes d'expressions contemporaines). Mais dans ce processus d'influence ou de correspondances, c'est le roman qui est allé le plus loin dans la logique du style. C'est lui qui a tiré le parti le plus subtil de la technique du montage, par exemple, et du bouleversement de la chronologie ; lui surtout qui a su élever jusqu'à une authentique signification métaphysique l'effet d'un objectivisme inhumain et comme minéral. Quelle caméra a jamais été aussi extérieure à son objet que la conscience du héros de L'étranger d'Albert Camus ?
En vérité, nous ne savons si Manhattan Transfert ou La condition humaine auraient été très différent sans le cinéma, mais nous sommes sur en revanche que Thomas Garner et Citizen Kane n'auraient jamais été conçus sans James Joyce et Dos Passos. Nous assistons à la pointe de l'avant garde cinématographique, à la multiplication des films qui ont l'audace de s'inspirer d'un style romanesque que l'on pourrait qualifier d'ultra-cinématographique. Dans cette perspective l'aveu de l'emprunt n'a qu'une importance secondaire.
Le corps de l'acteur de théâtre présent sur la scène favorise bien un processus mental spécifique. Celui-ci ne saurait toutefois se réduire à l'infirmité supposée du cinéma qui ne saurait pas accueillir "l'irremplaçable présence de l'acteur". Bazin réfute cette triste tarte à la crème des sectaires. Il rappelle que l'écran restitue la présence à la manière d'un miroir au reflet différé dont le tain retient l'image. Ce que nous perdons du témoignage direct nous le regagnons grâce à la proximité artificielle que permet le grossissement de la caméra.
Bazin fait sien le texte d'un certain Rosenkrantz publié dans la même revue même s'il souligne que celui-ci ne parle que du cinéma classique dont Welles notamment saura sortir :
"Les personnages de l'écran sont tout naturellement des objets d'identification alors, que ceux de la scène sont bien plutôt des objets d'opposition mentale, parce que leur présence effective leur donne une réalité objective et que pour les transposer en objets d'un monde imaginaire la volonté active du spectateur doit intervenir, la volonté de faire abstraction leur réalité physique. Cette abstraction est le fruit d'un processus de l'intelligence qu'on ne peut demander qu'à des individus pleinement conscients.
Le spectateur de cinéma tend à s'identifier au héros par un processus psychologique qui a pour conséquence de constituer la salle en "foule " et d'uniformiser les émotions ( ) Le cinéma apaise le spectateur, le théâtre l'excite. Le théâtre même lorsqu'il fait appel aux instincts les plus bas, empêche jusqu'à un certain point une mentalité de foule ( ) car il exige une conscience individuelle active, alors que le film ne demande qu'une adhésion passive.
C'est dans la mesure où le cinéma favorise le processus d'identification au héros qu'il s'oppose au théâtre. Le cinéma dispose de procédés de mise en scène qui favorisent la passivité ou au contraire excite plus ou moins la conscience. Inversement le théâtre peut chercher à atténuer l'opposition psychologique entre le spectateur et son héros.
Pour Bazin, la réussite du théâtre filmé qu'il appelle de ses vux ne réside pas dans la transposition du théâtre au cinéma de ces deux piliers essentiels que sont l'acteur et le texte. Le problème est dans la reconversion de l'espace scénique dans les données de la mise en scène cinématographique pour exprimer la théâtralité du drame
La scène de théâtre est le lieu de la théâtralisation du drame porté par la parole de l'acteur. La salle de théâtre, son décor, lui servent de caisse de résonance. Au cinéma, l'homme n'est pas nécessaire, c'est l'espace qui prédomine. Transposés tels quels dans l'éther infini du cinéma, texte et acteur perdent de leur puissance. Rien n'est pire que le théâtre illustré de décors naturels qui délitent l'énergie de la parole
C'est parce que l'infini dont le théâtre a besoin ne saurait
être spatial qu'il ne peut qu'être celui de l'âme humaine.
Ce que les tragédies ont de spécifiquement théâtral
ce n'est pas tant leur action que la priorité humaine, donc verbale,
donnée à l'énergie dramatique.(
)
Le problème du théâtre filmé, du moins pour les uvres classiques, ne consiste pas tant à transposer une action de la scène à l'écran, qu'à transporter un texte d'un système dramaturgique dans un autre, en lui conservant pourtant son efficacité. ( )
L'histoire des échecs et des récentes réussites du théâtre filmé sera donc celle de l'habileté des metteurs en scène quant aux moyens de retenir l'énergie dramatique dans un milieu qui la réfléchisse ou, du moins, lui donne assez de résonance pour qu'elle soit encore perçue par le spectateur de cinéma. C'est à dire d'une esthétique, non point tant de l'acteur, que du décor et du découpage la gageure que doit tenir le metteur en scène est celle de la reconversion d'un espace orienté vers la seule dimension intérieure, du lieu clos et conventionnel du jeu théâtral.
On comprend dès lors que le théâtre filmé soit radicalement voué à l'échec quand il se ramène, de près ou de loin, à une photographie de la représentation scénique, même et surtout quand la caméra cherche à nous faire oublier la rampe et les coulisses. L'énergie dramatique du texte, au lieu de revenir à l'acteur, va se perdre sans écho dans l'éther cinématographique.