Citizen Kane

1941

Avec : Orson Welles (Charles Foster Kane), Joseph Cotten (Jedediah Leland), Dorothy Comingore (Susan Alexander Kane) Everett Sloane (Mr Bernstein), Georges Coulouris (Walter Parks Thatcher). 1h59.

Résumé de Jacques Lourcelles :
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Sur la grille entourant le domaine de Xanadu un panneau porte l'inscription "no trespassing" (défense d'entrer). A l'intérieur du château, meurt un homme solitaire. Il laisse tomber une boule de verre contenant une maisonnette enneigée et prononce le mot "Rosebud " (bouton de rose). Une infirmière recouvre son corps.

Une bande d'actualités cinématographiques résume la vie et la carrière de cet homme, Charles Foster Kane en quelques séquences. Kane, vivant dans la somptueuse demeure qu'il s'était fait construire, Xanadu, qui devait d'ailleurs rester inachevée, y avait entassé d'innombrables pièces de collection, et notamment des sculptures qu'il laissait le plus souvent dans leurs caisses, sans les ouvrir. Il possédait trente-sept journaux, une chaîne de radio, des immeubles, des navires, etc. En 1968, sa mère, hôtelière, reçut en paiement d'un débiteur un titre de propriété concernant une mine d'or abandonnée au Colorado. Elle contenait un filon fabuleux et se révéla être la troisième mine du monde. Au cours de sa carrière publique, Kane fut qualifié tantôt de communiste, tantôt de fasciste : lui se disait simplement américain. De 1895 à 1941, il adopta toutes les positions politiques, fut tour à tour aimé et haï. Sa première femme, nièce du président des Etats-Unis, divorça en 1916 et mourut deux ans plus tard avec leur fils dans un accident d'avion. Kane épousa ensuite une chanteuse d'opéra, Susan Alexander, pour laquelle il construisit l'opéra de Chicago. Leur mariage se termina aussi par un divorce. Briguant en 1916 le mandat de gouverneur de l'état de New York, il ne fut pas élu. Un scandale dans sa vie privée (on l'avait vu en compagnie d'une chanteuse, celle-là même qui fut plus tard sa seconde épouse) lui enleva toutes ses chances. Après la crise de 1929, son empire fut entamé. Il affirma à la radio qu'il n'y aurait pas la guerre. Il devint un vieillard que l'on n'écoutait plus et mourut à 70 ans.

Après avoir visionné la bande d'actualités, le directeur de l'agence qui l'a produite donne pour mission à l'un de ses journalistes, Thompson, d'enquêter sur le sens du dernier mot prononcé par Kane : "Rosebud". Thompson se rend d'abord dans le cabaret de Susan Alexander à Atlantic City. Ivre, elle refuse de le recevoir. Thompson est ensuite autorisé à lire le manuscrit des mémoires de Thatcher, le tuteur de Kane.

Premier flash-back. En 1871, contre la volonté de son père, la mère de Kane avait confié l'enfant à Thatcher qui gérait sa fortune. Le petit Charles avait repoussé et frappé Thatcher avec son traîneau. Il était désespéré de devoir quitter ses parents. A vingt-cinq ans, ayant été renvoyé de nombreux collèges, il possédait la sixième fortune du monde. Parmi toutes ses possessions, la seule qui l'intéressait vraiment est le petit journal, L'Inquirer qu'il va diriger personnellement selon des méthodes nouvelles. L'Inquirer dénoncera tous les scandales, y compris celui d'une compagnie de chemin de fer dont Kane est l'un des principaux actionnaires. En 1929, il renoncera à tous ses journaux. "Si je n'avais pas été riche, dit-il, j'aurais pu devenir un grand homme ".

Retour au présent. Thompson va trouver Bernstein, le bras droit de Kane.

Deuxième flash-back. Bernstein évoque la reprise en main par Kane de L'Inquirer. Kane s'installe dans les bureaux du journal pour y vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il écrit et publie une déclaration de principes dans laquelle il jure d'être le champion des droits du citoyen et de toujours dire la vérité. Le tirage de L'Inquirer dépasse bientôt celui de son rival du Chronicle. Un grand banquet, agrémenté de girls venant faire leur numéro, fête le succès du journal. Kane achète en Europe le plus gros diamant du monde. Il épouse Emily Norton, nièce du Président des Etats-Unis.

Retour au présent. Bernstein émet l'hypothèse que Rosebud est peut-être quelque chose que Kane avait perdu. Il conseille à Thompson d'aller interroger Leland, condisciple et meilleur ami de Kane avant leur brouille. Thompson se rend à l'hôpital Huntington où Leland réside désormais. Celui-ci déclare notamment à Thompson, à propos de Kane : "Ses actes étaient brutaux (…) Il avait une sorte de grandeur (…) Il ne livrait jamais rien de lui-même (…) Il avait des quantités d'opinions différentes".

Troisième flash-back. Leland évoque la vie conjugale de Kane avec sa première femme. Ils ne se voyaient qu'au petit déjeuner. Emily reprochait à son mari de passer tout son temps au journal et d'y publier des attaques contre son oncle, le président.

Retour au présent. Commentaire de Leland : "Kane voulait de l'amour mais il n'en avait pas à donner".

Quatrième flash-back. Leland évoque la rencontre de Kane, une nuit dans la rue avec une inconnue, Susan Alexander, qui avait mal aux dents et l'avait invité chez elle. Elle travaillait dans un magasin au rayon musique. Elle voulait devenir chanteuse. Durant sa campagne électorale, Kane traîne dans la boue son adversaire Gettys. Celui-ci veut obliger Kane à renoncer à sa candidature sous la menace de révéler sa liaison avec Susan ; Kane refuse. Gettys publie un article sur cette liaison. Kane est abandonné par sa femme et perd l'élection. Leland, qui tient la rubrique dramatique de L'Inquirer reproche à Kane de vouloir concéder par charité aux travailleurs des droits que ceux-ci méritent de gagner par eux-mêmes. Il lui reproche aussi de ne s'intéresser qu'à lui-même. Les deux hommes ne se parleront plus pendant des années et Leland demande à être muté à Chicago. Kane épouse Susan et construit pour elle l'opéra de Chicago. Elle fait ses débuts dans Salammbô. Faisant le compte-rendu de la première, Leland écrit qu'elle n'est qu'un amateur sans aucune compétence. Complètement ivre, il s'endort sur sa machine, Kane achève l'article à sa place, dans la même veine, avant de renvoyer Leland avec un chèque de 25 000 dollars.

Retour au présent. Commentaire de Leland : "Il a voulu prouver qu'il était encore honnête". Thompson se rend à nouveau chez Susan et réussit à la faire parler.

Cinquième flash-back. Susan évoque les pénibles leçons de chant auxquelles Kane la contraignait. C'était lui et non elle qui voulait qu'elle devienne une diva. Après l'échec de sa première à Chicago, elle hurle contre l'article de Leland, lequel renverra par la suite à Kane le manuscrit de sa déclaration de principes. Kane oblige sa femme à continuer sa carrière de cantatrice à travers l'Amérique et la soutient par de bons articles publiés dans les journaux. Après une tentative de suicide de Susan, il renonce à la faire chanter. Tous deux vivent seuls dans l'immense et lugubre Xanadu qu'il vient de se faire construire. Susan fait et refait un gigantesque puzzle. Un pique-nique organisé en grande pompe au bord de la mer sera encore plus lugubre. Les deux époux se disputent. Susan fait ses malles.

Retour au présent. Pour en savoir plus sur Rosebud qui ne lui dit rien, Susan conseille à Thompson d'interroger Raymond, le majordome de Xanadu, qui a travaillé onze ans au service de Kane. Il consent à parler contre la somme de 1 000 dollars.

Sixième flash-back. Après le départ de Susan, Kane saccage tout dans la chambre de celle-ci puis, tenant la boule de cristal dans la main, murmure, "Rosebud ".

Retour au présent. Le majordome n'a rien d'autre à dire sur Rosebud. Les photographes prennent sous tous les angles Xanadu et les gigantesques collections de Kane. On brûle de vieux objets, parmi lesquels le traîneau du petit Charles, portant cette inscription que personne, sauf son propriétaire, n'aura lu "Rosebud ". Sur la grille de Xanadu, il y a toujours ce panneau "No trespassing ".

Au début de Citizen Kane la caméra monte au-dessus d'une grille sur laquelle figure "No trespassing", transgressant ainsi l'espace personnel de Kane au moment de sa mort, moment intime par excellence. A partir du dernier mot prononcé, "Rosebud", va s'enclencher une enquête, une chasse. Seul le spectateur apprendra finalement ce que signifie ce mot car l'enquête menée dans le film échoue. Dans les milliards de caisses laissées à la mort de Kane, des ouvriers viennent faire du vide et jettent des caisses au feu : sous une luge, sur laquelle jouait Kane enfant, on distingue le mot "Rosebud". La luge est brûlée et l'on suit le parcours des flammes et la fumée qui s'échappe. Se clôt ainsi la vie d'un homme et l'on repasse à l'extérieur du domaine. On ne peut deviner la vie d'un homme en essayant de mieux connaître son intimité. Seul l'art permet de l'approcher.

Welles, cinéaste moderne, privilégie l'art à la beauté. Il ne cherche pas tant à mettre en œuvre les moyens de décrire les mystères et la plénitude d'un être, en fait à imiter la nature humaine, qu'à exposer les moyens de la création. Comme Cézanne, il veut " rendre visible l'activité organisatrice du percevoir ". Comme dans l'art moderne encore, son cinéma requiert une intervention plus active du spectateur qui ne doit plus se contenter de reconnaître globalement l'image décrite mais s'intéresser au processus de création.

Sinon, comme le remarque Jacques Lourcelles, on s'aperçoit que le personnage principal, Kane, présenté comme puissant et excessif, se révèle rapidement assez vide. Pour le critique, le personnage n'est pas du tout à la hauteur de la subtilité structurale du film et manque singulièrement de substance. Kane est une baudruche vide dont la principale réalité vient d'un élément extérieur : la clé qu'il entretient avec des personnages existants. Le premier est William Randolph Hearst qui vivait avec l'actrice Marion Davies dans le château de San Simeon. Cette première clé avec un magnat de la presse et un manipulateur de l'opinion américaine donne au film une certaine valeur sociologique. D'autres personnages peuvent également servir de clé à Kane : James Brulatour, le patron de Kodak, qui s'obstina à vouloir faire de sa femme, la comédienne Hope Hampton, une grande cantatrice. On peut également citer Basil Zaharoff et Howard Hughes. Un cinquième personnage clé est Welles lui-même : mégalomane avec la volonté constante de s'affirmer devant soi-même ou à la face du monde, tentation et fascination de l'inachevé.

Pour Lourcelles, seule compte ainsi la construction du film, laquelle renferme pour lui trois éléments nouveaux :

Lourcelles remarque toutefois que la construction, très novatrice, n'est cependant pas sans faille, ni sur le plan de la cohérence ni sur celui de l'équilibre des parties. Après avoir montré uniquement des témoignages, des écrits, des bandes d'actualité, Welles renie son procédé et redevient un véritable narrateur-Dieu pour révéler, dans la dernière séquence et par le moyen d'une narration directe, le sens de "Rosebud". D'autre part, l'importance accordée à la description de Kane comme Pygmalion raté (dans ses relations avec sa seconde épouse) paraît très excessive par rapport à tous les autres aspects de la vie de Kane.

En opposant ainsi psychologie au rabais et trucs de mise en scène, Lourcelles, analyste remarquable du cinéma classique mais contempteur du cinéma contemporain, ne peut qu'être déçu par le film. Pour en saisir la beauté, mieux vaut ainsi se référer à Gilles Deleuze qui s'appuie sur les trois scènes avec profondeur de champ pour dégager le message du film, plus conceptuel que psychologique.

La première et la troisième scène ont été décrites par André Bazin qui, le premier, théorisa la profondeur de champ :

Lourcelles accepte en grande partie l'analyse de Bazin. Celui-ci, liait la profondeur de champ à la notion de plan séquence et concluait à un emploi réaliste, global, synthétique et totalisant, de l'espace cinématographique. Lourcelles réfute seulement le terme réaliste, certes inacceptable.

Mais Lourcelles ramène l'utilisation de la profondeur de champ à un usage psychologique : Welles enfermerait la réalité dans un cadre dont la rigidité, l'extrême artifice, le caractère contraignant et figé correspondrait aux sentiments qui s'imposent aux personnages.

Ainsi Le plan-séquence de la scène d'enfance synthétiserait les rapports de force : la fenêtreemprisonnant le gamin dans un cadre de plus en plus petit. La profondeur de champ opposerait l'extérieur, l'espace de l'enfant, la liberté à l'intérieur, l'espace des adultes, le lieu des contraintes. Lorsque le père vaincu baisse la tête, le jeune Kane joue toujours mais la boucle est bouclée, Kane entre dans le monde adulte : les plans suivants montreront Kane frappant Thacher avec son traîneau.

Dans la troisième scène, la profondeur de champ serait employée de façon à désamorcer tout effet de suspens. L'utilisation d'un montage parallèle montrant alternativement Susan agonisant et Kane affolé aurait accru un suspens qui n'a aucune raison d'être : Susan est déjà brisée et irrémédiablement éloignée de Kane: le premier plan vient continuellement rappeler le poids du suicide et rendre vaine l'agitation de Kane. Lourcelles rappelle que cette scène, considérée comme l'exemple parfait du plan-séquence avec profondeur de champ, résulte d'un trucage à l'intérieur de la caméra. Le plan fut d'abord filmé avec le point fait sur l'avant plan éclairé, tandis que l'arrière-plan était noir et invisible, puis on a rembobiné la pellicule pour refilmer le plan avec l'avant plan noir et l'arrière plan éclairé.

Gilles Deleuze mesure d'abord l'apport de Welles à l'aune de la révolution qu'a connu la peinture entre le XVIème et le XVIIème siècle passant de l'âge classique à l'âge baroque. Selon Wölfflin, l'une des six caractéristiques de ce passage est justement le passage d'une composition par plans parallèles et successifs, chacun autonome à une organisation suivant une diagonale qui permet à tous les plans de communiquer dans une impression d'ensemble.

En redoublant la profondeur de champ avec de grands angulaires, Welles obtient des grandeurs démesurées du premier plan jointes aux réductions de l'arrière-plan qui prend d'autant plus de force ; le centre lumineux est au fond, tandis que des masses d'ombre peuvent occuper le premier plan, et que de violents contrastes peuvent rayer l'ensemble ; les plafonds deviennent nécessairement visibles soit dans le déploiement d'une hauteur, elle-même démesurée, soit au contraire dans un écrasement suivant la perspective. C'est là que le terme de baroque convient littéralement ou de néo-expressionnisme.

Le temps n'est plus subordonné au mouvement mais le mouvement au temps. Gilles Deleuze attribue surtout une fonction bien particulière à la fonction de la profondeur de champ chez Welles : explorer chaque fois une région du passé. Les images en profondeur expriment des régions du passé, chacune avec ses accents propres ou ses potentiels, et marquent des temps critiques de la volonté de puissance de Kane.

Ainsi dans la deuxième scène décrite plus haut, lorsque Charles marche vers le bureau de Leland après la représentation à l'Opéra où Susan s'est montrée exécrable, il sait que l'intégrité de Leland consommera une rupture définitive entre eux. La profondeur de champ fait que c'est dans le temps qu'il se meut, il occupe une place dans le temps plutôt qu'il ne change de place dans l'espace.

Outre la profondeur de champs, Welles obtient des images-temps directes dans les deux séquences suivantes :

Analyse de la première séquence par Youssef Ishaghpour :
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Précédée d'un motif musical lugubre, d'un fondu noir, l'image apparaît : un écriteau fixé sur une grille "No trespassing" . Il est cadré de gauche à droite, sur un fond de brume grisâtre, vaporeux. Commençant à monter lentement, la caméra panote légèrement cadrant la grille de face, et -tandis que le motif musical reprend plus bas, plus lentement, dans un fondu enchaîné, une autre grille aux mailles plus larges se superpose et remplace la première. Le même mouvement de monté continue et un autre fondu enchaîné fait apparaître une autre grille ; celle-ci de fer forgé avec un dessin floral, plus proche que les autres et très noire sur fond blanc.

La caméra monte toujours et, dans un autre fondu enchaîné, beaucoup plus long, c'est, axé de gauche à droite que le haut du portail devient visible avec un gigantesque K, se profilant devant le lointain château sur une colline, au fond, sous un ciel de nuages et entouré de brouillard, cependant que du sein même du premier thème musical un deuxième thème s'élève avec la même sonorité grave et enrouée et qu'un roulement de tambour met fin à son déploiement.

Avec l'apparition du château sur la colline, nous sommes à l'entrée de l'imaginaire. De nouveau la caméra, soumise aux mêmes impératifs d'approche graduelle, va s'avancer, dans une série de vues différentes du château vers la seule fenêtre éclairée qu'on verra toujours au même endroit dans l'image jusqu'à ce qu'elle en devienne le centre. L'apparition du château au lointain avait été annoncée musicalement par un autre thème comme un lamento. Il reste avec sa fenêtre éclairée, à la même place tandis que l'image se transforme par fondu enchaîné, bougeant légèrement dans cette surimpression du même sur le même qui lui donne quelque chose de fantomal et de spectral. Au premier plan de la nouvelle image, sous les feuillages d'un arbre, le motif plastique des grilles continue avec les barreaux d'une cage qui enferme deux petits singes, comme pour marquer la vanité de ce château qui s'élève au loin. Si celui-ci est resté à la même place, sans changement d'angle et sans qu'il se soit rapproché, c'est qu'il s'agit d'une avancée qui ne diminue pas la distance et donne l'impression d'un lointain hanté. Le château réapparaît dans un fondu enchaîné, à la même place mais à l'envers et reflété dans l'eau, derrière deux gondoles noires aux formes funèbres. Le brouillard est devenu plus dense et s'avance lentement vers le fond. Peu à peu une autre image devient visible : un pont-levis avec la statue d'un chien est au seuil de ce domaine de la mort. Dans le plan suivant en contrebas du château, un terrain vague avec une caisse éventrée et un petit drapeau suggérant l'arrêt d'un travail, à la fois la ruine et l'inachèvement...

Ressource internet : Ressource internet : Youri Deschamps, Renaud Prigent : Fiche interactive Lycéens et apprentis au cinéma

critique du DVD
Editeur : Montparnasse
Test du DVD
critique du DVD

Dans le coffret RKO, octobre 2010, 25 DVD : 100 €

ou édition simple 10€

Présentation de Serge Bromberg.
2h05.