La finesse et la générosité
intellectuelle d'André Bazin le conduisaient à plaider pour
le théâtre filmé. Nous reprendrons ici les principales
conclusions de son texte Théâtre et cinéma publié
en 1951 dans la revue Esprit et repris dans Qu'est-ce
que le cinéma.
Loin de pervertir le cinéma, le théâtre ne peut que l'enrichir.
Pour André Bazin, théâtre et cinéma ne sont pas
séparés par un fossé esthétique infranchissable
mais suscitent deux attitudes mentales sur lesquelles les metteurs en scène
gardent un large contrôle.
I- Le théâtre favorise la conceptualisation, le cinéma entraîne l'identification.
Le corps de l'acteur de théâtre présent sur la scène favorise bien un processus mental spécifique. Celui-ci ne saurait toutefois se réduire à l'infirmité supposée du cinéma qui ne saurait pas accueillir "l'irremplaçable présence de l'acteur".
Bazin réfute cette triste tarte à la crème des sectaires. Pour lui ,"l'écran restitue la présence à la manière d'un miroir au reflet différé dont le tain retient l'image". Et, ce que nous perdons du témoignage direct, nous le regagnons grâce à la proximité artificielle que permet le grossissement de la caméra.
Mieux même, les personnages de l'écran sont tout naturellement des objets d'identification alors que ceux de la scène sont bien plutôt des objets d'opposition mentale. La présence effective des acteurs au théâtre leur donne une réalité objective. Pour les transposer en objets d'un monde imaginaire la volonté active du spectateur doit intervenir, la volonté de faire abstraction leur réalité physique.
Cette abstraction est le fruit d'un processus de l'intelligence qu'on ne peut demander qu'à des individus pleinement conscients. Le spectateur de cinéma tend généralement à s'identifier au héros par un processus psychologique qui a pour conséquence de constituer la salle en "foule " et d'uniformiser les émotions.
En grossissant le trait, on pourra dire que le cinéma apaise le spectateur , le théâtre l'excite. Le théâtre même lorsqu'il fait appel aux instincts les plus bas, empêche jusqu'à un certain point une mentalité de foule car il exige une conscience individuelle active, alors que le film ne demande qu'une adhésion passive.
C'est dans la mesure où le cinéma favorise le processus d'identification au héros qu'il s'oppose au théâtre. Le cinéma dispose de procédés de mise en scène qui favorisent la passivité ou au contraire excite plus ou moins la conscience. Inversement le théâtre peut chercher à atténuer l'opposition psychologique entre le spectateur et son héros.
II - Renforcer la stylisation, la simplification des décors et de
l'espace pour intensifier la présence humaine.
Pour Bazin, la réussite du théâtre filmé qu'il appelle de ses vux ne réside pas dans la transposition du théâtre au cinéma de ces deux piliers essentiels que sont l'acteur et le texte. Le problème est dans la reconversion de l'espace scénique dans les données de la mise en scène cinématographique pour exprimer la théâtralité du drame.
La scène de théâtre est le lieu de la théâtralisation du drame porté par la parole de l'acteur. La salle de théâtre, son décor, lui servent de caisse de résonance. Au cinéma, l'homme n'est pas nécessaire, c'est l'espace qui prédomine. Transposés tels quels dans l'éther infini du cinéma, texte et acteur perdent de leur puissance. Rien n'est pire que le théâtre illustré de décors naturels qui délitent l'énergie de la parole.
C'est parce que l'infini dont le théâtre a besoin ne saurait être spatial qu'il ne peut qu'être celui de l'âme humaine. Ce que les tragédies ont de spécifiquement théâtral ce n'est pas tant leur action que la priorité humaine, donc verbale, donnée à l'énergie dramatique.( )
Le problème du théâtre filmé, du moins pour les uvres classiques, ne consiste pas tant à transposer une action de la scène à l'écran, qu'à transporter un texte d'un système dramaturgique dans un autre, en lui conservant pourtant son efficacité. ( )
Le realisateur devra donc retenir l'énergie dramatique dans un milieu qui la réfléchisse ou, du moins, lui donne assez de résonance pour qu'elle soit encore perçue par le spectateur de cinéma. C'est à dire d'une esthétique, non point tant de l'acteur, que du décor et du découpage La gageure que doit tenir le metteur en scène est celle de la reconversion d'un espace orienté vers la seule dimension intérieure, du lieu clos et conventionnel du jeu théâtral.
Le marqueur du théâtre qui consiste à faire ouvrir un rideau de scène au commencement du film, ou parfois entre chaque acte lorsqu'il s'agit d'une adaptation, a aussi pour intérêt de préparer le spectateur à une action qui va se jouer dans un lieu clôt.
Pour André Bazin le théâtre filmé est radicalement voué à l'échec quand il se ramène, de près ou de loin, à une photographie de la représentation scénique, même et surtout quand la caméra cherche à nous faire oublier la rampe et les coulisses. "L'énergie dramatique du texte, au lieu de revenir à l'acteur, va se perdre sans écho dans l'éther cinématographique".
III- L'exemple des captations de pièces pour la télévision
C'est probablement dans les captations de mise en scène de théâtre pour la télévision qu'apparaît de manière frappante cette "énergie dramatique du texte qui, au lieu de revenir à l'acteur, va se perdre sans écho dans l'éther cinématographique" dont parle Bazin.
En mars 2008, Vitold Krysinsky a ainsi capté au théâtre d'Angers La seconde surprise de l'amour mise en scène par Luc Bondy. Celui-ci a choisi pour décor unique une longue estacade sur pilotis flanquée de deux cabines balnéaires sombrement voilées qui s'éloignent ou se rapprochent au grès des émotions. Au premier plan un portique blanc vient concentrer le regard du spectateur sur la scène.
Les premiers plans usent classiquement de la possibilité de la caméra de se rapprocher de l'acteur pour en mieux capter la présence. Les plans moyens permettent aussi de mieux suivre le déroulement des dialogues. Le son de la télévision semble en effet provenir d'un point unique et est moins facilement localisable dans l'espace qu'au théâtre.
Les choses se gâtent lorsqu'est utilisée une seconde caméra qui n'est plus dans l'axe de la scène mais peut filmer sur les côtés. La référence au portique initial devient caduque et le travelling avant qui grossit le plan produit un effet de mise en scène (étrangeté, attention particulière...) vide de sens et, en tous cas, non voulu par Luc Bondy.
Un spectateur placé sur le coté accommode son axe de vue et ne ressent pas un effet d'étrangeté qui lui est associé au cinéma. Surtout, il ne change pas de place au cours de la représentation comme Vitold Krysinsky nous l'impose en choisissant, sans grande motivation, un axe non plus droite gauche mais gauche-droite.
Le pire est probablement atteint par les effets de perspective exagérée qu'illustre le photogramme de droite.
Le spectateur de théâtre à la télévision n'est sans doute pas celui drogué par le montage haché et virevoltant proposé par les séries américaines. Ce spectateur cultivé apprécie souvent bien davantage des choix de mise en scène aussi simples que rigoureux. On reviendra ainsi aux Straub. Chez eux, les personnages sont toujours filmés dans le même axe à partir d'une seule position de la caméra. Seule la longueur de la focale change pour varier l'échelle des plans.
C'est cette rigeur qui permet d'appécier les mises en scène de grands dramaturges :
Jean-Louis Benoit : Les fourberies de Scapin (Molière, 1998), Le bourgeois gentilhomme (Molière, 2001)
Jean-Luc Boutté : Les acteurs de bonne foi (Marivaux, 1978), Les précieuses ridicules (Molière, 1997), L'impromptu de Versailles (Molière, 1998)
Pierre Dux : Le misanthrope (Molière, 1977)
Simon Eine : On ne badine pas avec l'amour (Alfred de Musset, 1978), Les femmes savantes (Molière, 1998).
Jacques Lasalle : Dom Juan (Molière, 2002)
Jorge Lavelli : Le roi se meurt (Ionesco, 1977)
Jean-Pierre Miquel : Horace (Corneille, 1972), Le misanthrope (Molière, 2000).
Jean-Paul Roussillon : L'avare (Molière, 1973), Le légataire universel (Regnard, 1974), Le jeu de l'amour et du hasard (Marivaux, 1976).
Antoine Vitez : Le partage de Midi (Paul Claudel, 1976).
La Comédie-Française a eu l’idée de demander à un(e) réalisateur(ice) de créer un film à partir d’un des spectacles issu de sa programmation. Et ainsi, de faire entendre autrement, et au plus grand nombre, un texte éclairé d’une lecture nouvelle. Dom Juan et Sganarelle (Vincent Macaigne, 2016) ; Juste la fin du monde (Olivier Ducastel Jacques Martineau, 2014) ; La Forêt (Arnaud Desplechin, 2014) ; Oblomov (Guillaume Gallienne, 2017); Partage de midi (Claude Mouriéras, 2011) Les Trois Sœurs (Valeria Bruni Tedeschi, 2015) ; L'illusion comique (Mathieu Amalric, 2010) Que d'amour ! (Valérie Donzelli, 2014)
III - Les uvres théâtrales au cinéma
Jean-Luc Lacuve le 12/03/2009
Sources :
Les Amandiers | Valeria Bruni-Tedeschi | France | 2022 |
Drive my car | Ryusuke Hamaguchi | Japon | 2021 |
Suzanna Andler | Benoît Jacquot | France | 2021 |
Macbeth | Justin Kurzel | G.- B. | 2015 |
Démons | Marcial di Fonzo Bo | France | 2015 |
La forêt | Arnaud Desplechin | France | 2014 |
Beaucoup de bruit pour rien | Joss Whedon | U.S.A. | 2012 |
César doit mourir | Paolo et Vittorio Taviani | Italie | 2012 |
Ennemis jurés | Ralph Fiennes | U.S.A. | 2011 |
Carnage | Roman Polanski | France | 2011 |
Actrices | Valeria Bruni Tedeschi | France | 2007 |
Coeurs | Alain Resnais | France | 2006 |
Manderlay | Lars von Trier | Portugal | 2004 |
Le cinquième empire | Manoel de Oliveira | Portugal | 2004 |
Dogville | Lars von Trier | Portugal | 2002 |
Va savoir | Jacques Rivette | France | 2001 |
Je rentre à la maison | Manuel de Oliveira | France | 2001 |
Esther Kahn | Arnaud Desplechin | France | 2000 |
Looking for Richard | Al Pacino | USA | 1996 |
Romeo + Juliette | Baz Luhrmann | USA | 1996 |
Smoking-No smoking | Alain Resnais | France | 1993 |
Cyrano de Bergerac | Jean-Paul Rappeneau | France | 1989 |
La bande des quatre | Jacques Rivette | France | 1988 |
Le soulier de satin | Manoel de Oliveira | Portugal | 1985 |
Mort d'un commis voyageur | Volker Schlöndorff | Allemagne | 1985 |
L'amour par terre | Jacques Rivette | France | 1984 |
Après la répétition | Ingmar Bergman | Suède | 1984 |
Fanny et Alexandre | Ingmar Bergman | Suède | 1982 |
Le dernier métro | François Truffaut | France | 1980 |
L'avare (De Funès) | Jean Girault | France | 1979 |
Opening night | John Cassavetes | U. S. A. | 1978 |
Des journées entières dans les ... | Marguerite Duras | France | 1976 |
India Song | Marguerite Duras | France | 1975 |
Oncle Vania | Andréi Kontchalovski | Russie | 1972 |
La Mouette | Iouli Karassik | Russie | 1971 |
Out 1 | Jacques Rivette | France | 1971 |
Dionysus in '69 | Brian de Palma | U. S. A. | 1970 |
Les garçons de la bande | William Friedkin | U. S. A. | 1970 |
Les trois surs | Laurence Olivier | G-B | 1970 |
Médée | Pier Paolo Pasolini | Italie | 1970 |
Détruire dit-elle | Marguerite Duras | France | 1969 |
Othon | Jean-Marie Straub | France | 1969 |
Œdipe roi | Pier Paolo Pasolini | Italie | 1968 |
Boom ! | Joseph Losey | U.S.A. | 1968 |
L'amour fou | Jacques Rivette | France | 1968 |
La Mouette | Sidney Lumet | U.S.A. | 1968 |
La Musica | Marguerite Duras | France | 1966 |
Falstaff | Orson Welles | Espagne | 1965 |
The brig | Jonas Mekas | U.S.A. | 1964 |
Les trois surs | Samson Samsonov | Russie | 1964 |
Vu du Pont | Laszlo Benedek | U.S.A. | 1962 |
La nuit de l'iguane | John Huston | U.S.A. | 1962 |
Doux oiseau de jeunesse | Richard Brooks | U.S.A. | 1962 |
Le Cid | Anthony Mann | U.S.A. | 1961 |
L'homme à la peau de serpent | Sidney Lumet | U.S.A. | 1960 |
Soudain, l'été dernier | Joseph L. Mankiewicz | U.S.A. | 1958 |
La chatte sur un toit brûlant | Richard Brooks | U.S.A. | 1958 |
Le château de l'araignée | Akira Kurosawa | Japon | 1957 |
Les sorcières de Salem | Raymond Rouleau | France | 1957 |
Les bas-fonds | Akira Kurosawa | Japon | 1957 |
Richard III | Laurence Olivier | G.-B. | 1955 |
Jules César | Joseph L. Mankiewicz | G.-B. | 1953 |
La nuit des forains | Ingmar Bergman | Suède | 1953 |
Othello | Orson Welles | Maroc | 1952 |
Mort d'un commis voyageur | Laszlo Benedek | U.S.A. | 1952 |
Un tramway nommé Désir | Elia Kazan | U.S.A. | 1951 |
Eve | Joseph L. Mankiewicz | U.S.A. | 1950 |
Occupe-toi d'Amélie | Claude Autant-Lara | France | 1949 |
Hamlet | Laurence Olivier | G.-B. | 1948 |
Macbeth | Orson Welles | Espagne | 1947 |
Henry V | Laurence Olivier | G.-B. | 1944 |
Le voyageur sans bagages | Jean Anouilh | France | 1943 |
L'école des femmes | Max Ophuls | France | 1941 |
Entrée des artistes | Marc Allegret | France | 1938 |
Quadrille | Sacha Guitry | France | 1938 |
Désiré | Sacha Guitry | France | 1937 |
Faisons un rêve | Sacha Guitry | France | 1937 |
Mon père avait raison | Sacha Guitry | France | 1936 |
Les bas-fonds | Jean Renoir | France | 1936 |
César | Marcel Pagnol | France | 1936 |
L'hôtel du Libre échange | Marc Allégret | France | 1934 |
Fanny | Marc Allégret | France | 1932 |
La dame de chez Maxim's | Alexandre Korda | France | 1932 |
Occupe-toi d'Amélie | Weisbach et Viel | France | 1932 |
Les gaîtés de l'escadron | Maurice Tourneur | France | 1932 |
Marius | Alexandre Korda | France | 1931 |
On purge bébé | Jean Renoir | France | 1931 |
Les deux timides | René Clair | France | 1928 |
Un chapeau de paille d'Italie | René Clair | France | 1927 |
La dame de chez Maxim's | Emile Chautard | France | 1912 |
Marion Delorme | Albert Cappelani | France | 1912 |
Marie Tudor | Albert Cappelani | France | 1912 |
Occupe-toi d'Amélie | Emile Chautard | France | 1912 |
Hernani | Albert Cappelani | France | 1910 |
Lucrèce Borgia | Albert Cappelani | France | 1909 |