Drive my car

2021

Prix du scénario, Cannes 2021 (Doraibu mai kâ). D'après la nouvelle de Haruki Murakami qui ouvre le recueil Des hommes sans femmes. Avec : Hidetoshi Nishijima (Yûsuke Kafuku), Toko Miura (Misaki Watari), Masaki Okada (Kôji Takatsuki), Reika Kirishima (Oto Kafuku), Dae-Young Jin (Kon Yoon-su), Yoo-rim Park (Lee Yoon-a), Satoko Abe (Yuhara), Sonia Yuan (Janice Chan). 2h59.

Alors que la nuit tombe, une femme se dresse sur le lit et s’adresse à l’homme couché à ses côtés. Elle lui raconte une histoire, un récit érotique qu'elle improvise : une lycéenne est amoureuse d'un de ses condisciples qui ignore ses sentiments. Cela lui convient ainsi mais elle veut tout connaître de lui et s'introduit chez lui, cherchant à y laisser une trace et, en échange, en ramener une de lui. L'homme aiguille la femme pour qu'elle développe son histoire et tout deux font l'amour.

Le lendemain, l'homme, Yûsuke Kafuku, metteur en scène de théâtre, conduit sa femme, Oto, au studio de télévision. En route, ils continuent de développer leur histoire érotique : elle servira base au nouveau scénario qu'Oto va proposer aux responsables d'une chaine créative. Oto donne rendez-vous à son mari pour la représentation du soir où Yûsuke Kafuku joue Vladimir dans En attendant Godot dont il assure la mise en scène dans une version multilingue sur-titrée en coréen et japonais. A l'issue de la représentation, Oto vient féliciter son mari et lui présente le jeune et beau Kôji Takatsuki, son acteur principal, qui se dit grand admirateur de sa mise en scène.

Quelque temps plus tard, le couple assiste à la messe en mémoire de leur fille de quatre ans décédée en 2001.

Puis Yûsuke Kafuku doit prendre l'avion pour être jury dans un festival de théâtre à Vladivostok. Tôt le matin à son départ, Oto lui confie la cassette Oncle Vania, de Tchekhov. Son vol est annulé au dernier moment et il rentre chez lui. Il découvre alors Oto faisant l'amour avec Kôji Takatsuki. Meurtri, il va séjourner à l'hôtel en attendant le vol du lendemain et répond le soir à la tendre conversation de son épouse. Une semaine plus tard, il rentre à Tokyo. Oto reprend avec lui leur histoire érotique où elle imagine l'adolescente se caressant dans la chambre de son amoureux et ondulant comme une lamproie. Terrorisée, elle entend alors quelqu'un montant les escaliers vers sa chambre. Le matin, alors que Yûsuke Kafuku part pour un atelier de répétition, Oto lui dit qu'elle voudra avoir le temps de lui parler le soir. Yûsuke Kafuku rentre tard et découvre dans leur appartement Oto, effondrée sur le sol, sans vie. Lors de l'enterrement d'Oto, morte d'une méningite encéphalite foudroyante, Kafuku remarque la désagréable présence de Takatsuki qui le salue sans dire un mot.

Deux ans plus tard, Kafuku se voit proposer de monter Oncle Vania pour un festival de théâtre situé à Hiroshima. Il est accueilli par Yuhara, la directrice ainsi que par Kon Yoon-su, son assistant-traducteur. Tout serait pour le mieux si la direction du festival ne lui imposait un chauffeur afin de ne prendre aucun risque d'accident de la route. Avec la plus grande réticence, Kafuku accepte de tester la conduite de Misaki Watari. Une autre surprise attend Kafuku : le jeune amant de sa femme décédée, Kôji Takatsuki, fait partie des postulants pour l'audition du lendemain. Lors de celle-ci les rôles de Sérébriakov, Vassilievna Voïnitzika et Téléguine sont attribués à des acteurs ayant l'âge des rôles. La jeune taïwanaise, Janice Chan, obtient le rôle d'Éléna alors que la coréenne, Lee Yoon-a, muette et s'exprimant en langage des signes, obtient celui de Sonia. En revanche Kôji Takatsuki, qui voulait le rôle d'Astrov, le médecin séducteur, est désemparé d'obtenir celui d'Oncle Vania.

Commence le processus des lectures et répétitions de la pièce dont les comédiens, de nationalités différentes, disent chacun leur texte dans leur langue d’origine, y compris la langue des signes pour Yoon-a. Durant, les allers et retours pour les répétitions entre l'île d'Oshima et Hiroshima, Kafuku écoute la cassette mais s’inquiète toujours pour Watari, lui demandant de l'attendre dans sa voiture les jours de froid.

Un soir, Takatsuki demande à parler à Kafuku. Il lui dit avoir postulé au dernier moment comme guidée par Oto dont il finit par concéder qu'il était amoureux. Kafuku lui dit avoir entendu parler de son "affaire" sur internet et qu’il devrait apprendre à se contrôler avant de coucher avec la première venue. Les deux hommes semblent vouloir aller plus loin dans les confidences; Takatsuki demandant à Kafuku de lui parler d’Oto, quand Takatsuki fait un scandale pour empêcher un homme muni d'un smartphone de le prendre en photo. Comme Kafuku s'éclipse, Takatsuki le rattrape alors qu’il s'apprête à rentrer avec Watari, s'excuse pour l'incident et lui dit être fier et heureux de jouer sous sa direction

Le lendemain, Kafuku reprend Takatsuki sur sa façon trop empressée de lire le texte. Janice vient à son secours en disant qu’il ne sont pas des robots et aimerait des indications sur la manière de mieux jouer. Kafuku répond qu’il est inutile de jouer pour l'instant, que lire le texte suffit. A l'issue de la répétition, Yoon-su demande à Kafuku une interview filmée pour le site du festival. Dans la voiture, Kafuku interroge Yoon-su sur la capacité à parler, Japonais, anglais, coréen et la langue des signes de ce pays. Yoon-su invite alors Kafuku et Watari à s'arrêter chez lui pour dîner car il a quelque chose à se faire pardonner. Il est marié à Yoon-A. Ancienne danseuse coréenne, elle ne peut plus pratiquer son métier après une fausse couche et a trouvé le courage de passer l'audition sur les conseils de son mari. La soirée est pleine de compliments et d'attention. Kafuku dit notamment à quel point il est heureux de la conduite douce de Watari. Sur le chemin du retour, celle-ci se livre un peu plus et raconte que c'est sa mère qui l'a dressée pour une conduite douce, exigeant d'être conduite matin et soir sans être réveillée sous peine d'être frappée. Elle aime entendre le texte et apprend que la voix est celle d'Oto. Elle souhaiterait écouter Yoon-A aux répétitions.

Le lendemain, Kafuku a la mauvaise surprise de voir Takatsuki en voiture avec Janice avec laquelle il a manifestement passé la nuit. Comme de plus, leur voiture est victime d'un accrochage, ils arrivent piteusement en retard, affichant leur liaison. Takatsuki fait de nouveau une mauvaise lecture du texte, trop expressive. Il demande ainsi un nouvel entretien à Kafuku et tente de mentir en disant avoir seulement voulu donner des conseils à Janice. Excédé, Kafuku lui dit ne pas être dupe de ce qu'il voulait de Janice et lui dit de se contrôler.  Il le regarde partir et, pour retrouver la paix, demande à Watari de le conduire dans un lieu qu'elle aime à Hiroshima qu'il ne connaît pas. Watari le conduit dans l'usine de traitement des déchets, à l'extrémité de l'Axe de la paix. Il lui demande son âge, 23 ans, celui qu'aurait sa fille si elle avait survécu et pourquoi elle est venue à Hiroshima. Fuyant son village natal, elle était tombée en panne de voiture dans la ville et avait trouvé un emploi de chauffeur dans l'usine. Après avoir fumé près de la mer, ils repartent

Un matin, Kafuku remarque qu'il fait beau et conduit la troupe en extérieur là où Watari peut les voir. Lee Yoon-a (Sonia) et Janice Chan (Elena) donnent une interprétation vibrante du deuxième acte. Takatsuki demande un troisième entretien avec Kafuku. Celui-ci, qui a remarqué la générosité de l'acteur vis-à-vis de ses partenaires, lui dit de laisser le texte l'interroger et de s'offrir à lui. Il est vite interrompu par le photographe importun. En sortant, Takatsuki s'en va le poursuivre un bref instant avant de revenir précipitamment à la voiture. Kafuku, qui n'en peut plus de des prétentions amoureuses de Takatsuki à propos d'Oto, lui raconte le processus unique de création et d'amour qui l'unissait à sa femme pour vaincre les années d'anéantissement suite au décès de leur fille. Il le dévalorise en indiquant qu'Oto avait l'habitude de coucher avec les hommes avec qui elle travaillait avant de les abandonner une fois le film terminé. Takatsuki ne semble pourtant pas dupe d'être relégué au rôle d'amant parmi d'autres. Il demande à Kafuku s'il a des preuves de ce qu'il avance; s'il a déjà essayé d'en parler avec sa femme. Kafuku réplique que la complicité était parfaite et qu'il n'a jamais voulu l'amoindrir par des questions inutiles. La veille encore de sa mort, ils étaient sur le point de terminer une nouvelle histoire érotique dont il ne connaitra hélas jamais la fin. Takatsuki le foudroie alors en lui racontant la fin de l'histoire : c'est un cambrioleur qui venait dans la maison et qu'elle a tué. Mais le lendemain, rien de nouveau ne s'est produit. Désespérée, la lycéenne est allée crier que c'est elle qui avait tué devant la caméra de surveillance nouvellement installée des parents. Accablé, Kafuku, entend Takatsuki lui faire la leçon :

"À ce que je sais, votre épouse était vraiment une femme merveilleuse […] vous devez vous sentir reconnaissant d'avoir vécu presque vingt ans auprès d'une femme comme elle. Je le crois profondément. Néanmoins, vous aurez beau penser que vous avez compris quelqu'un, que vous l'avez aimé, il n'en reste pas moins impossible de voir au plus profond de son cœur. Vous auriez pu vous y efforcer, mais vous n'aurez réussi qu'à vous faire du mal. Vous ne pouvez voir qu'au fond de votre propre cœur, et encore, seulement si vous le voulez vraiment, et si vous faites l'effort d'y parvenir. En fin de compte, notre seule prérogative est d'arriver à nous mettre d'accord avec nous-mêmes, honnêtement, intelligemment. Si nous voulons vraiment voir l'autre, nous n'avons d'autre moyen que de plonger en nous-mêmes. Telle est ma conviction."

"Ses mots venaient de l’âme, sans fard. En tout cas, il était manifeste qu’il ne jouait pas", juge doucement Watari. Accablé parce qu'il comprend avoir perdu sa femme à force de s'aveugler lui-même en croyant ne pas avoir besoin d'explications, d'un vrai dialogue avec Oto, Kafuku accepte ces paroles et se sent plus proche que jamais de Watari. Ils fument ensemble dans la voiture, laissant la fumée s'échapper par le toit.

Les répétitions se poursuivent sur la scène du théâtre jusqu'à l'avant dernière scène où Vania fait semblant de tirer sur Sérébriakov. Takatsuki joue presque trop bien donnant l'impression de ne pas faire semblant. C'est alors que surgit un inspecteur de police qui vient arrêter Takatsuki pour le meurtre involontaire du photographe enregistré par une caméra de surveillance. Takatsuki reconnait les faits et est amené au commissariat. Yuhara, la directrice pose le problème: soit Kafuku joue oncle Vania, soit le spectacle est annulé.

Ayant deux jours pour donner sa réponse, Kafuku demande à Watari de l'emmener dans son village natal sur l'île d’Hokkaido. En deux jours, ils traversent l'île de Shikoku dans sa longueur. L'un et l'autre avouent avoir laissé mourir l'un son conjoint en retardant son retour à la maison, l'autre sa mère en la laissant sans secours alors qu'une seconde coulée de boue s'annonçait. Ils prennent le ferry de nuit. Hokkaido est sous la neige. Watari se souvient avec émotion de la personnalité enfantine que prenait sa mère pour se faire pardonner de ses violences et jouer avec elle. Elle lance quelques fleurs sur sa maison détruite. Kafuku comprend qu'il devra désormais vivre avec l'éternel regret de n'avoir pas parlé à son épouse alors qu'il enlace paternellement Watari l'absolvant de ses remords.

A Hiroshima, la représentation de Oncle Vania est comble. Watari suit la dernière tirade en langage des signes de Sonia, appelant à la résignation et à un repos au-delà de la mort, conclusion émouvante bien qu'improbable. La pièce est un succès.

2020 en Corée, en pleine pandémie du covid. Watari dépose ses courses dans le coffre de la voiture que Kafuku lui a laissé en gage de son affection et de leur histoire commune. Un chien semblable à celui des Yoon lui fait fête. Elle enlève son masque. Sa joue, réparée par la chirurgie, ne porte plus qu'une trace infime de la blessure reçue lors de la destruction de la maison.

Chez Hamaguchi, la libération passe par la parole, d'où la souvent longue durée de ses films renforcée par un scénario à multiples rebondissements pour problématiser des questions posées dans toute leur complexité. Ici, Hamaguchi dramatise en effet la nouvelle de Murakami qui pose la double question de la schizophrénie de l'acteur et de l'impossible connaissance de l'autre. Même si Kafuku et Watari sont hantés par la pièce Oncle Vania, dont les tirades semblent correspondre à leur état d'esprit, ils trouveront une autre façon de panser leur blessure que celle, très noire, proposée par Tchekhov.

Trois nouvelles pour un film

Hamaguchi explique que c'est le producteur, Teruhisa Yamamoto, qui lui a proposé d’adapter une nouvelle de Murakami. Comme il ne se retrouvait pas vraiment dans celle qu’il a suggérée, il a préféré Drive My Car, dans laquelle il reconnaissait des éléments de son univers.

La nouvelle étant une matériau de départ insuffisant, Hamaguchi l'a enrichie, avec deux autres nouvelles du recueil dans lequel elle a été publiée, Des hommes sans femmes (2014 / 2017 pour la traduction française). En effet, dans le prologue, Murakami explique que toutes ces histoires ont une cohérence. Dans Shéhérazade, Hamaguchi a cherché tout ce qui concerne la vie de la femme de Kafuku, qui n’apparaît pas du tout dans Drive My Car ; et dans Le bar de Kino, l’idée selon laquelle Kafuku estime qu’il n’a pas assez souffert au moment où il a vécu les choses, et c’est là qu'il a trouvé l’objectif qu’il se fixe (source : Le Monde du 18 aout 2021).

Nouvelle augmentée

La lecture de Drive my car permet de retrouver les concordances mais aussi des glissements de sens qui font du film une œuvre bien plus ample que la nouvelle.

Au début de la nouvelle, Kafuku, acteur de théâtre connu mais pas vraiment célèbre, récupère sa vieille Saab 400 décapotable jaune chez son garagiste qui l'a remise en état après son accident. Celui-ci était dû à un problème de glaucome qui réduisait son champ de vision en laissant un angle mort ainsi qu'à un léger excès d'alcool qui a entraîné un retrait de son permis. En attendant que celui-ci lui soit rendu et que son œil soit guéri, il a besoin d'un chauffeur. C'est une dépense somptuaire pour lui mais son impresario, l'a quand même déboursée. Chaque jour, Watari le dépose donc au théâtre et l'y reprend chaque soir alors qu'il écoute et mémorise en route la cassette de l'adaptation japonaise, écrite au milieu du XXe siècle, d'Oncle Vania. Son maigre cachet d'acteur est augmenté par un rôle de spirite dans une pièce de radio populaire.

Au fil des trajets, Watari, jeune femme de 23 ans rugueuse et farouche, se livre un peu plus et incite Kafuku aux confidences. Celui-ci a perdu sa femme, morte il ya quelques années d'un cancer de l'utérus. Il n'a jamais retrouvé auprès d'une femme le bonheur qu’il connu avec elle. Ils avaient réussi à vaincre l'abattement consécutif au décès de leur bébé mort au bout de quelques jours. Son bonheur était toutefois terni par les infidélités de sa femme avec quelques acteurs avec lesquels elle jouait sans qu’il n'ait jamais voulu crever l'abcès avec elle. Watari lui explique savoir si bien conduire grâce à sa mère qui dans son île d'Hokkaido, depuis ses dix ans exigeait qu'elle la conduise matin et soir sans à coup sous peine d'être frappée. Sa mère la trouvait laide et accusait même cette laideur d'être l'origine du départ de son père. Watari avait été soulagée du décès de sa mère, violente et incurable alcoolique. Elle récite alors la tirade d'oncle Vania ou Sonia se désole d'être née sans charme. Elle dit à Kafuku aimé Oncle Vania qu'elle connait dorénavant grâce à lui et avoir fait des recherches aussi sur lui qui a justement l'âge de son père alors qu'elle même à l'âge de sa fille disparue. Kafuku en est ému et lui dit qu'il ne la trouve pas laide du tout.

Comme Watari s'étonne qu'il n'ait pas d'ami, Kafuku lui confie qu’il n’en eut jamais qu'un seul : Takatsuki, le dernier amant de sa femme. L'ayant rencontré dans un bar après le décès de sa femme, il avait prétexté avoir besoin de parler d'elle pour calmer sa douleur. Takatsuki, vieux beau et acteur plutôt fade, est bientôt devenu le compagnon de boisson de Kafuku. Leur relation cessa après une conversation qui avait déplu à Kafuku, lui disant qu'on ne peut jamais vraiment connaître quelqu'un. "Si nous voulons vraiment voir l'autre, nous n'avons d'autre moyen que de plonger en nous-mêmes" (tirade reprise in extenso par Hamaguchi). Kafuku s'est en effet alors reproché de n'avoir pas suivi son cœur sans parler à sa femme de ses infidélités. Il avait songé à se venger de Takatsuki, en provoquant un scandale qui aurait nuit à sa réputation, voir lui aurait enlevé la garde de ses enfants mais y avait renoncé. Finalement sur cette longue route embouteillée qui suscite cette dernière confidence, Kafuku dit qu'il va bientôt faire un somme puis jouer Vania et qu'il sera lui-même puis un autre.

Enrichissements formels

Quelques changements opérés sur la nouvelle par Hamaguchi sont anecdotiques, ainsi la Saab 400 décapotable jaune remplacée par la Saab 900 turbo rouge. Certains reflètent l'univers de Hamaguchi ainsi le gout des interprétations des idéogrammes : Kafuku, lors de la promenade face à la mer indique que son nom signifie en japonais "bonheur dans le foyer" et, marié à Oto "le son bonheur dans le foyer". Dans Asako 1 et 2 (2018), Baku était associé au tapir, idéogramme de son nom. Plus important encore le goût des ateliers de théâtre, si présent dans Senses (2015) et basé les thèmes "comment pouvons-nous mieux nous écouter les uns les autres ?" ou  sur "les manières non-conventionnelles de communiquer avec les autres". Ils sont repris ici par les lectures de la pièce jouées dans leur langue par chacun des acteurs. Le multilinguisme déjà expérimenté par Kafuku avec En attendant Godot se trouve démultiplié par le langage des signes de Yoon-A dans Oncle Vania. Rester au plus près de sa langue permet de mieux atteindre à l'universel mais seulement si on écoute le texte, d’où les longues répétitions que Kafuku impose à ses acteurs et qui entraîne une certaine moquerie avant que Janice ne se rende compte de cette nécessité pour jouer avec Takatsuki.

Un changement plus important est la disparition des flashes-back, omniprésents dans la nouvelle où Kafuku et Watari se racontent au passé. C'est bien davantage l'ellipse qu'emploie avec virtuosité Hamaguchi, celles déclarées par une surimpression du texte : une semaine plus tard, deux ans plus tard, celle non signalée du prologue avec le port des masques FP2. A ces ellipses fonctionnelles, s'ajoutent les ellipses expressives, ou n'est révélé que plus tard ce qui n'a pas été montré : le coup mortel de Takatsuki, la révélation de l'affaire de Takatsuki, avoir couché avec une mineure, révélé dans le ferry, l’achat des fleurs après l’arrêt de la voiture devant les serres du marchand de fruits et légumes en ventes directe à Hokkaido.

La voiture, qui conduit Yûsuke et Oto Kafuku au studio de cette dernière ou aux allers-retours vers l'aéroport, renforce classiquement l'intimité que l'on ressent dans un espace clos et protégé avec soi-même ou un autre. La progression de l'intimité entre Kafuku et Watari est aussi rendue bien plus gracieuse et limpide par les événements qui les rapprochent : regard de Kafuku, dressé devant la mer intérieure de Seto, vers Watari qui retire la couverture de protection qu'elle a placée sur la voiture ; le diner chez les Soon, la visite de l'usine d’incinération, et l'écoute de la conversation dramatique entre Kafuku et les trois rendez-vous avec Takatsuki et puis bien-sur la partie inventée par Hamaguchi du road-movie.

La cassette garde la voix d’Oto présente tout le long du film et renforce sa présence déjà inoubliable dès la séquence d'ouverture où elle se dresse dans la nuit pour raconter son histoire érotique (celle de la nouvelle Shéhérazade). Le conflit entre Kafuku et Takatsuki à son propos va s'en trouver.

Schizophrénie de l'acteur

Les rapports entre Takatsuki et Kafuku sont plus importants que dans la nouvelle. Comme dans celle-ci toutefois, ils se concluent sur la tirade de Takatsuki et la désagréable impression de Kafuku de s'être trompé en ne cherchant pas à parler à sa femme de ses infidélités.

"À ce que je sais, votre épouse était vraiment une femme merveilleuse […] vous devez vous sentir reconnaissant d'avoir vécu presque vingt ans auprès d'une femme comme elle. Je le crois profondément. Néanmoins, vous aurez beau penser que vous avez compris quelqu'un, que vous l'avez aimé, il n'en reste pas moins impossible de voir au plus profond de son cœur. Vous auriez pu vous y efforcer, mais vous n'aurez réussi qu'à vous faire du mal. Vous ne pouvez voir qu'au fond de votre propre cœur, et encore, seulement si vous le voulez vraiment, et si vous faites l'effort d'y parvenir. En fin de compte, notre seule prérogative est d'arriver à nous mettre d'accord avec nous-mêmes, honnêtement, intelligemment. Si nous voulons vraiment voir l'autre, nous n'avons d'autre moyen que de plonger en nous-mêmes. Telle est ma conviction."

Hamaguchi dramatise le conflit entre Takatsuki et Kafuku pour obtenir une vraie prise de conscience de se dernier sur une erreur passée et une possibilité de rédemption. On retrouve là d'ailleurs la schizophrénie qui menace l'acteur qui peut, en jouant un autre, échapper à lui-même mais aussi se perdre en s'oubliant.

Etre ou ne pas être Oncle Vania

Le thème majeur toutefois de Hamaguchi est de savoir comment panser une blessure au plan individuel comme collectif : rupture amoureuse et tsunami dans ses précédents films et, ici, schizophrénie de l'acteur et connaissance de l’être aimé.

Pour cela, Hamaguchi utilise avec maestria le texte de Tchekhov. Dans la nouvelle, la pièce Oncle Vania fait seulement l’objet d'une courte  remarque de Watari reprenant à son compte une phrase de Sonia se désolant de ne pas être belle alors que Kafuku est heureux de jouer la pièce (qu'il ne met pas en scène). Ici, hantés par le texte, les personnages semblent reprendre à leur compte le texte de Tchekhov : colère contre Astrov après la découverte de l'infidélité ; impossibilité de reprendre sur scène "fidélité plus théorique que stratégique" ; "que faire maintenant que tout est perdu" au retour dans la voiture ; et même coup de feu de Takatsuki avant l'arrestation pour homicide involontaire.

Cette proximité avec le texte, conduit Kafuku à ne plus vouloir le jouer.  Il ne veut plus être ce personnage de perdant. La pièce s’achève en effet sur un constat désespéré : rien ne change jamais en ce monde, du moins pas dans le présent. Il ne reste, pour rendre ce présent tolérable, que les illusions sur un « au-delà », auquel l’incroyant Tchékhov n’ajoute nullement foi :

Nous devons vivre. Nous allons vivre, oncle Vania. Passer une longue suite de jours, de soirées interminables, supporter patiemment les épreuves que le sort nous réserve. Nous travaillerons pour les autres, maintenant et jusqu’à la mort, sans connaître de repos, et quand notre heure viendra, nous partirons sans murmure, et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons été malheureux, et Dieu aura pitié de nous. Et alors, mon oncle, mon cher oncle, une autre vie surgira, radieuse, belle, parfaite, et nous nous réjouirons, nous penserons à nos souffrances présentes avec un sourire attendri et nous nous reposerons. Je le crois, mon oncle, je le crois ardemment, passionnément… Nous nous reposerons. Nous nous reposerons ! Nous entendrons la voie des anges, nous verrons le ciel rempli de diamants, le mal terrestre et toutes nos peines se fondront dans la miséricorde qui régnera dans le monde, et notre vie sera calme et tendre, douce comme une caresse… Je le crois, je le crois… Mon pauvre, mon pauvre oncle Vania, tu pleures. Tu n’as pas connu de joie dans ta vie, mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… Nous nous reposerons !

L’idée de vengeance contenue dans la nouvelle se retrouve ici dans l’idée de Kafuku de faire jouer à Takatsuki le rôle de Vania afin qu'il éprouve l'échec au plus profond de lui-même. Avec l’incarcération de Takatsuki, Kafuku est obligé de jouer le rôle. Devra-t-il comme Vania être condamné  à attendre une improbable rédemption dans l’au-delà ?

C’est le road-movie, voyage intérieur autant qu’extérieur, vers Hokkaido qui conduit Kafuku, après une traversée de tunnels (ils sont nombreux) à la page blanche (plans serrés dans la neige) puis à l’idée de vivre avec le souvenir de la morte. Le soudain plan large éclairé de soleil sur le village montre que Watari et Kafuku sont dégagés du désespoir de Tchekhov. Kafuku accepte la représentation d’Oncle Vania qui se clôt sur le monologue gestuel de Yoon-A.

Jouer et conduire au présent

Le film aurait pu se terminer là. Mais l'épilogue contemporain en Corée (langue et affiches sont en coréen), à l’époque Covid, offre aussi à Watari une sortie lumineuse. Elle est allée au bout de sa souffrance en faisant le deuil de sa mère et de l’amie que sa schizophrénie lui permettait de porter en elle. Watari a refermé sa blessure comme le prouve l’amoindrissement de sa cicatrice sur sa joue lorsqu'elle ôte son masque. Kafuku lui a laissé sa vieille voiture, redoublant l'admiration et la gratitude qu'il avait en elle comme conductrice. C'est le cadeau d'un père à la fille adoptive qu'elle incarne maintenant pour lui. Watari est allée sur les terres de Yoon-A et sera dorénavant être heureuse avec son métier de conductrice et un chien semblable à celui des Yoon. L'horizon de la route qui s'ouvre devant elle est radieux.

Hamaguchi, virtuose de l'ellipse et du cadre, creusant son sujet tout en offrant de magnifiques personnages aurait mérité bien mieux que le simple prix du scénario à Cannes en 2021.

Jean-Luc Lacuve, le 26 août 2021.

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