Je rentre à la maison

2001

Avec : Michel Piccoli (Gilbert Valence), Antoine Chappey (Georges), Leonor Baldaque, Leonor Silveira, John Malkovich, Catherine Deneuve. 1h30.

Quelque chose est arrivé. On ne comprend pas, d'abord. Il y a cette représentation du Roi se meurt, farce bariolée, enfantine et grotesque, et puis, à côté, séparés, ces hommes calmes, sombres, en attente. La limite entre l'une et les autres, entre la fiction théâtrale et la réalité triviale, sera franchie, abolie. Gesticulant et braillant, Valence (Michel Piccoli) jouait Ionesco avec une fougue de gamin et une ruse de vieux renard, étant l'un et l'autre. Quand la représentation s'est achevée, qu'il est sorti de scène, les hommes tristes lui ont annoncé la nouvelle. Tous sont morts : sa femme, sa fille, son gendre. Il ne reste que son petit-fils.

Le temps passe et la vie a repris le dessus, avec sa ribambelle de gestes quotidiens – tel le café-journal du matin – et de plaisirs simples, comme ces nouvelles chaussures dont le vieil homme se ravit de faire l’acquisition. Même s’il n’oublie pas le drame qui l’a frappé, Gilbert élève avec bonheur son petit-fils Serge, qu’il adore. Il est également remonté sur scène, jouant Prospéro dans “La Tempête” de Shakespeare. Fascinée, sa jeune partenaire Miranda est sous son charme et il lui suffirait de dire un mot… Mais Gilbert est bien fatigué et n’a plus l’envie de jouer les jolis cœurs, malgré les encouragements de Georges, son agent et proche ami. Celui-ci lui propose bientôt un rôle dans un téléfilm contemporain, dont les ingrédients sont ceux de l’époque : drogue, sexe et violence. L’argent qui est à la clé et la présence de Miranda dans le casting n’y changent absolument rien : Gilbert n’a pas bâti cette carrière pour accepter de se compromettre dans des choses qu’il rejette profondément.

Un soir, Gilbert est agressé par un jeune drogué, qui le dépouille. Traumatisé, il comprend que le temps est compté et il accepte avec enthousiasme un excitant défi artistique – qui pourrait bien être le dernier… –, celui de jouer en anglais dans une adaptation d’“Ulysse” de James Joyce. Le rôle est secondaire, mais Gilbert brûle de le faire, comme il l’assure à John Crawford, un réalisateur américain venu le solliciter… pour remplacer un autre comédien tombé malade !

Gilbert doit donc apprendre le rôle dans un délai extrêmement bref, dans une langue qui lui est peu familière. Il subit un maquillage le rajeunissant et le rendant méconnaissable puis, malgré toute sa bonne volonté et sa motivation, la scène lui échappe petit à petit. Devant l’équipe médusée, il abandonne, à bout de force, démoralisé. Seul lui importe désormais de… rentrer à la maison.

Scène clé : Un vagabond, armé d'une seringue, dépouille Valence et le contraint à rentrer chez lui en chaussette. Le vagabond est une première apparition de la mort, une seringue moderne prenant la place d'une faucille désuète. Valence s'enfonce dans la nuit comme à la fin du Guépard de Visconti, le Prince s'éloignait dans la rue ou, peut-être, comme Tom Doniphon après avoir tué Liberty Valence s'éloignait d'un monde où il n'avait plus sa place.

Message essentiel : Un choc émotionnel ne brise pas immédiatement. Valence semble faire face mais nous convie à une somptueuse élégie funèbre. Le métier, la dignité d'acteur sont ce qui résistera le plus longtemps. Valence sait, pour avoir jouer Shakespeare, qu'il est fait de l'étoffe dont sont fait les songes. Et cette étoffe le protège et transfigure son quotidien. Mais lorsque l'étoffe se déchire sous les exigences d'un metteur en scène aussi perfectionniste que lui, alors le masque tombe et la mort peut venir.

Chaque jour, Valence cet homme, qui est beau, qui est célèbre, qui est un maître reconnu dans sa partie (comédien), s'en va vivre son quotidien sans apparemment se soucier de ces morts brutales racontées dans le prologue. Savait-il déjà avant goûter les instants de l'existence ? Impossible à dire, tandis qu'il savoure le temps qui passe dans les rues, jouit de son rituel café-journal, à sa place préférée, dans son bistrot favori, se choisit de splendides chaussures anglaises, joue et rit aux éclats avec son petit-fils. C'est la vie même - un bonheur sensuel, immédiat, dont chaque seconde est captée, partagée.

Pourtant, une distance s'est instaurée, une glaçure. Elle le tient, dans le monde, plus éloigné qu'il ne l'était naguère sur scène. Au cours d'une succession de scènes sans paroles, tournées avec une élégance souveraine, Valence apparaît le plus souvent de l'autre côté d'une vitre(la grande roue et la statue de la place de la Concorde vue depuis la voiture) ou d'une vitrine (le café ou le shopping avec robes,tableau et chaussures). Il évolue dans un autre espace sonore, des reflets s'interposent.

Est-il vraiment là, quand le siècle va basculer, cet homme magnifique dans les rues de Paris en hiver, magnifiquement filmées ? Oui, puisqu'il peut encore se fâcher bien fort si on veut lui imposer de tourner dans un téléfilm où l'appât du gain est supposé pallier l'obscénité télévisuelle. Oui, puisqu'il refuse de se lasser berner par une amourette sans lendemain. Mais, en même temps, il refuse de se laisser prendre par la vie et ne voit plus que des symboles (le mot fraternité sur la statue, le goûter dans le sac de l'enfant). Les étreintes sont sont brèves (au lit le matin) et rares (l'école puis les voitures télécommandées).

Après l'agression, il s'en ira dans la nuit, paisible et pieds nus. Mais, après cet avertissement, le spectateur a déjà deviné que seul le discours est encore assuré. La mort prendra alors les traits de John Malkovitch. Avec lui, Valence tentera un ultime pari : apprendre en trois jours le texte si difficile du personnage de Mulligan de l'Ulysse de Joyce. Il atteint sa limite. Il ne peut éviter deux ou trois erreurs : autant d'accrocs dans l'étoffe des rêves, l'étoffe se déchire, l'acteur rentre seul : le roi est mort.

Bibliographie: Jean-Michel Frodon, Le Monde