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Le guépard

1963

(Il gattopardo). Avec : Burt Lancaster (Fabrizio Salina), Claudia Cardinale (Angelica Sedara), Alain Delon (Tancredi Falconeri ), Paolo Stoppa (Calogero Sedara), Rina Morelli (Maria Stella Salina), Romolo Valli (Père Pirrone), Lucilla Morlacchi (Concetta Salina), Serge Reggiani (Ciccio Tumeo), Terence Hill (Le comte Cavriaghi), Pierre Clémenti (Francesco Paolo Salina), Ivo Garrani (Le colonel Pallavicino), Leslie French (Cavalier Chevally). 3h07.

Mai 1860. La Sicile est la proie des luttes intestines déclenchées par Garibaldi et ses "chemises rouges" qui ont débarqué dans l'île à Marsala. Dans le palais du prince Salina, on vient de découvrir un soldat mort, ce qui dérange la prière familiale. Le prince refuse de fuir comme son voisin aristocrate. Au contraire, il souhaite que sa riche maison de Palerme soit occupée. Sa femme, la craintive Maria Stella, s'y refuse et il décide donc d'aller lui-même à Palerme. Il emmène avec lui son confesseur, le père Pironne. Ce n'est qu'un prétexte pour rejoindre son opulente et aimante maitresse.

Le lendemain, le père Pironne rapproche son inconduite au prince mais celui-ci n'est pas d'humeur à l'écouter. Arrive alors Tandredi, son neveu qui le plaisante sur son inconduite mais qui lui annonce aussi qu'il va rejoindre les troupes de Garibaldi. Il précise au prince interloqué qu'il ne s'agit pas de promouvoir la république mais de se mettre au service du roi Victor Emmanuel, roi du Piémont et de la future Italie bien plus solide que François II, roi fantoche d'un royaume des deux Siciles appelé à disparaitre. "Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change" dit- il à Fabrizzio qui comprend immédiatement la leçon et lui donne même un peu d'argent pour rejoindre Garibaldi.

La prise de Palerme par "les Mille" est plutôt confuse. Les rouges avancent pendant que les patriotes sont fusillés par les suppôts du pouvoir, pris alors à partie par la foule qui en pend un. Tandredi à la tête d'un bataillon est blessé dans une explosion et trouve refuge dans une église.

C'est l'été. Le prince et sa famille se rendent dans leur villégiature de Donnafugata. Tandredi qui les accompagne profite de son prestige tout nouveau de capitaine pour forcer un barrage que les sauf-conduits du prince ne pouvaient suffire à lever. Après une nuit sans confort dans une auberge, la famille pique-nique en plein air. Tancredi se montre gentil avec Concetta qui est amoureuse de lui. Le prince se souvient de la visite de son neveu après la prise de Palerme accompagné du comte Cavriaghi et d'un général auquel il avait montré les peintures de son palais et qui lui avait procuré les sauf-conduits.

Tout le village de Donnafugata est réuni pour accueillir la famille princière à l'église. Le prince invite le soir les notables de la ville avec leurs femmes. Le maire, Calogero Sedara déclare que, sa femme étant souffrante, c'est sa fille, Angelica, qui la remplacera. Et lorsque celle-ci survient, elle stupéfait l'assemblée par sa beauté. Se plaçant sous la protection de Maria Stella et Concetta, Angelica ne peut éviter l'immédiate jalousie de celle-ci. Durant le repas, Tandredi ne se prive pas de raconter ses exploits. Il termine avec une anecdote paillarde qu'il conclut sur une allusion sexuelle grossière envers Angelica. Le long rire de gorge de celle-ci lui sert de leçon tout en mettant mal à l'aise l'assemblée et en déclenchant la colère de Concetta.

Le lendemain, Tandredi va porter une corbeille de fruits chez Angelica. Fabrizzio, qui l'observe depuis sa fenêtre, décide de l'aider à se fiancer.

C'est jour de plébiscite à Donnafugata. Le prince vote oui mais, en prenant un verre de liqueur blanc, il suscite des médisances quant à sa nostalgie de l'ancien régime. Le soir, Calogero Sedara annonce les résultats : 592 oui aucun non. La fanfare couvre les maigres protestations de ceux qui ont manifestement voté non.

Le lendemain Fabrizio part chasser avec Ciccio Tumeo. Il lui avoue avoir voté non au referendum. Le régime qui se met en place sera encore plus néfaste aux pauvres que l'ancien. La reine lui avait fait la charité, lui permettant ainsi d'avoir une bonne éducation. Ciccio Tumeo renseigne aussi Fabrizio sur la fortune de Calogero Sedara, sur la beauté de sa femme et l'odeur pestilentielle du père de celle-ci, surnommé "pépé merda".

Le prince fait officiellement une demande en mariage auprès du père d'Angelica pour son neveu. Calogero Sedara qui n'en attendait pas moins annonce une dote à la hauteur de sa fortune.

Tancredi est maintenant officier de l'armée du roi. Angelica et Tandredi se cachent et se poursuivent dans les immenses pièces vides du palais pendant que le comte Cavriaghi échoue à séduire Concetta, toujours amoureuse de Tandredi.

A Palerme, la princesse Margherita donne une grande réception qui va marquer les débuts mondains d'Angelica et Tandredi. Le prince, agacé par l'insouciance futile des invités, s'isole dans la bibliothèque du palais. Il est pris d'un malaise et médite sur le mort devant le tableau La malédiction du père, le fils puni. Mais Angelica lui demande de lui accorder une valse et le Prince oublie un temps ses pensées funestes. Fabrizzio décide de rentrer à la maison à pied. Seul dans la nuit, il croise sur une place déserte, un prêtre venant donner les derniers sacrements à un mourant. Le Prince Salina sait que l'aube qui approche ne le concerne plus.

Plus encore qu'une grandiose fresque historique, Le guépard met en scène la compréhension sensible de l'histoire. Visconti le fait au travers d'un personnage, le prince Fabrizio, qui n'est pas de son bord idéologique. Il donne ainsi plus de poids à sa thèse, selon laquelle le Risorgimento fut une révolution confisquée.

Le Risorgimento : une révolution confisquée

Visconti adapte assez fidèlement cinq des huit parties du roman écrit par Giuseppe Tomasi di Lampedusa juste avant sa mort et édité à titre posthume, cinq ans plus tôt, en 1958. Visconti adapte les parties une à six, qui se déroulent de mai 1860 à novembre 1862. Il élimine la cinquième, centrée sur le père Pironne ainsi que la fin du roman -parties sept et huit- qui voit la mort du prince en 1883, les infidélités réciproques d'Angelica et Tandredi et la décrépitude de la famille, jusqu'en 1910. Ces deux dernières parties, particulièrement funèbres sont magistralement résumées par la seule séquence finale de la marche du prince dans la rue obscure. Sans portée politique, elles ont été délaissées par Visconti qui a rajouté la séquence de la prise de Palerme, absente du roman.

Visconti expose la dialectique marxiste d'une révolution accaparée par la bourgeoise. Il montre comment, face à la menace républicaine, les aristocrates ont intelligemment préféré se ranger du côté du changement pour mettre un roi (Victor Emmanuel) à la place d'un autre (François II). La superstructure change (la monarchie constitutionnelle remplace la monarchie absolue) induite par un changement dans l'infrastructure (la montée de la bourgeoise) mais le peuple en reste exclu : les paysans sont toujours privés de la propriété foncière.

Ciccio Tumeo (Serge Reggiani) est le seul représentant du peuple du film. Issu d'une famille très pauvre, il a pu étudier grâce à la charité de la reine. Sa famille a toujours été secourue lorsqu'elle était au bord de la misère. Homme du peuple, il vote contre le Risorgimento, sachant que la bourgeoise se montera plus vorace que l'aristocratie. Sur la place où sont annoncés les résultats du vote, on voit très clairement qu'il n'est pas le seul à avoir voté non.

Ciccio Tumeo énumère tous les domaines que Calogero Sedara va pouvoir s'acheter sur le dos de l'église. Il sait en effet que la deuxième victime du Risorgimento, après le peuple, sera l'église qui sera dépouillée d'une partie de ses biens. L'église, rancunière, ne reconnaitra d'ailleurs l'Italie qu'en 1947 ! Mais ceux-là, Visconti les montre comme une classe de parasites au travers du jésuite don Pironne.

La transformation impossible de la Sicile

"Si nous voulons que tout se maintienne, il faut que tout change", cette phrase, prononcée par Tandredi, résonne dans l'esprit du prince qui la répète deux fois au cours du film. Elle est splendidement mise en scène par l'apparition de Tandredi dans le miroir qui vient frapper, par l'arrière, la conscience de Fabrizio. C'est alors pour lui la formule qui assure pour deux générations au moins la survie de l'aristocratie comme classe dominante avant d'être dévorée par la bourgeoisie.

La mise en scène exalte la force de la jeunesse et la finesse politique d'autant plus qu'elle ne cesse de rappeler la force d'inertie d'une Sicile écrasée par les traditions et le soleil. C'est la Sicile ancestrale qui transparait dès le générique ou dans la profondeur de champ de la longue route de Donnafugata ou lorsque Ciccio décrit d'où vient "pépé merda" ; ce sont les deux travellings dans l'auberge, le soir, juste avant l'écran rendu blanc par la nappe et la nature puis dans l'église sur les figures couvertes de poussière et d'encens ; c'est le bal où la décrépitude et la mort de l'aristocratie s'annonce par la montée des colonels et des bourgeois que ne contrarieront qu'un temps Angelica et Tandredi.

Fabrizio est conscient qu'il pourrait œuvrer à une Sicile plus juste mais il n'a plus la force de combattre pour ce que même le peuple sicilien n'est pas bien certain de de vouloir. "Le peuple ne veut pas qu'on le réveille. Il dort au creux de sa splendide patrie" dit-il au Cavalier Chevally.

Trop tard

Les forces vitales du Prince, de Tandredi et d'Angelica sont soumises à la dégradation du temps. Lorsqu'ils prennent conscience de la difficulté d'agir, il est déjà, selon le cri déchirant qui hante tout le cinéma de Visconti, "trop tard".

Durant le bal, Fabrizio médite devant le fils puni, variation de Greuze sur le retour trop tardif du fils prodigue. Fabrizzio est trop vieux pour répondre à l'amour d'Angelica qui sait que Tandredi n'est qu'un pâle reflet de la splendeur de son oncle.

L'aristocratie elle-même est dégénérée et réduite à l'état de guenons ou, plus prosaïquement, de pots de chambre. "Nous étions les guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre." dit Fabrizio avec la juste conscience que le pouvoir change de mains sans que tous n'aient acquis, comme lui, la conscience sensible de l'histoire.

Réception triomphale et malentendus

A la sortie du Guépard, le trio Fellini, Antonioni, Visconti domine la scène car les tenants du néo-réalisme semblent en perte de vitesse. Viva l'Italia de Rossellini en 1961 ne convainc pas, pas plus qu'en 1962 Les séquestrés d'Altona de DeSica. La réalité nouvelle, liée à l'essor économique et à la naissance d'une société du spectacle et de la consommation, appelle d'autres témoignages, qui tendent à privilégier, au détriment des problématiques socio-politiques engagées, des considérations plus étroitement existentielles sur "l'aliénation" comme L'avventura (1960) et La nuit (1961) ou de La dolce vita (1961) et Huit et demi (1962).

Accueilli triomphalement à Cannes en 1963 où il remporte la palme d'or et un succès public, Le guépard apparaît néanmoins à certains comme une trahison par rapport à La terre tremble, Senso ou Rocco. Sous son allure de chef-d'oeuvre transparaîtrait académisme, anachronisme et esthétisme. Ne s'agirait-il que du Autant en emporte le vent italien ? Loin du dynamisme et du renouveau de la Nouvelle Vague le film semble avoir une inspiration et une facture fâcheusement éloignées des exigences modernes. A la sortie du Guépard, Visconti se défend d'avoir voulu inscrire son film dans "cette sorte de vague Elysée, d'ailleurs on ne peut plus provincial, de la soi-disant littérature de l'angoisse".

C'est lui qui accuse les jeunes de manque de "hargne" face au réel et d'excès de soumission à la mode, l'antonionisme ou la Nouvelle vague. Seuls Elio Pétri et surtout son élève, Francesco Rosi, avec Main basse sur la ville et Salvatore Giuliano lui paraissent tenir un discours urgent, d'une réelle actualité politique et sociale.

Jean-Luc Lacuve le 09/04/2011

 

Bibliographie :

Laurence Schifano, Le Guépard, collection synopsis, Nathan 1991.

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