Antonio est issu dune riche famille portugaise. José est le fils de la servante de la famille. Ils ont grandi ensemble et tout partagé depuis leur enfance. La servante Celsa veille au grain et cherche à éloigner les mauvaises ondes. Tout se complique quand Antonio épouse Camila, dont José est amoureux depuis toujours. Sans oublier Vanessa, femme aux murs troubles, associée de José et bientôt maîtresse d'Antonio.
Dans son texte de présentation du film pour le Groupement National des Cinémas de Recherche, Mathias Levin rappelle que dans un entretien avec Godard, Oliveira définissait son art comme "une saturation de signes magnifiques baignant dans la lumière de leur absence d'explications". Il souligne aussi que le titre même de ce film résonne comme un parfait résumé de son art. Le principe de l'incertitude désigne à la fois les rapports faits de faux-semblants que les personnages du film entretiennent entre eux et, de façon plus essentielle, la tâche qui échoit en retour au spectateur pour interpréter une uvre dont une large partie de la saveur repose sur l'ambiguïté et le paradoxe.
Les signes
Il faudra ainsi du temps pour comprendre le rôle de la séquence d'ouverture où une jeune femme que l'on ne sait pas encore être Camila entre et sort d'une église désaffectée ; pour comprendre aussi à quel degré seront impliqués les deux hommes narrant l'histoire de José, surnommé Taureau bleu, et d'Antonio, surnommé illet rouge, élevés par la servante Celsa mère du premier et régente du domaine du second dont les parents se sont exilés en Afrique ; pour comprendre enfin le rôle des deux images que contemple Celsa dans la troisième séquence, celle de La Vierge Marie avec Jésus et saint Jean-Baptiste enfants et celle de la photographie d'un jeune homme qui n'est pas son fils.
Oliveira n'est pas pressé de nous donner des indices et nous ne saurons ainsi qu'à la toute fin du film que José et Antonio sont en réalité des frères, fils de la servante qui a autrefois offert l'un des jumeaux à ses maîtres en remplacement d'un enfant mort. Cette révélation ne joue toutefois aucun rôle dramatique, se contentant d'être une pièce supplémentaire du puzzle, permettant d'admettre un peu mieux l'attachement de Celsa pour ce garçon qu'elle a élevé et dont on comprenait déjà qu'elle l'aimait pour sa fragilité.
L'important dans cette révélation est qu'elle fait fonctionner comme signes les épisodes précédents : Torcato Roper avait déjà signalé la bizarrerie de cet attachement, le sens des deux enfants que tient la Vierge Marie s'explique alors aussi ainsi que la photo dans le cadre. S'explique par ailleurs le boitillement dont est affecté Antonio, symbole de cette fragilité d'un garçon mal à l'aise dans sa classe sociale.
En négligeant totalement l'intérêt dramatique de cette révélation pour se concentrer sur les signes générés par le mystère, Oliveira désamorce une charge romanesque trop puissante pour nourrir son film de deux autres types de récit : théâtre et récit mythique. Leonor Baldaque retrouvant avec Camila un rôle proche de celui de Fisalina qu'elle interprétait dans Inquiétude.
du roman,
Oliveira n'a en effet de cesse d'enrayer une mécanique romanesque qui paraît limpide au premier abord : José le fils de la servante aime la douce et pauvre Camila qui se marie avec le riche Antonio qui est sous le charme de Vanessa qui est l'associée de José dans des affaires de boites de nuit et de prostitution. Au sein du quatuor des jeunes gens, on a ainsi deux couples qui sont empêchés de s'aimer pour des raisons sociales. Camila aime José mais refuse de l'épouser quand il le lui demande car, avec la demande en mariage d'Antonio, elle estime avoir gagné le gros lot à la loterie qu'est devenue la société portugaise. Vanessa aime Antonio mais en peut l'épouser vu sa condition de femme scandaleuse, tenancière de boite de nuit douteuse. Les représentants de ces règles sociales sont Celsa qui a manigancé le mariage pour le bien d'Antonio et les frères Roper, fins lettrés engoncés dans le passé, qui, au nom du respect des mythes et des transmissions du nom des familles, servent d'entremetteurs dans ce mariage.
du théâtre,
La charge romanesque est ainsi surdéterminée par des raisons sociales plus puissantes. L'important n'est pas tant que l'on retrouve là la configuration type des pièces de Marivaux mais que ces déterminations sociales, qui pèsent sur l'action romanesque et la ralentissent, soient scénographiées comme des scènes de théâtre.
On en a un premier aperçu avec le discours initial des frères Roper devisant devant le fleuve Douro et introduisant le récit. Deuxième scène théâtrale, la fête des vendanges organisée par Celsa pour Antonio qu'elle prépare ainsi au mariage. Là aussi, Antonio sur le balcon est séparé de l'action.
Oliveira lui-même utilise souvent le dispositif théâtral pour introduire ses différentes scènes. Ainsi le long plan fixe qui prend Celsa arrivant en bus devant une église pour atteindre la maison de Camila qu'elle vient observer comme futur femme d'Antonio. Celsa sort rapidement du cadre et nous avons le temps de voir et d'entendre des mobylettes, une voiture passer sur la route devant l'église avant de reprendre Celsa cette fois dans la maison de Camila. Ce plan de l'église sera ensuite utilisé plusieurs fois pour présenter Camila dans la maison de ses parents (demande en mariage, retour chez sa mère) De même que le plan large sur la vallée du Douro avec ses deux grands ponts introduit les scènes dans la maison d'Antonio et que ceux du quartier de Ribera de Porto introduisent ceux chez les frères Roper. Ces plans fixes qui se présentent comme des toiles peintes de théâtre ne doivent cependant pas être confondus avec les longs plans de train qui ont une valeur moins descriptive que profondément lyrique ; car Oliveira en suivant Camila va faire exploser aussi bien les contraintes sociales que ce dispositif théâtral dans lequel elles s'inscrivent.
de l'icône et du mythe
Car Camila n'est pas une héroïne de roman comme celles auxquelles Oliveira nous avait habitué. Certes elle est, à la fois humble et volontaire mais elle ne se laissera pas emporter par le romanesque ou cadrée dans un décor de théâtre. Elle brille tel le joyau de la famille, le titre du roman dont est tiré le film, et Oliveira la fait miroiter telle une icône pour lui faire atteindre la dimension du mythe.
Celsa avait cru, en la voyant la première fois, qu'elle était la Vierge Marie du tableau de Raphaël prête à protéger ses deux enfants et Daniel croit pouvoir l'admirer, entre deux statues de marbre, comme une statue grecque au dos propice à l'écoulement du vin lorsqu'elle vient le séduire chez lui. Sombres méprises : Camila, joyau ou icône, douée d'une puissance sociale intellectuelle et démoniaque qui en fait une des plus belles héroïnes de cinéma jamais vues, fait le vide autour d'elle.
Les frères Roper croyaient pouvoir rester à la périphérie du récit, en observateur, devant la pièce qui s'apprêtait à être jouée devant eux. Mais Camila connaît son pouvoir de séduction sur Daniel et sait aussi, comme il le dira lui-même, qu'il est trop lucide pour se permettre un faux pas. A chacune de ses visites, elle l'entraîne un peu plus vers la mort, le recouvrant d'une couverture comme on recouvre d'un linceul. Cette mort programmée est aussi subtile et démoniaque que la seconde dirigée contre Vanessa et Antonio. Au-delà du masque qu'elle ramasse, on ne saura jamais bien son rôle. A-t-elle, elle-même suscité la dette soudaine de la boite de nuit ? A-t-elle, elle-même participé à l'incendie déguisée en chat ? A-t-elle soutenue José, ou d'autres commanditaires ?
En dépit de ses dénégations dans la scène du repas Camila est bien, telle Jeanne d'Arc, martyre et guerrière. Profondément marquée par une scène de son enfance où son père, pour une dette de jeu, l'avait vendu aux caresses d'un homme dans un cinéma, elle s'est constitué une personnalité modelée sur celle de Jeanne d'Arc aidée en cela par ses entretiens avec les frères Roper et par la petite statue de l'église abandonnée dans laquelle elle pénètre dans la première séquence et qu'elle vient régulièrement prier.
.pour un cinéma épique
Lecteur attentif du pourrissement de la société contemporaine, Oliveira ne croit pas au factice ou à l'illusion. Il se rit de ceux qui croient pouvoir manipuler les gens. D'où les attaques régulières contre la mode ou contre ceux qui s'abandonnent aux pensées toutes faites qui marquent le début de leur perte. C'est ainsi le cas de Celsa qui a voulu faire le bien de son fils en se soumettant à des règles d'un autre âge ou de Vanessa qui croit à la manipulation et au factice. Elle dira par exemple à propos de ses cheveux dont les hommes remarquent facilement qu'ils sont teints :
"Les hommes aiment ça. C'est une façon de leur plaire, feindre ce qu'on n'est pas. Je joue du matin au soir. Ou, plutôt du soir au matin. Tout ce qui est intéressant est illusion"
Mais que valent ces gentilles paroles face à la force de Camila :
"J'ai été convaincue pas séduite. La séduction dure moins que la conviction. Notre mariage est pour la vie." Ou encore "couchez avec Antonio, profitez de cette maison, ça ne me déshonore ni ne me blesse. Mon amour pour les gens n'est pas réciproque. Je ne suis pas de race, un point c'est tout."
Pas plus que son héroïne Camila, le cinéma d'Oliveira ne joue de la virtuosité de la mise en scène, des modes ou de la manipulation. Il croit en la beauté des plans simples d'où, probablement, l'insistance avec laquelle il filme les longs trajets devant le fleuve Douro qu'il aime au-delà de tout. Son cinéma est un combat épique, l'action y est surdéterminée par des principes auxquels croient les héros et qui ne les conduisent pas forcément vers la tragédie, le héros y est glorifié, l'hyperbole, qui présente les faits sous l'angle de l'exagération y est omniprésente. Car, dans ce cinéma épique, il importe d'imposer ce à quoi l'on croit.
Jean-Luc Lacuve le17/06/2002
Le principe de l'incertitude selon Oliveira fait référence à l'indétermination devant laquelle on se trouve face aux comportements des femmes (Cahiers du cinéma, septembre 2002). Mais il difficile de ne pas penser au célèbre théorème de Heisenberg auquel le film The Barber (2001) des frères Coen faisait par ailleurs aussi référence.
Plus que de théorème de l'incertitude, les physiciens parlent de relations d'inégalités. Car si l'on ne peut connaître avec précision à la fois la position et la vitesse (ou l'énergie) d'une particule atomique du moins peut-on encadrer ces imprécisions entre de plus ou moins grandes probabilités. Dans cette théorie quantique, la probabilité de connaître la vitesse multipliée par celle de connaître la position est égale à la constante de Planck… Ainsi, une quasi-certitude sur la position entraîne une très forte incertitude sur la vitesse.. Et vice-versa.
Le joyau de famille ou Le principe de l'incertitude
Le roman de Agustina Bessa-Luis s'intitulait d'abord "Le joyau de la famille". Il est publié en français sous le titre du film pour des raisons à la fois commerciales et de sémantique, le titre ayant en français de fâcheuses connotations grivoises.
Le roman décrit de très nombreuses fois et dès son premier chapitre l'échange entre l'enfant de la servante et celui de la nièce qui espère l'héritage pour une naissance dans la maison de l'oncle. Chaque nouvelle version étant l'occasion d'invoquer de nouvelles raisons de la mort de l'enfant (fragilité, froid, étranglement dans le cordon ombilical, d'où le surnom d'oeillet rouge...) et des motivations de Celsa.