A peine dix ans après sa naissance, le néo-réalisme est d'abord théorisé comme un mouvement social... déjà défunt (partie 1). Seuls les premiers films de Rossellini (Rome ville ouverte, Païsa ), de Vittorio de Sica (Sciuscia, Le voleur de bicyclette) ainsi et surtout que le cinéma de De Santis semblaient devoir en constituer le corpus restreint.
En 1957, contre ceux qui définissaient le néo-réalisme par son contenu social, André Bazin invoque la nécessité de critères formels esthétiques (partie 2). C'est sur cette dernière thèse, beaucoup plus pertinente que la précédente, qu'allait vivre la théorie du mouvement pendant plus de vingt cinq ans
En 1985, Gilles Deleuze donne une nouvelle vision du néo-réalisme. Il lui assure une place déterminante dans l'histoire esthétique en le faisant apparaître comme le premier mouvement du cinéma moderne et lui découvre des accointances avec le cinéma d'Ozu (partie 3).
A peine la seconde guerre mondiale terminée, le cinéma italien connaît une situation exceptionnelle. Dans aucun des autres pays engagés dans le conflit, la guerre n'a pas produit de rupture dans les cinémas nationaux. Les cinéastes d'après-guerre sont les mêmes que ceux d'avant-guerre et produisent le même type de film. En France, la situation est la plus caricaturale avec la perpétuation du réalisme poétique. Le néo-réalisme, en phase avec le changement moral et politique de son époque, est donc, assez naturellement, d'abord définit par son contenu social.
I - Le néo-réalisme, mouvement social :
En 1955, Carlo Lizzani définit le néoréalisme de "Mouvement général d'un groupe d'artistes vers la découverte humaine et spirituelle de notre pays". L'idée de découverte du pays, de cinéma miroir provient directement du marxisme. Pour le critique, le néo-réalisme ne constitue pas l'acte de naissance du cinéma italien. Il est lié à l'évolution du pays et du cinéma ; c'est une réponse au cinéma mussolinien. Les précurseurs sont deux cinéastes : Alessandro Blasetti (1900) et Mario Camerini (1895-1981) et deux revues "Il bianco et negro" et "cinema". Elles ont lancé le mot d'ordre du néo-réalisme : "il faut descendre dans la rue." De Sica est associé à son scénariste Cezare Zavattini (1902-1991) depuis Les enfants nous regardent (1944) qui décrit la désunion d'un couple : vie quotidienne, sans décors et sans stars. Mais il y manque le souffle révolutionnaire. Pour Zavattini, il n'est pas essentiel que les personnages prennent conscience de leur oppression. Dans Le voleur de bicyclette (1948), le héros ne comprend pas sa situation mais le spectateur en a conscience.
En 1960, Raymond Borde approfondit les thèses de Lizzani en sous-titrant son livre "une expérience de cinéma social". Le travail est exhaustif mais le ton pamphlétaire : goûts et dégoûts sont affirmés avec assurance. C'est un livre de combat. Borde exclut toute uvre qui n'est pas précisément datée. Il faut des responsables faciles à désigner de l'injustice constatée. Il faut être dans la rue, dédramatiser au maximum. Les films jusqu'en 1949 reflètent bien la société et les problèmes sociaux. Ils racontent la guerre avec un souci d'appréhension globale de la société italienne et des problèmes de l'après guerre. La guerre a été durement ressentie en Italie. Rossellini a été porté par la force des événements comme Renoir en 1936, alors qu'il était plutôt humaniste. C'est un choc salutaire, idéologique et économique. La thématique de la pauvreté va de paire avec la pauvreté des moyens esthétiques. Les cinéastes seront néoréalistes pour réveiller le sens de l'humain et mobiliser le prolétariat. Il y a union sacrée politique (trêve du tripartisme) et homogénéité forte du cinéma en 1960. Borde s'intéresse plus à la thématique qu'à l'esthétique. La forme est sous évaluée. Se détache un "héros" : De Santis avec Pâques sanglantes et Riz amer. Visconti est jugé trop aristocratique, de Sica trop humaniste, Rossellini est pris comme tête de turc ; esthétique et thématique trop personnelle. Pour Borde le néoréalisme meurt après 1949.
La thèse du néo-réalisme comme cinéma social est encore aujourd'hui défendue par ceux qui, dans ce mouvement, sont sensibles à un ensemble de thèmes :
II - Le néo-réalisme, mouvement spiritualiste.
En novembre 1957, André Bazin publie son article "Les nuits de Cabiria : voyage au bout du néoréalisme". Il redéfinit le terme. Contre ceux qui définissaient le néo-réalisme par son contenu social, Bazin invoquait la nécessité de critères formels esthétiques.
Le néoréalisme c'est la primauté donnée à la représentation de la réalité sur les structures dramatiques. La réalité n'est pas corrigée en fonction de la psychologie et des exigences du drame, elle est toujours proposée comme une découverte singulière, une révélation quasi documentaire conservant son poids de pittoresque et de détails. L'art du metteur en scène réside alors dans son adresse à faire surgir le sens de cet événement, du moins celui qu'il lui prête, sans pour autant effacer ses ambiguïtés. Le réalisme ne se définit pas par ses fins mais par ses moyens, et le néo-réalisme par un certain rapport de ces moyens à leur fin.
Cette thèse est évidemment beaucoup plus riche que le catalogue des moyens auquel on réduit parfois ce mouvement :
1: Modicité du budget. 2 : Recours à la post synchronisation, les films sont tournés en muet. 3 : un tournage en décor réel. 4 : utilisation d'acteurs éventuellement non professionnels. 5: une certaine souplesse dans le découpage qui implique un recours fréquent à l'improvisation. 6 : simplicité des dialogues. 7 : une image assez grise, alignée sur la tradition documentaire. 8 : Utilisation fréquente des plans d'ensemble et des plans moyens et un cadrage proche de celui des actualités. 9 : le refus des effets visuels (surimpression, déformations, ellipses). 10 : un montage sans effet.
III - Le néo-réalisme : des images qui laissent sans réaction
Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néo-réalisme visait ainsi un réel à déchiffrer, toujours ambigu ; c'est pourquoi le plan-séquence tendait à remplacer le montage des représentations. Le néo-réalisme inventait donc un nouveau type d'image que Bazin proposait d'appeler l'"image-fait".
Cette thèse de Bazin était infiniment plus riche que celle qu'il combattait, et montrait que le néo-réalisme ne se limitait pas au contenu de ses premières manifestations
Mais les deux thèses avaient en commun de poser le problème au niveau de la réalité : le néo-réalisme produisait un "plus de réalité", formel ou matériel. Deleuze ne croit pas que le problème se pose au niveau du réel, forme ou contenu, mais plutôt au niveau du mental, en terme de pensée. La nouveauté de ce type de plan-séquence réside plutôt dans le fait que cette image empêche la perception de se prolonger en action pour la mettre en rapport avec la pensée.
Quand Zavattini définit le néo-réalisme comme un art de la rencontre, rencontres fragmentaires, éphémères, hachées, ratées, que veut-il dire ? C'est vrai des rencontres de Païsa de Rossellini ou du Voleur de bicyclette de De Sica. Et dans Umberto D, De Sica construit la séquence célèbre que Bazin citait en exemple :la jeune bonne entrant dans la cuisine le matin faisant une série de gestes machinaux et las, nettoyant un peu, chassant les fourmis d'un jet d'eau, prenant le moulin à café, fermant la porte du de la pointe du pied tendu. Et ses yeux croisent son ventre de femme enceinte, c'est comme naissait toute la misère du monde. Voilà que, dans une situation ordinaire ou quotidienne, au cours d'une série de gestes insignifiants, mais obéissant d'autant plus à des schémas sensori-moteurs simples, ce qui a surgit tout d'un coup, c'est une situation optique pure pour laquelle la petite bonne n'a pas de réponse ou de réaction. Les yeux, le ventre, c'est cela une rencontre.
Bien sûr, les rencontres peuvent prendre des formes très différentes atteindre à l'exceptionnel, mais elles gardent la même formule. Soit la grande tétralogie de Rossellini, qui, loin de marquer un abandon du néo-réalisme, le porte au contraire à sa perfection. Allemagne année zéro présente un enfant qui voit un pays devenu étranger et qui meurt de ce qu'il voit. Stromboli met en scène une étrangère qui va avoir une révélation sur l'île d'autant plus profonde qu'elle ne dispose d'aucune réaction pour atténuer ou compenser la violence de ce qu'elle voit, l'intensité et l'énormité de la pêche au thon ("c'était horrible..."), la puissance du volcan ("je suis finie, j'ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu"). Europe 51 montre une bourgeoise qui, à partir de la mort de son enfant, traverse des espaces quelconques et fait l'expérience des grands ensembles, du bidonville et de l'usine ("j'ai cru voir des condamnés"). Ses regards abandonnent la fonction pratique d'une maîtresse de maison qui rangerait les choses et les êtres, pour passer par tous les états d'une vision intérieure, affliction, compassion, amour, bonheur, acceptation jusque dans l'hôpital psychiatrique où on l'enferme à l'issue d'un nouveau procès de Jeanne d'Arc : elle voit, elle a appris à voir. Voyage en Italie accompagne une touriste atteinte en plein cur par le simple déroulement d'images ou de clichés visuels dans lesquels elle découvre quelque chose d'insupportable. c'est un cinéma de voyant, non plus d'action.
Ce qui définit le néo-réalisme, c'est la montée de situations purement optiques (et sonores, bien que le son synchrone ait manqué aux débuts du néo-réalisme), qui, se distinguent essentiellement des situations sensori-motrices de l'image action de l'ancien réalisme. C'est peut-être aussi important que la conquête d'un espace purement optique dans la peinture avec l'impressionnisme. On objecte que le spectateur s'est toujours trouvé devant des descriptions, devant des images optiques et sonores et rien d'autre. Mais ce n'est pas la question. Car les personnages, eux, réagissaient aux situations, mêmes quand l'un d'eux se trouvait réduit à l'impuissance, c'était ligoté et bâillonné, en vertu des accidents de l'action. Ce que le spectateur percevait, c'était donc une image sensori-motrice à laquelle il participait plus ou moins, par identification avec les personnages. Hitchcock avait inauguré le renversement de ce point de vue en incluant le spectateur dans le film. Mais c'est maintenait que l'identification se renverse effectivement : le personnage est devenu une sorte de spectateur. Il a beau bouger, courir, s'agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices, et lui fait voir ou entendre ce qui n'est plus justiciable en droit d'une réponse ou d'une action. Il enregistre plus qu'il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu'engagé dans une action
Ossessione (1942) de Visconti (distribué en France en 1952 seulement) passe à juste titre pour le précurseur du néo-réalisme (le terme de néoréalisme aurait d'ailleurs été lancé par le monteur du film) ; et ce qui frappe d'abord le spectateur, c'est la manière dont l'héroïne vêtue de noir est possédée par une sensualité presque hallucinatoire. Elle est plus proche visionnaire, d'une somnambule que d'une séductrice ou d'une amoureuse (de même plus tard la comtesse de Senso). La situation ne se prolonge pas directement en action, elle est d'abord optique et sonore, investie par les sens avant que l'action ne se forme en elle et en utilise ou en affronte les éléments. Ainsi l'arrivée du héros de Ossessione qui prend une sorte de possession visuelle de l'auberge ou bien, dans Rocco et ses frères, l'arrivée de la famille qui, de tous ses yeux et de toutes ses oreilles, tente d'assimiler la gare immense et la ville inconnue. ce sera une constante de l'uvre de Visconti, cet inventaire du milieu, des objets, meubles, ustensiles
Tout reste réel dans le néo-réalisme (qu'il y ait décor ou extérieurs) mais entre la réalité du milieu et celle de l'action, ce n'est plus un prolongement moteur qui s'établit, c'est plutôt un rapport onirique. On dirait que l'action flotte dans la situation plus qu'elle ne l'achève ou la resserre. C'est la source de l'esthétisme visionnaire de Visconti. Et La terre tremble confirme singulièrement ces nouvelles données. Certes la situation des pêcheurs, la lutte qu'ils engagent, la naissance d'une conscience de classe sont exposés dans ce premier épisode, le seul que réalisa Visconti. Mais justement cette "conscience communiste" embryonnaire y dépend moins d'une lute avec la nature et entre les hommes que d'une grande vision de l'homme et de la nature, de leur unité sensible et sensuelle, d'où les "riches" sont exclus et qui constitue l'espoir de la révolution, au-delà des échecs de l'action flottante : un romantisme marxiste
Chez Antonioni, dès sa première grande uvre Chronique d'un amour, l'enquête au lieu de procéder par flash-back, transforme les actions en descriptions optiques et sonores, tandis que le récit lui-même se transforme en actions désarticulées dans le temps (l'épisode de la bonne qui raconte en refaisant ses gestes passés ou bien la scène célèbre des ascenseurs). Et l'art d'Antonioni ne cessera de se développer dans deux directions, une étonnante exploitation des temps morts de la banalité quotidienne ; puis à partir de L'éclipse un traitement des situations limites qui les pousse jusqu'à des paysages déshumanisés, des espaces vidés dont on dirait qu'ils ont absorbé les personnages et les actions, pour n'en garder qu'une description géophysique, un inventaire abstrait.
Chez Fellini, ce n'est pas seulement le spectacle qui tend à déborder le réel, c'est le quotidien qui ne cesse de s'organiser en spectacle ambulant, et les enchaînements sensori-moteurs qui font place à une succession de variétés.
On a souligné le rôle de l'enfant dans le néoréalisme, c'est dans le monde adulte, l'enfant est affecté d'une certaine impuissance motrice, mais qui le rend d'autant plus apte à voir et à entendre.
En 1961, les tenants du néoréalisme semblent en perte de vitesse. Viva l'Italia de Rossellini ne convainc pas, pas plus qu'en 1962 Les séquestrés d'Altona de De Sica. La réalité nouvelle, liée à l'essor économique et à la naissance d'une société du spectacle et de la consommation, appelle d'autres témoignages, qui tendent à privilégier, au détriment des problématiques socio-politiques engagées, des considérations plus étroitement existentielles sur "l'aliénation". Les marxistes continueront pourtant de voir dans Elio Pétri et surtout son élève Francesco Rosi avec Main basse sur la ville et Salvatore Giuliano puis Olmi les continuateurs du néoréalisme alors que les spiritualistes fairont de Pasolini leur champion, clui-ci admettant seulement être d'une deuxième vague du néo-réalisme, très différente de la première dans ses moyens.
Précurseurs : Toni (1935) de Renoir, Les hommes du dimanche (Siodmak) Ossessione (1942) Visconti et Les enfants nous regardent (1942) De Sica.
Bibliographie.