Le voleur de bicyclette

1948

Genre : Drame social

(Ladri di biciclette). Avec : Lamberto Maggiorani (Antonio Ricci), Enzo Staiola (Bruno), Lianella Carell (Maria), Gino Saltamerenda (Baiocco). 1h33.

Antonio Ricci est chômeur depuis deux ans. Marié, père de deux enfants, il vit à Valmelegno, une cité populaire des faubourgs de Rome. Alors qu'il ne croit plus en sa chance, celle-ci lui sourit enfin. Le bureau de placement a besoin d'un colleur d'affiches municipal. Il est engagé mais à condition de fournir le matériel, c'est-à-dire une bicyclette. Or, la sienne se trouve en dépôt au Mont de Piété. Pour la retirer, Maria, sa femme, se décide à engager leurs dernières paires de draps de la maison.

En échange des 7 500 lires des draps, Antonio rachète la bicyclette 6 100 lires et s'en va prendre son matériel pour le lendemain. Il montre son costume à Maria et la conduit avec son vélo chez une femme à proximité qui s'avère être, La Santona, une voyante. Il la réprimande gentiment pour vouloir laisser 50 lires à celle qui lui avait prédit que son mari trouverait un travail.

Antonio part de bon matin avec son fils Bruno, neuf ans qui, lui aussi s'est trouvé un travail : aide-mécano dans une station-service. Le malheur veut que, dès les premières heures de son entrée en fonction, un jeune voleur s'empare de son vélo. Ricci se lance immédiatement à la poursuite du malfaiteur dans les rues de Rome. C'est peine perdue. Il dépose une plainte au commissariat de police. C'est aussi peine perdue. Le lendemain, qui est un dimanche, son ami Baiocco, un éboueur, lui propose son aide. Il croit savoir que les objets volés se retrouvent presque toujours au marché aux puces. Les deux hommes et le petit Bruno cherchent vainement dans les différents stands.

Est-ce une hallucination ? Ricci croit reconnaître son voleur : un adolescent suspect qui discute avec un vieux clochard. À son approche, Le garçon s'esquive et le mendiant interrogé affirme ne rien savoir, ne pas connaître son interlocuteur. Ricci poursuit le vieillard jusque dans un hospice où des dames de charité "se penchent" sur le sort des pauvres moyennant quelques dévotions de leur part.

Ulcéré par ses échecs. Ricci gifle son fils et, pour se faire pardonner l'emmène au restaurant. En plein désarroi, il consulte une voyante qui lui fait des réponses évasives. Il retrouve par hasard son voleur le rattrape le menace. Des badauds se rassemblent et conspuent Ricci. La police intervient et perquisitionne au domicile du jeune homme, un pitoyable taudis. Ricci renonce à porter plainte et s'éloigne sous les huées.

Désespéré, il s'enhardit à voler à son tour une bicyclette. Mais, maladroit il est immédiatement arrêté, molesté, humilié par les passants. Il rentre chez lui bredouille, les larmes aux yeux. Bruno lui serre tendrement la main.

Le voleur de bicyclette est une œuvre emblématique du néoréalisme. Scolairement, elle répond au catalogue des moyens par lesquelles on la définit. Toutefois l'engagement politique que souhaiterait lui voir prendre les défenseurs du néoréalisme comme mouvement social s'efface devant l'humanisme profond du film.

Un film néo-réaliste à l'engagement politique limité

Le film répond aux critères auquel on réduit parfois le néoréalisme 1: Modicité du budget. 2 : Recours à la post synchronisation, les films sont tournés en muet. 3 : un tournage en décor réel. 4 : utilisation d'un certain nombre d'acteurs non professionnels. Lamberto Maggiorani et le très jeune Enzo Staiolatous sont tous deux non professionnels, trouvés lors d’un casting sauvage dans la rue. 5: une certaine souplesse dans le découpage qui implique un recours fréquent à l'improvisation. 6 : simplicité des dialogues. 7 : une image assez grise, alignée sur la tradition documentaire. 8 : Utilisation fréquente des plans d'ensemble et des plans moyens et un cadrage proche de celui des actualités. 9 : le refus des effets visuels (surimpression, déformations, ellipses). 10 : un montage sans effet

En 1955, presque treize ans après Ossessionne qui marque le début du néoréalisme (le terme aurait d'ailleurs été lancé par le monteur du film), Carlo Lizzani le définit de "Mouvement général d'un groupe d'artistes vers la découverte humaine et spirituelle de notre pays". L'idée de découverte du pays, de cinéma miroir provient directement du marxisme. Pour le critique, le néo-réalisme ne constitue pas l'acte de naissance du cinéma italien. Il est lié à l'évolution du pays et du cinéma ; c'est une réponse au cinéma mussolinien. De Sica est associé à son scénariste Cezare Zavattini (1902-1991) depuis Les enfants nous regardent (1944) qui décrit la désunion d'un couple. Il y manque toutefois le souffle révolutionnaire.

Pour Zavattini, il n'est pas essentiel que les personnages prennent conscience de leur oppression. Dans Le voleur de bicyclette, le héros ne comprend pas sa situation mais le spectateur en a conscience. Les pauvres finissent par se voler entre eux, perdant ainsi une part de leur dignité. Cette situation tragique n'est pas mobilisatrice car elle ne les incite pas à se tourner vers les vrais responsables de la situation sociale. L'humanisme de De Sica n'a, il est vrai, aucune visée révolutionnaire.

Une réalité à découvrir

Mais, lorsqu'en novembre 1957, André Bazin publie son article "Les nuits de Cabiria : voyage au bout du néoréalisme", il n'en demande pas tant. Il redéfinit le terme, contre ceux qui définissaient le néoréalisme par son contenu social. Pour Bazin, le néoréalisme c'est la primauté donnée à la représentation de la réalité sur les structures dramatiques. La réalité n'est pas corrigée en fonction de la psychologie et des exigences du drame, elle est toujours proposée comme une découverte singulière, une révélation quasi documentaire conservant son poids de pittoresque et de détails. L'art du metteur en scène réside alors dans son adresse à faire surgir le sens de cet événement. Pour illustrer cette puissance singulière, on reprendra les exemples d'Alessandro Pignocchi dans Pourquoi aime-t-on un film ?:

" Au début du film nous voyons une foule de gens écouter avec anxiété quelles annonces d'embauche leur sont proposées. Si la compréhension de cette scène emprunte des connaissances à la vie réelle, celles-ci sont immédiatement employées pour comprendre que le chômage va être un des enjeux narratifs du film. Lorsque nous voyons un homme (Lamberto Maggiorani) être appelé, alors qu'il se tenait à l'écart du groupe et n'avait pas même pris la peine de venir voir s'il était concerné par l'une des offres d'embauche, nous comprenons spontanément qu'il s'agit d'un des personnages principaux, qu'il est désespéré et que le travail qu'on lui propose est pour lui une bénédiction. Cet homme s'entend alors dire qu'il lui faut une bicyclette pour obtenir le poste. Même le spectateur le plus inattentif fait alors le lien avec le titre du film et comprend que cette réplique n'est pas anodine. Grâce aux schémas narratifs que notre habitude du cinéma nous a permis d'intégrer, nous anticipons, ne serait-ce qu'inconsciemment, que ce vélo va être un obstacle à la réalisation des désirs du héros, en l'occurrence avoir du travail.

Un peu plus tard, nous voyons le héros porter sa femme (Lianella Carell) sur le vélo qu'il vient de récupérer à un prêteur sur gages. Le vélo oscille dangereusement, prêt à tout instant de céder sous leur poids. La même scène dans la rue pourrait être amusante ; ici nous sommes déjà inquiets à l'idée que la bicyclette puisse se casser et empêcher les protagonistes de réaliser leurs buts. Nous sommes également sensibles, même sans le formuler explicitement, au pouvoir allégorique de ces images qui symbolisent la précarité du bonheur du héros et de sa femme.

L'appel pour l'embauche
Le vélo bien fragile

Deleuze explicite la pensée de Bazin en définissant le néo-réalisme par des images qui laissent sans réaction. Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néo-réalisme vise un réel à déchiffrer, toujours ambigu ; c'est pourquoi le plan-séquence tend à remplacer le montage des représentations. La nouveauté de ce type de plan-séquence réside dans le fait que cette image empêche la perception de se prolonger en action pour la mettre totalement au service de l'émotion. Lorsque, à la fin du film, Antonio rentre chez lui sans vélo les larmes aux yeux comment ne pas être rempli d'émotion quand Bruno lui serre tendrement la main ?

Jean-Luc Lacuve, le 26 mai 2018