Pourquoi aime-t-on un film ?

Alessandro Pignocchi

Edition Odile Jacob. Mai 2015. 335 pages format 17 cm x 24 .

Un bon livre de théorie sur le cinéma se doit, selon nous, d'éclairer la compréhension des films. Ainsi un rapide coup d'œil à l'index suffit-il en général pour donner envie de le lire ou pas. Alessandro Pignocchi ne se contente pas d'un excellent choix de films classiques ou contemporains, il réanalyse, photogrammes à l'appui, les principaux concepts du cinéma à partir de séquences précises des classiques que sont Voleur de bicyclette (1949), Citizen Kane (Orson Welles, 1941), M le maudit (Fritz Lang, 1931); Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), Vertigo  (Alfred Hitchcock, 1958) mais aussi de films plus récents : Un amour de jeunesse (2011, Mia Hansen-Love); Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975); The tree of life (Terrence Malick, 2011); La ligne rouge (Terrence Malick, 1998); Oncle Boonmee (Apitchatpong Weerasethakul, 2010); Sucker punch (Zack  Snyder); Tabou (Miguel Gomes, 2012).

Comme le souligne Laurent Jullier dans sa préface, l'auteur parvient à réconcilier les études universitaires et le spectateur ordinaire du cinéma. D'abord parce qu'il n'analyse pas le film comme flottant dans un éther où "le spectateur", mystérieuse entité sans corps ni métier ni soucis de tous les jours, le décode de façon toujours idéale. C'est le chemin inverse qui est suivi ici. Revenir à la réalité, aux vrais spectateurs. Un tel retour aux imperfections et aux à-peu-près du monde tangible a, de plus, l'avantage de combler le fossé entre le goût des autres et le notre.

L'arme théorique centrale du livre explique comment se passe notre tête à tête avec les films : devant l'ami, l'amant, l'épicier, le tableau, l'e-mail, le roman, le film, nous prêtons inlassablement, pour trouver du sens et des sensations, des états mentaux à l'interlocuteur, qu'il se tienne devant nous en chair et en os ou qu'il n'existe qu'à travers son message ou à travers son œuvre. Deux spectateurs qui attribuent implicitement au réalisateur des états mentaux différents évaluent deux objets d'appréciations différents, c'est à dire, peu ou prou, deux films différents.

Le problème ce sera de savoir s'il faudra être normatif ou non, c'est à dire s'il faudra soutenir que les raisons d'être de mon appréciation (qu'elle s'avère au final enthousiaste ou pas) sont meilleures que celles de mon voisin ? Et bien non répond ce livre - il ne le faudra pas. Tout au plus, si la discussion s'engage entre nous, pourrons-nous constater que certaines interprétations sont plus riches que d'autres, plus fournies ou plus copieuses que d'autres.


Introduction -Chacun ses goûts ?

Face à la pluralité des réactions que suscite un film , on peut être tenté d'adopter la maxime ''à chacun ses goûts" : l'appréciation d'une œuvre d'art ne dépendrait que de la réaction subjective du spectateur (...) Dans la mesure où celui-ci ne saurait se tromper sur ce qu'il ressent, tous les avis, du moins s'ils sont sincères, se vaudraient.

Cette position pose cependant de nombreux problèmes, le principal étant qu'il arrive de reconnaitre nous êtres trompé dans nos jugements. Nous avons également l'impression que nos facultés d'appréciation et de jugement sont susceptibles de s'affiner, de s'enrichir et de devenir plus justes. Or, si la réception d'un film ne dépendait que du ressenti personnel, on voit mal à quelle aune son ajustement et ses progrès pourraient être mesurés.

S'il est vrai que les controverses entre amis au sortir d'une salle de projection se terminent souvent sur la constatation qui veut que "des goûts et des couleurs, on ne discute pas", la reprise de ce vieil adage sonne le plus souvent comme un aveu de faiblesse, une manière d'éviter que la discussion ne s'envenime, plutôt que comme une réelle conviction (...) Nous avons aussi le sentiment qu'en acquérant des outils d'analyse, en voyant des films, en apprenant à le situer historiquement et à mieux cerner les enjeux, nos facultés d'appréciation et de jugement deviennent plus riches et plus justes ; toutes impressions qui seraient illusoires si la théorie purement subjective était correcte.

Toutefois, la théorie rivale, celle de la "vraie valeur" est encore plus problématique. D'après elle, la qualité d'un film est une donnée objective. Celle-ci pouvant être mesurée avec plus ou moins de précision, un jugement porté sur une œuvre peut être plus ou moins juste. Il serait donc possible d'adorer un film - d'en tirer plaisir immédiat, matière à réflexion, etc.- en ayant tort. Cette conséquence semble suffisamment contraire à l'intuition de beaucoup d'entre nous pour rejeter la thèse objective, du moins tant que celle-ci n'aura pas expliqué d'ou vient cette intuition erronée (...)

Bref, la théorie du "à chacun ses goûts" met l'accent sur la variété et néglige les possibilités de s'accorder et de progresser tandis que celle de la "vraie valeur" insiste sur la nécessité du consensus et rejette une diversité aussi indiscutable que légitime. (...)

Le but de ce livre est de développer une théorie générale décrivant les mécanismes psychologiques qui sous-tendent l'appréciation des films. (...) L'hypothèse que nous défendons est que (...) dès que nous regardons un film nous attribuons, généralement sans nous en rendre compte, des états mentaux au réalisateur. Chaque plan, chaque mouvement de caméra, chaque raccord, est nécessairement perçu et interprété comme le résultat des intentions, des émotions ou des traits de personnalité de celui ou ceux qui les ont conçus.

Chapitre 1 - Le film comme résultat d'un processus intentionnel

Ce chapitre vise à montrer le plus grand pouvoir explicatif de la thèse intentionnaliste vis à vis de la thèse réaliste et la de la thèse conventionnaliste.


En allant au cinéma nous savons toujours que nous allons voir le fruit du travail d'agents intentionnels (réalisateurs, scénaristes, monteurs, acteurs..). Les images d'un film pourraient donc être spontanément catégorisées comme des stimulis intentionnels. Si tel est le cas leur perception et leur interprétation seraient pris en charge par nos mécanismes spécialisés dans l'attribution d'états mentaux à autrui (...) Cette hypothèse mérite d'être creusée car elle ouvre une piste prometteuse pour résoudre le paradoxe de la réception -expliquer pourquoi nous avons le sentiment qu'un jugement porté sur un film peut être plus ou moins juste tout en rendant compte de la diversité des réceptions. D'un côté, les états mentaux à l'origine d'un film constituent un critère extérieur à l'appréciation du spectateur à l'aune duquel la justesse d'au moins certains jugements peut être mesurée. Ainsi un jugement semble d'autant plus juste que les attributions d'états mentaux sur lesquels ils s'appuient semblent plausibles. De même, nous considérons que notre faculté de juger s'améliore lorsque nous pensons, à tort ou à raison, que nous devenons capables de reconstruire derrière un film des états mentaux plus riches et, peut-être plus conformes à ceux du réalisateur et de son équipe

Dans des textes encore très influents d'André Bazin, on lit par exemple que l'essence du cinéma est à trouver dans la relation privilégiée qu'il entretient avec la réalité et que l'un des principaux devoirs du réalisateur est d'œuvrer à renforcer cette relation. Au début de Voleur de bicyclette (Vittorio de Sica, 1948), modèle de réalisme d'après Bazin, nous voyons une foule de gens écouter avec anxiété quelles annonces d'embauche leur sont proposées. Si la compréhension de cette scène emprunte des connaissances à la vie réelle, celles-ci sont immédiatement employées pour comprendre que le chômage va être un des enjeux narratifs du film. Lorsque nous voyons un homme (Lamberto Maggiorani) être appelé, alors qu'il se tenait à l'écart du groupe et n'avait pas même pris la peine de venir voir s'il était concerné par l'une des offres d'embauche, nous comprenons spontanément qu'il s'agit d'un des personnages principaux, qu'il est désespéré et que le travail qu'on lui propose est pour lui une bénédiction. Cet homme s'entend alors dire qu'il lui faut une bicyclette pour obtenir le poste. Même le spectateur le plus inattentif fait alors le lien avec le titre du film et comprend que cette réplique n'est pas anodine. Grâce aux schémas narratifs que notre habitude du cinéma nous a permis d'intégrer, nous anticipons, ne serait-ce qu'inconsciemment, que ce vélo va être un obstacle à la réalisation des désirs du héros, en l'occurrence avoir du travail. Un peu plus tard, nous voyons le héros porter sa femme (Lianella Carell) sur le vélo qu'il vient de récupérer à un prêteur sur gages. Le vélo oscille dangereusement, prêt à tout instant de céder sous leur poids. La même scène dans la rue pourrait être amusante ; ici nous sommes déjà inquiets à l'idée que la bicyclette puisse se casser et empêcher les protagonistes de réaliser leurs buts. Nous sommes également sensibles, même sans le formuler explicitement, au pouvoir allégorique de ces images qui symbolisent la précarité du bonheur du héros et de sa femme.

L'appel pour l'embauche
Le vélo bien fragile
(photogrammes reproduits dans le livre)


(...) Bref, s'il est indéniable que la perception et la compréhension d'un film utilisent des capacités provenant de l'expérience de la réalité, celles-ci sont lors du visionnage d'un film, immédiatement saisies dans les rets d'attributions d'états mentaux. Il est donc plus juste et plus fécond de rapprocher l'expérience d'un film, réaliste ou non, de l'écoute d'une histoire plutôt que de l'observation de la réalité. Pas plus qu'un auditeur ne confond les mots du conteur avec les événements qu'ils décrivent, le spectateur ne confond les images d'un film avec ce qu'elles montrent.

(...) Il se peut que le facteur essentiel qui sous-tend la compréhension des images d'un film ne concerne ni leur rapport à la réalité, ni les attributions des états mentaux, mais la maitrise des conventions cinématographiques. Dans ce cas un raccord, un zoom ou un mouvement de caméra seraient compréhensibles simplement parce que l'habitude nous permet d'intérioriser les conventions associant chaque type de raccord, de zoom ou de mouvement de caméra à une signification possible (...) La thèse conventionnaliste peut être rejetée dans le domaine du cinéma avec les mêmes arguments que ceux employés par la psycho linguistique pour la rejeter dans le domaine de la communication : Les conventions linguistiques sous-déterminent toujours largement le sens pris par une phrase, ou tout autre acte de communication. Les conventions linguistiques ne sont qu'un des outils parmi ceux, nombreux (le contexte dans lequel la phrase est prononcée, nos connaissances relatives au locuteur, son attitude, etc.) qui permettent d'attribuer des états mentaux au locuteur. De même un raccord, selon son contexte, peut avoir pour fonction de changer de lieu, d'époque, d'introduire une métaphore ou un effet de rythme. Si pendant que sou suivons une conversation entre deux personnages, un bref insert nous montre un groupe de femmes attentives, nous comprenons généralement que celle-ci sont en train d'écouter ce qui se dit. Si le même insert intervient pile au moment où le personnage dit "il y a pire que les Apaches" (au début de La chevauchée fantastique), il se transforme en trait d'esprit.

(...) Les conventions cinématographiques et les connaissances que  le cinéma emprunte à la perception de la réalité ont un statut similaire : ce sont des outils dont la maîtrise est pareillement partagée par le réalisateur et le spectateur et qui permettent au premier de se faire comprendre du second. Plus précisément, d'après ce que nous appellerons désormais le modèle intentionnel, le spectateur mobilise spontanément ces outils ainsi que toutes les connaissances qui peuvent lui être utiles (...) pour reconstituer les états mentaux qui semblent avoir présidé à la création de ce qu'il voit.

La théorie de la pertinence

Pour un spectateur qui a vu le début du film, l'interprétation, "Marion vole l'argent" est plus spontanée que "Marion sort ses économies de son traversin" car elle est plus pertinente. Sa pertinence supérieure provient du fait que, pour un effort de traitement comparable, elle fournit un plus grand bénéfice cognitif et nous permet de tirer des conclusions plus riches quant aux projets de Marion. C'est comme si Hitchcock se servait de la caméra comme d'un pointeur pour nous désigner successivement l'argent et la valise ouverte. le zoom et la musique soulignent l'intention de nous présenter ouvertement ces objets comme hautement pertinents

Plus généralement puisqu'un film est un objet de perception ouvertement présenté par un agent intentionnel, nous prenons pour acquis que cet agent pense que le film est pertinent pour nous. Autrement dit, le film dans son ensemble est reçu comme un vaste acte communicatif qui, comme n'importe quel acte communicatif, promet que l'effort à investir pour le voir et l'interpréter sera justifié par les bénéfices qui en seront retirés (plaisir immédiat, matière à réflexion...).

A la sortie de la salle, il nous arrive d'estimer que ce contrat tacite de pertinence n'a pas été tenu et que cet acte communicatif ne méritait pas notre attention. Néanmoins, la promesse de pertinence que le film porte nécessairement en lui détermine entièrement l'activité perceptive et interprétative que nous mettons en œuvre pour le comprendre. Sans cette promesse tacite, beaucoup de scènes d'exposition ne pourraient pas fonctionner : les actes communicatifs composés des premiers plans du film sont souvent faiblement pertinents en eux-mêmes. Nous ne faisons l'effort de deviner ce que le réalisateur veut nous transmettre que parce que nous pensons qu'ils sont au service d'actes communicatifs à venir qui satisferont nos attentes de pertinence.

Un plan dans un film est donc toujours reçu comme un acte communicatif par lequel le réalisateur nous désigne ouvertement les informations qu'il veut nous rendre manifestes. Tous les plans ne sont pas des actes communicatifs aussi transparents et appuyés que ceux de Psychose sur l'argent et la valise, mais tous sont des actes communicatifs au sens où ils sollicitent les mécanismes d'attribution d'états mentaux  spécialisés dans la communication, les mêmes que ceux qui sous-tendent nos conversations courantes.

 

Jean-Luc Lacuve le 23/08/2015