Comme le remarquait Guy Debord, la critique de cinéma est un "spectacle au deuxième degré, où le critique donne en spectacle son état de spectateur même". La mise en scène de ce spectacle a-t-elle des règles ? Suit-elle un rituel précis ? Une douzaine d'auteurs y étudient les stratégies mises en œuvre par les critiques, à différentes époques et dans différents pays, pour exposer leurs goûts ou pour convaincre leur public du bien-fondé de leurs positions. On trouvera en fin d'ouvrage, des entretiens avec des critiques de Positif, des Cahiers du cinéma et de Studio Ciné Live
Le critique de cinéma doit-il être professeur ou journaliste? Que doit-il privilégier: la raison ou l'intuition ? Doit-il rechercher l’analyse scientifique ou l’expression artistique (en considérant que le texte vaut plus que son contenu). Est-il un créateur, un médiateur (le passeur de Daney) ou un simple récepteur?
Afin de tenter de répondre à ces questions (et à bien d’autres) concernant la critique de cinéma, les différents intervenants de cet ouvrage proposent des textes organisés en quatre parties.
Première partie historique
La seconde partie quitte la France pour s’intéresser à d’autres pays.
La troisième partie retourne dans l'Hexagone et se consacre aux critiques au travail.
Une quatrième partie est composée de trois entretiens avec des représentants de la critique française.
Notes de lecture
Eberg l'ironique, Pauline Karel qui défendait une critique aux tripes et l'ancêtre génial James Angee, qui annonçait en guise de programme, à ses lecteurs, dans son Eloge de l'amateur (édition française établie par Patrice Rollet, Cahiers du cinéma, 1991, p.15-16) sa volonté de "ne jamais s'excuser de ce que (lui) disent ses propres yeux
Les instruments de mesure d'Ebert sont simplistes : l'indignation et/ou l'ennui, péché capital et définitif. Symétriquement l'impact immédiat, l'évidence directe d'un film, vaut à ce dernier absolution immédiate quand bien même il sera jugé imparfait à d'autres égards.
Les meilleurs films de tous les temps. A propos du palmarès décennal de Sight & sound par Laurent Jullier
La revue Sight &Sound comme chaque décennie depuis 1952, a demandé en 2012 à un aréopage de critiques, d'enseignants, distributeurs, écrivains, cinéaste "et autres cinéphiles d'élire les dix films qui sont à ses yeux les plus grands :
Ce que nous entendons par "les plus grands est laissé à votre appréciation, a écrit la rédaction aux contributeurs. Vous pouvez choisir les dix films que vous tenez pour les plus importants dans l'histoire du cinéma, ou les dix qui représentent le nec plus ultra de la réussite esthétique, ou bien encore ceux qui auront eu le plus d'impact sur votre propre vision du cinéma
Les 846 contributeurs se sont dispersés : un sur quatre seulement a inclus Vertigo (n°1) dans a liste et un sur cinq Citizen Kane (n°2). Les trois quarts des votants ont donc boudé l'heureux élu, et les quatre cinquièmes son successeur. Plus on descend dans le classement, plus ce phénomène s'amplifie.
On mesure mieux encore cette disparité des réponses avec le nombre total de films cités : 2 045. Si tout le monde avait été d'accord, ce nombre aurait été de dix. Si personne n'avait eu le moindre film de chevet en commun avec son voisin, il aurait été de 8 460. Donc le score de 2 045 se trouve deux cents fois plus loin de la limite inférieure (celle du consensus absolu) qu'il ne l'est de la limite supérieur (celle du dissensus absolu). C'est dire si ce classement est empreint de subjectivité et d'amour de la singularité... En tout état de cause, il ne désigne comme les autres classements de ce genre, que les meilleurs films de tous les temps parmi ceux que les participants ont vus. Or personne n'a vu tous les films du monde; il faudrait environ quatre vies pour visionner les 1,8 millions de films recensés sur IMDB qui en a de plus oublié bon nombre... Cependant la revue Sight & Sound jouit d'une excellente visibilité dans les mondes du cinéma et on a tout lieu de croire que sa circulation aura un effet performatif, c'est à dire qu'elle contribuera à construire pour de bon la hiérarchie artistique qu'elle propose. Se pencher de près sur la procédure et les résultats du Top Ten peut donc revêtir quelque intérêt.
Pour commencer, on ne peut reprocher à Sight & Sound d'avoir construit un "dispositif de renard". Une revue non universitaire n'a pas à proposer de protocole validé par la communauté scientifique; si elle juge bon, comme le renard efface les traces de ses pates dans la neige, de privilégier le résultat final au détriment du chemin qu'il a fallu parcourir pour y arriver, inutile de protester. Les résultats de l'enquête en effet ne s'accordent guère à une perspective un tant soit peu positiviste, puisque si la question des critères a bien été posée aux participants, (nous vous invitons, disait la revue, à ajouter un bref commentaire à votre liste, expliquant pourquoi vous avez choisi de faire figurer ces films là dans votre Top Ten), elle n'apparait plu dans les résultats; il faut aller chercher les déclarations personnelles, quand elles existent sur une page spéciale. Ni Michel Ciment, Jean-Michel Frodon Pascal Mérigau, Thierry Méranger, Charles Tesson, Patrice Rollet ne l'on fait). Cohabitent donc dans le plus grand désordre des films jugés les meilleurs dans l'absolu, et des films jugés les meilleurs pour certains usages que l'on peut avoir d'eux. Seul le critère de la profession du contributeur a été retenu, ce qui ne saurait constituer une condition d'amour ni une condition d'expertise.
Laurent Jullier se propose alors d'esquisser une classification sommaire par le biais de la trichotomie fondamentale de l'esthétique telle que la présente Danièle Cohn dans le Dictionnaire d'esthétique et de philosophie de l'art (Morizot et Pouivet, Armand Colin Editeur, 2007) à partir des postulats de ses fondateurs successifs - par ordre chronologique Baumgarten, Kant et Hegel. Ces postulats, rapportés à l'objet cinéma, dessinent en effet trois paradigmes cinéphiles, c'est à dire des manières d'appréhender, d'interpréter et d'utiliser les films.
Selon ce premier principe, l'esthétique est la science de la connaissance sensible (Baumgarten). Partant, l'art sert à transmettre de l'information affective (Vigotski), c'est à dire à donner une connaissance que les mots, les schémas et le discours scientifiques sont impuissants transmettre. Dans la logique utilitariste des "leçons de vie", les œuvres participent de "la bildung" et montrent le chemin à prendre en direction de la vie bonne. Loin de fournir de l'évasion, la fiction devient le support d'expériences de pensée qui visent à entrainer ses consommateurs à prendre les bonnes décisions quand le moment sera de faire les choix qui engagent l'existence tout entière venu... La règle du jeu avait de bonnes chances de séduire les partisans d'une vision peu ou prou utilitariste du commerce avec les œuvres puisque tout le monde est, a été ou sera confronté à des questions d'amour, d'amitié et de classes sociales. Mais pas 2001 à moins de croire aux extra-terrestres. Le n°1 actuel, Vertigo, ne se serait pas non plus retrouvé au sommet.
Le Top Ten version Kant
L'esthétique kantienne n'est pas la science du beau mais une conception de jugement de goût, qui exclut à la fois le critère rationnel, l'utilisation des œuvres aux fins d'accroitre le savoir et le plaisir physique consécutif à leur fréquentation. Cette conception du contact désintéressé. Cette mystérieuse émotion nait de la contemplation des formes pures, ou Formes signifiantes...
L'événement principal de 2012, le passage de Vertigo à la première place en remplacement de l'increvable Citizen Kane illustre le succès de cette approche. Hitchcock a d'ailleurs de son vivant, souvent mis en avant la notion de MacGuffin dans ses interviews pour encourager une lecture de ses films qui dépasserait la soi-disant anecdote du scénario... ce déplacement en direction de la forme convient bien à L'aurore et à 2001, l'odyssée de l'espace.
Mais il ne faudrait pas confondre ce paradigme-là avec un formalisme pur et dur, car les cinéphiles qui le préfèrent rechercher volontiers la kalokagathia, cette garantie chère à la Grèce antique que l'intérieur est dans l'extérieur (et inversement)... et prône... l'égalité de valeur du "fond" et de la "forme" du film ne serait-ce qu'à cause du fond de la forme, c'est à dire l'assimilation du choix d'une forme novatrice, originale ou bien choisie, à un acte éthique ou politique.
Le top Ten version Hegel
Hegel avec son histoire philosophique de l'art en guise de programme pour l'esthétique, "ruine à la fois l'espérance de Baumgarten et l'échappée kantienne"; il ne considère que le grand art", celui qui forme le "bon goût" et qui nous donne avant tout satisfaction par la connaissance qu'on a de lui. Le beau y apparait comme la manifestation sensible d'une idée, manifestation qui serait encore plus parfaite en s'effaçant au profit de l'idée en question- quand l'art disparait en s'y fondant dans la philosophie....
Dans cette tendance qui permet aux critiques véritablement cinéphiles de briller parce qu'elle nécessite une grande culture artistique, aller au cinéma c'est d'abord apprendre sur le cinéma et sur son histoire. Le processus même de l'appréciation consiste alors à mettre en relation les films entre eux et avec d'autres formes d'art. Ce qui revient à détecter des courants, des écoles, des signes avant-coureurs, des pionniers et des échos ; à partager des héritages et trace des constellations en trouvant des points communs. Les histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard représentent un parangon de cette conception, qui amène volontiers à voir des fins de cycle. Dans cette logique, Huit et demi est loué parce qu'il s'insère dans une lignée qui va des surréalistes à David Lynch et L'homme à la caméra parce qu'il est le sommet du méta-film.