"Face à la jungle, aux collines et aux vallons, mes vies antérieures, animales et autres m'apparaissent". Un buffle tire sur sa corde alors que les paysans dînent dehors. Il s'enfuit dans la jungle. Un paysan finit par le rattraper au petit jour. Il l'appelle par son nom, Keow, et le ramène hors de la forêt. Un étrange singe velu aux yeux rouges les observe.
"Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures". Oncle Boonmee rentre chez lui en voiture avec Jen, sa belle-sur et Tong, le neveu de celle-ci. Tong a cuisiné des plats pour le soir en faisant attention à ne pas contrevenir au régime très strict de son oncle. Celui-ci souffre en effet d'une insuffisance rénale et a recourt à Jaai, un laotien clandestin, non seulement comme régisseur mais aussi pour effectuer ses deux dialyses quotidiennes.
Le soir Jen, Tong et Boonmee dînent lorsqu'apparaît le fantôme de Huay, la grande soeur de Jen et l'ancienne épouse de Boonmee, décédée il y a dix-neuf ans, à l'âge de 42 ans. Huay, dont les traits n'ont pas changé, explique qu'elle est revenue près de son mari car elle le sait très malade. Alors qu'un grondement se fait entendre dans la montagne, c'est ensuite Boonsong qui apparaît sous l'apparence d'un gorille aux yeux rouges phosphorescents. Il dit être le fils du couple, disparu, adolescent, six ans après la mort de sa mère. Boonsong confirme à son père que des fantômes sauvages rodent autour de lui, attendant sa mort. Boonsong explique aussi pourquoi il a disparu. Passionné de photographie comme son père, il avait saisi un jour avec son Leica l'image d'une créature étrange dans la forêt. C'était un "fantôme singe". Il avait appris à connaître ces créatures au point de s'unir à l'une de leurs femmes avec laquelle il vit depuis treize ans. Jaai, incrédule, vient pour pratiquer la dialyse. La soirée se termine en regardant les albums de photos d'autrefois et celles de la ferme apicole que Boonmee a créée selon le souhait de sa femme.
Le lendemain, Jen se promène dans la ferme de son beau-frère. Jaai annonce qu'il va bientôt retourner au Laos pour se marier. Jen sait qu'il n'a pas prévenu Boonmee. Celui-ci soigne ses arbres infestés de larve et fait goûter à Jen le miel qu'il produit. Dans son cabanon, il convoque au téléphone Jaai pour qu'il vienne lui faire sa dialyse. Boonmee pense que sa maladie est due à son karma : il a tué trop de communistes pendant la guerre, trop d'insectes dans sa ferme. Jen le rassure en lui disant que ses intentions étaient bonnes.
Dans un hamac, quelqu'un rêve. Dans la forêt, une princesse voyage en chaise à porteurs. L'un d'eux la dévisage. Elle répond à son regard et pose une main sur ses cheveux, sur son épaule. Près d'une cascade, la princesse enlève son voile qui révèle le visage d'une femme attaqué par une maladie de peau. Elle regarde son visage dans l'eau ; son reflet se transforme bientôt en celui d'une charmante jeune princesse. La princesse s'étonne de ce sortilège. Elle refuse l'étreinte du jeune porteur qui s'est approché en constatant qu'il avait fermé les yeux pour l'embrasser. Elle pleure sur sa laideur. Mais une voix l'appelle dans l'eau de la cascade, celle du poisson chat qui a transformé son reflet. La princesse s'avance dans l'eau, jette ses bijoux comme autant d'offrandes, se baigne et se laisse aimer par le poisson chat qui la pénètre.
Le soir, c'est Huay qui pratique la dialyse de son mari. Celui-ci l'étreint. Huay lui dit qu'il doit partir. Boonmee convainc Jen et Tong de les suivre. Tous les quatre pénètrent dans la forêt et atteignent une grotte où Boonmee se souvient être né pour sa première vie. Ses yeux s'habituent à l'obscurité. Il est devenu un fantôme singe au milieu des autres fantômes singes qui l'observent avec bienveillance. Boonmee raconte néanmoins un cauchemar. Singe fantôme, il est poursuivi par les hommes du futur qui cherchent à le renvoyer dans le passé à l'aide de miroirs à souvenirs. Boonmee est redevenu un homme. Huay le vide de son urine et, du même coup, le tue. Au matin, seuls Jen et Tong se réveillent.
Jen supervise le rite funéraire de Boonmee. Dans une chambre d'hôtel, elle compte l'argent reçu avec son amie, Roong. Tong est devenu moine mais ne peut dormir et leur rend visite. Il prend une douche, se change et veut partir dîner. Tous les trois sont happés par la télévision. Les fantômes de Tong et Jen se séparent des corps qui regardent la télévision et vont dîner.
Renonçant pour une fois à ses films pliés en deux avec chacun une intrigue en miroir de l'autre, Apichatpong Weerasethakul nous propose une histoire en apparence plus simple, le trajet linéaire d'un homme qui va mourir et qui est rattrapé par ses vies passées. Moins lyrique que ses précédents films, Oncle Boonmee est ainsi presque apaisé, décrivant un monde bienveillant, accueillant à tous les mystères comme un antidote aux brutalités du monde moderne.
Les ressources de la forêt
L'imaginaire le cinéaste thaïlandais semble ici par moment rejoindre celui d'Hayao Miyazaki avec une ferme en lisière de forêt séparant le monde moderne des mondes du passé tout à la fois étranges et mystérieux (les fantômes singes, la grotte aux cristaux) mais propices au ressourcement. Car c'est bien cette forêt à laquelle nous ramène sans cesse le cinéaste et par les moyens les plus variés. Un prélude sert de prétexte au vagabondage du buffle, les fantômes de la mère et du fils surgissent de la forêt lors du repas du soir, un flash-back introduit l'histoire du fils à la recherche des singes fantômes, la rêverie d'un personnage prend en charge le conte de la princesse et du poisson-chat, une marche dans la forêt transforme Boonmee en singe fantôme et un cauchemar l'expulse de la forêt vers les hommes du futur avant qu'il ne meure au fond de la grotte. La forêt, dans laquelle le spectateur se trouve ainsi toujours surpris d'être ramené, prend tour à tour des aspects mystérieux, lyriques ou presque bollywoodien avec le conte.
Ces fascinantes glissades dans le monde du mystère s'opposent à la violence du monde moderne : la peur envers les émigrés laotiens de Jen, la mort des communistes et la destruction des insectes que se reproche Boonmee, le monde du futur manifestement violent, les catastrophes qu'annonce le poste de télévision.
Bricoler un monde moderne loin des excès de la religion
Il ne semble pas que ce soit à la religion, fut-elle thaïlandaise, qu'en appelle Weerasethakul pour se frotter au monde moderne. Certes, le film est inspiré d'un roman offert par un moine mais la religion est gentiment égratignée. "Contrairement à l'idée répandue, il n'y pas de paradis. Les fantômes ne sont pas attachés à des lieux mais à des personnes" dit Huay. Elle inverse ainsi la philosophie de Truffaut exprimée dans La chambre verte selon laquelle les morts n'existent tant que l'on pense à eux. Huay suggère plutôt que les vivants existent encore, au seuil de la mort, tant que les morts prennent pitié d'eux. L'approche de la mort étant alors l'épreuve de vérité consistant à savoir si ceux que nous avons aimés sont prêts à venir nous aider. C'est ici le cas de Huay pour Boonmee, acceptant son étreinte, l'aidant pour une ultime dialyse avant de l'accompagner vers la mort et la lui donner. C'est aussi le cas de son fils, Boonsong, qui vient apaiser son père sur le mystère de sa disparition.
Weerasethakul se moque aussi de l'excès de pureté que l'on
est censé trouver dans la religion. Tong ne restera probablement pas
longtemps un bonze, préférant une bonne douche, s'amuser au
karaoké et manger.
Si monde moderne il y a, il ne doit sans doute pas être fait d'une radicale
pureté mais plutôt de l'acceptation des matières hétérogènes,
des influences, des relations entre cultures et entre époques. Weerasethakul
bricole ainsi un Boonsong entre La
bête de Cocteau et Chewbacca de Star
Wars, comme il bricole un roman-photo d'anticipation. Mieux encore, il
avait attaqué son film par une vie antérieure à l'histoire
racontée et il la termine aussi en pied de nez à la philosophie
de la réincarnation. Les fantômes qui sortent des corps de Tong
et Jen sont une possibilité de vie parallèle, variation spirituelle
et impertinente de la réincarnation.
Jean-Luc Lacuve le 02/09/2010.