1928. Dans une petite ville de l'Est de la France, Julien Davenne mène une vie discrète et retirée auprès de sa gouvernante et de Georges, un enfant handicapé auquel il apprend à parler et montre des photos de la guerre. Julien a été très marqué par les affrontements de la première guerre Mondiale qui ont fait tant de victimes. Le souvenir de sa femme, morte après leur mariage, le hante. Au premier étage de sa maison, il a aménagé une chambre entièrement vouée au culte de la défunte.
Rédacteur au "Globe", Julien est devenu un spécialiste des notices nécrologiques. On lui demande de rédiger celle du ministre Massigny qui fut son ami bien avant d'avoir trahi leurs rêves de jeunesse. Dans une salle des ventes, Julien rencontre Cécilia, l'assistante du commissaire-priseur, qui va l'aider à retrouver une bague de Julie. Tous deux éprouvent le même respect pour les morts.
Julien obtient le droit de restaurer une chapelle abandonnée, proche d'un cimetière, Cécilia s'associe à lui dans cette tâche jusqu'au jour où il découvre qu'elle fut jadis la maîtresse de Massigny. A présent, ce qui les sépare est plus important que ce qui les réunit. Julien s'enferme chez lui pour se laisser mourir. Cécilia lui écrit qu'elle l'aime. Épuisé, il la rejoint dans la chapelle où brûlent mille cierges devant des photographies des amis disparus. Il meurt.
Pour Anne Gillain : " Comme Adèle H., La chambre verte est construit sur le principe de "l'émotion par répétition" :
"Je crois à l'émotion retenue, à l'émotion non par paroxysme mais par accumulation. Je voudrais que l'on regarde La chambre verte la bouche ouverte, qu'on aille d'étonnement en étonnement, et que l'émotion ne nous étreigne qu'à la fin, grâce au seul lyrisme de la musique de Jaubert" (le cinéma selon Truffaut p325 et 376).
Davenne est, comme Adèle H., la proie d'une idée fixe que chaque scène reprend sous un angle différent : "le film repose sur l'idée classique de faire quelque chose avec presque rien" Si la musique de Jaubert a joué un rôle essentiel dans la structuration du récit, c'est qu'il répond au principe d'une composition musicale. La chambre verte joue une suite de variations sur un thème unique.
Ce film est, dans l'uvre de Truffaut, celui qui va le plus loin dans le sens de l'économie. A court d'argent, Davenne ira faire une série de conférences en Scandinavie ; seul un plan flash des roues d'une locomotive représente ce voyage. A l'exception de quatre scènes isolées, toute l'action se déroule dans cinq lieux : la maison de Davenne ; les bureaux du globe, le journal où il travaille ; la salle des ventes où il rencontre Cécilia ; le cimetière ; la chapelle. L'ensemble du film a d'ailleurs été tourné dans le même cadre, comme l'explique Nestor Almendros :
"La chambre verte a été pratiquement filmé dans une seule maison louée à Honfleur. Des artifices de décoration nous permirent d'utiliser le même lieu pour des décors différents."
Un seul escalier a ainsi servi pour celui de Davenne, de Cécilia et du globe ; le bureau du journal est situé dans les combles de la maison et le cimetière dans son jardin. Econome d'actions et de lieux, la chambre verte l'est aussi de lumière. Sur 47 scènes, seules 14 sont explicitement tournées de jour, 17 se passent la nuit et les 16 autres sont situés en intérieur avec des lampes éclairées qui suggèrent le soir. Plus encore que Adèle H., La chambre verte se dérobe à la logique diurne pour faire triompher les lois impérieuses d'un monde intérieur.
Pourtant, à la différence d'Adèle, qui se révèle sans cesse au spectateur à travers les folles déclarations de son journal, Davenne ne se confie pas. Le récit le saisit du dehors et ce sont ses actions qui reflètent son obsession. Plusieurs scènes se terminent sur le regard stupéfait que jettent sur lui les personnages du film ; Cécilia à la salle des ventes ; Imbert, son patron, au Globe ; un employé de journal qui l'observe à la dérobée tandis qu'il compose la notice nécrologique de Massigny. Ces regards galvanisés par la surprise sont ceux que Truffaut veut provoquer chez le public. Le récit interdit la complicité avec le héros. Davenne est un homme narrativement seul.
Les premières images dévoilent de façon indirecte et silencieuse le paysage intérieur qu'il habite. Le générique de La chambre verte est parmi les plus beaux de Truffaut. Les cartons défilent sur des plans aux tons monochromes bleutés de la Première Guerre mondiale montrant des soldats lancés à l'assaut, courant vers l'ennemi ou fauchés par les balles. Par trois fois le visage en gros plan de Davenne, mal rasé et coiffé d'un casque vient se surimposer à la vision de cette hécatombe. Son regard fixe annonce sa déclaration future : "je suis devenu simplement le sectateur de la vie". Davenne s'est coupé d'un monde qui a suivi son cours avec "l'après-guerre" ; il demeure hanté par les images d'un carnage insoutenable qui a marqué la fin d'une époque et où sont mort, comme il le dira, tous ses amis. En substituant une teinte bleue au noir et blanc des plans documentaires, Truffaut leur retire tout caractère réaliste pour leur conférer une valeur subjective. Davenne vit dans un paysage intérieur d'outre-tombe.
La chambre verte suit la confrontation de deux temps, celui de Davenne qui vit dans un état de demi-folie qui le coupe de la réalité. Ses souvenirs sont déformés par le combat perdu d'avance qu'il mène contre la durée : en refusant le travail nécessaire du deuil, il se livre à celui de la mort. Cécilia, à l'inverse du parti pris violent de Davenne, accepte le passage du temps : "Je crois fermement que l'oubli est nécessaire", lui dira-t-elle. Tout le fil est structuré par ce contraste qui reflète le conflit entre le héros et la jeune femme.
Cette confrontation prend la forme d'un contraste stylistique. Le récit
ouvre sur la veillée funèbre de la femme de Mazet où
Davenne chasse tous les assistants et surtout le prêtre. La scène
suivante le montre à la recherche d'une bague ayant appartenu à
sa femme, dans la salle des ventes où il rencontre Cécilia.
La première scène comporte 36 plans ; la seconde un plan séquence
unique. Dans ce film où les plans sont rares - 458 pour l'ensemble
du récit- des passages très découpés où
dominent les plans fixes alternent avec des plans séquences filmés
en travelling. Parmi ceux-ci, le plus beau sera le long plan de l'enterrement
de Massigny, où la caméra parcourant le cimetière ira
lentement trouver Cécilia qui sanglote dissimulée sous un voile,
dans un coin isolé.
Les plans séquences sont ainsi toujours associés à la
jeune femme. Ils sont la seule manifestation de continuité dans un
film qui est composé de scènes disjointes, séparées
par des fondus aux noir qui les isolent. Rien ne lie, par exemple les deux
premières scènes, et on ne sait jamais combien de temps s'écoule
entre des fragments d'actions qu'unissent rarement des liens de causalité
narrative. Les scènes se succèdent comme des instants immobiles
dont l'ordre pourrait être modifié.
La scène qui succède aux deux première complète
l'exposition du sujet et annonce son dénouement. Davenne rentré
chez lui s'enferme dans son bureau avec Georges, l'enfant sourd-muet, pour
lui montrer des plaques sur une lanterne magique. Il présente d'abord
des images d'insectes, puis celles de soldats morts pendant la guerre. Au
cours de la projection, l'enfant répétera avec ses mots confus
et indistincts la description fournie par Davenne de ce spectacle horrible.
L'association de ces images et d'un langage désarticulé traduit
de façon poignante la faillite de l'humain dans ce désastre
collectif. La scène poursuit le motif du générique comme
le feront de nombreuses allusions à la guerre dans le récit
: invalide poussé dans un fauteuil roulant, infirmes, palques commémoratives.
La guerre a laissé partout les marques de son passage et Davenne, avec
son corps intact, porte dans son esprit les traces de cette mutilation. Mais
dans cette scène, le cinéma est aussi explicitement associé
au souvenir des disparus. Lorsqu'il parlait à Mazet, Davenne allait
éteindre une petite lampe pour ne laisser briller que la lumière
des bougies. Pour regarder les plaques, Georges éteint lui aussi l'électricité.
La pénombre d'une veillée funèbre se confond dans ce
simple geste avec celle des salles obscures. Le culte des morts est inséparable
de celui du cinéma
Dans les trois histoires de Henry James (L'autel des morts, la
bête dans la jungle, les amis des amis) qui ont inspiré
le récit de Truffaut, il n'y avait pas d'enfant. Dans La chambre
verte, Gorges est, comme le remarquait Truffaut, "une réplique
de Julien Davenne". Il joue un rôle analogue à celui du
fils de la concierge dans Le dernier métro.
Georges, puni par Davenne pour avoir cassé une plaque, se sauvera la
nuit. Il descendra subrepticement l'escalier de la maison, comme le fera le
héros à la fin du film pour rejoindre Cécilia à
la chapelle. On le retrouvera dans une rue obscure où il brisera d'un
coup de pierre la vitrine d'un magasin pour saisir le mannequin d'une femme
au visage entouré de boucles. Au moment où il s'en empare, le
bras d'un agent de police s'abat sur son épaule. Cécilia viendra
le sortir de prison. Cette séquence, la seule dont les séquences
soient bien enchaînées dans ce film fragmenté, reproduit
la quête de Davenne : briser la séparation entre deux ordres
d'expériences, la vie et la mort, le présent et le passé,
le spectateur et le spectacle, pour s'emparer de la mère morte contre
la loi du père. Le lieu obscur et profond où l'on enferme l'enfant
évoque les lieux de délinquance que l'on retrouve souvent dans
les films de Truffaut : la cellule d'Antoine Doinel, la cave de Luca Steiner.
Mais l'aventure du petit Georges reprend aussi le rêve de La
nuit américaine où Ferrand se voyait, enfant, allant voler
la nuit les photos de Citizen Kane,
Rosebud, la mère perdue. Dans la première version de La chambre
verte (qui s'appelait alors La disparue) Truffaut nommait le héros
Ferrand, comme son metteur en scène, lui aussi sourd comme Georges.
Chez Truffaut, le jeu des analogies est interminable.
"
Source : Anne Gillain : François Truffaut, le secret perdu
Note : on évitera de comparer la poupée de cire à l'effigie de la femme aimée avec celle de Bunuel dans La vie criminelle d'Archibald de la Cruz où le cinéaste s'amuse dans un de ses films les plus lumineux.