Les éditions L'Harmattan rééditent ce livre indispensable qui remplace l'édition Hatier, épuisée, d'octobre 1991. Dans la nouvelle préface de 2011, écrite pour la traduction anglaise, Anne Gillain revendique l'éclairage psychanalytique (D.W. Winnicott, notamment) pour comprendre les principales résonances de l'œuvre. Mais, son livre ne s'en tient pas là et analyse de manière subtile, précise et profonde la transformation de l'expérience vécue par François Truffaut en fiction à travers une série de figures thématiques et structurelles récurrentes.
François Truffaut est l'un des plus grands cinéastes, capable de transformer n'importe quel matériau, roman, biographie ou scénario original en uvre débordant d'émotion. Sa mise en scène, apparemment discrète, dissimule comme chez Hitchcock un travail considérable effectué sur le conscient et l'inconscient de son spectateur. La narration semble évidente donnant sans cesse des informations sur le comportement des personnages sans en fournir la clé. Les réponses sont toujours mises en attente. La succession des ellipses, la succession de petites séquences anodines fourmillant de répétitions thématiques forment des rimes qui marquent l'inconscient du spectateur et finissent par donner la clé de l'énigme.
Souvent celle-ci est liée, via des scénarios mettant en valeur le processus de l'apprentissage qui développe la sensibilité et l'humour, aux rôles salvateurs de l'art, de la culture et de la mémoire qui viennent au secours de la carence affective dont la mère fut la première responsable.
Chacun des récits de Truffaut est le lieu d'une double lecture et projette simultanément deux histoires : l'une, réaliste, obéissant aux règles logiques d'un enchaînement narratif classique (histoire d'amour, chronique d'enfance ou intrigue policière); l'autre, fantasmatique, projection d'un vécu personnel où le fils tente de comprendre son rapport avec sa mère.
Le développement de son style narratif consiste à dissimuler son travail avec une adresse et une économie de moyens grandissante, à le fermer à l'analyse sous l'apparence d'une écriture classique. L'efficacité stylistique des films tient à la mise en place, à l'intérieur des récits, d'un double système de perception. Au cours de leur déroulement, l'esprit du spectateur est sollicité par deux modes différents et complémentaires : tandis que son attention est mobilisée par le réseau complexe d'un récit qui, à force d'ellipses, de rebondissements et d'énigmes narratives, retient toute son énergie, une lecture inconsciente, suscitée par une série de rimes, répétitions, retours, parallélismes, lui permet de brûler les lentes étapes du rationnel pour organiser les données de l'image en une vision cohérente et harmonieuse.
La narration a pour objet de paralyser le conscient et on a l'émotion, tout en nourrissant l'inconscient et on a le plaisir. La construction soigneuse de ses scénarios a pour objet de laisser sans cesse en suspens des questions clairement formulées qui absorbent toute l'attention du spectateur. La fragmentation spatio temporelle de scènes que soudent rarement des relations de cause à effet et la multiplication des micros récits atomisent le récit en mosaïque retardant le moment où il se constitue en histoire; l'accumulation des informations dans un même fragment embouteille le système perceptif; des techniques comme la voix off, qui crée une tension entre l'image et la parole, ou la surimpression, qui brouille les référents iconiques, viennent parasiter une information directe. Tous ces procédés freinent la coulée du récit, paralysent la réflexion et suspendent le cours du rationnel en interdisant une interprétation immédiate du matériel. Ils mobilisent aussi puissamment l'appareil perceptif du spectateur rivé dans son fauteuil et à l'affût d'une solution que la limpidité presque suspecte de chaque détail l'autorise toujours à espérer.
Ayant ainsi miné la fonction logique, Truffaut mitraille la fonction émotive de stimulants. C'est ici qu'intervient la répétition. Son utilisation dans le récit correspond à une recherche beaucoup moins délibérée que celle de l'ellipse. Elle relève de "l'instinct", mot favori de Truffaut pour désigner la mise en scène. A l'absence de liaison narrative s'oppose en effet un système de rimes et de parallélismes. La présence de ce réseau crée une continuité souterraine qui pallie l'absence d'enchaînements rationnels. Ces figures, sans contredire la logique de l'histoire, semblent légèrement déplacées par rapport à elle, mais surtout leur retour obsédant excède le strict besoin de la narration. Ce matériel "en trop" fait travailler l'imaginaire du spectateur, le branche sur un autre mode de pensée pour le forcer à produire des associations de nature inconsciente. La coulée inconsciente créée par répétitions renvoie à ces fantasmes simples et universels des fantasmes originaires parce qu'ils posent les problèmes des origines : dans la scène primitive c'est l'origine du sujet ; dans le fantasme de séduction, l'origine de la sexualité; dans les fantasmes de la castration, l'origine de la différence des sexes.
Analyse Jules
et Jim
J'ai voulu éviter le vieillissement physique, les cheveux qui blanchissent. Gruault a trouvé une chose qui m'a beaucoup plu pour marquer le temps qui s'écoule. C'était de placer dans les décors les toiles maitresses de Picasso. On a vraiment une graduation, on verra arriver l'impressionnisme, l'époque cubiste, les papiers collés
Dans le roman, Roché signale simplement de quelques phrases lapidaires l'interruption que la guerre marque dans les relations du trio, Truffaut lui consacre un long développement visuel en insérant une série de documents d'archives. Ces images de destruction contrastent avec les paysages atemporels et idylliques qui les encadrent dans le film. La guerre est l'indicateur du temps et de la fragilité des civilisations. Quand Jim ira rejoindre ses amis en Allemagne après l'armistice, il traversera longuement les cimetières militaires où sont enterrés ses compagnons. Cette présence de la mort au cur du récit annonce la fin du film où Jules suivra les deux minuscules cercueils contenant les cendres du couple incinéré.
La voix off domine comme dans Les deux anglaises, L'enfant sauvage et L'homme
qui aimait les femmes. Ici elle enferme ce que nous voyons sur l'écran
dans un passé disparu, marquant ainsi une distance. Certes la voix
off génère les images mais elle masque la dimension autobiographie
et protège de la violence du fantasme qu'elle exprime
Un panoramique à 360 degré suit autour de la chambre de Jules
le mouvement de Thérèse, la jeune anarchiste qu'il a recueillie,
est lancée l'image du cercle que reprendra tout le film : ronde des
jeux avec Sabine, tourbillon de la chanson de Catherine. Le temps de Jules
et Jim est celui circulaire et sans finalité du jeu. Plus tard Jim
la retrouvera par hasard dans un café et elle l'étourdira du
récit rocambolesque de sa vie qui prendra la forme d'un périple
autour du monde
Mouvement circulaire imposé par les femmes. Chaque retour à Paris est marqué par des images d'archives montrant la ville pendant les années 1900. Au paysages champêtres, atemporels de la femme s'opposent les documents d'époque avec leurs structures de pierre et de fer : métro aérien au retour de l'Adriatique, Gare de Lyon au retour de la mer, Tour Eiffel au retour de Jim des bords du Rhin
Elle se jette dans la Seine pour protester contre les propos de Jules sur la femme "naturelle donc abominable"
Jules dit de Catherine : elle est force de la nature qui s'exprime par des cataclysmes. Le paysage naturel prolonge le corps féminin. Jules n'hésite pas; il s'y installe pour étudier la faune et la flore. Lui que son père avait fait photographier dans sa jeunesse déguisé en Mozart, figure emblématique de l'art et de la civilisation, deviendra le spécialiste des formes les plus frustres de la vie : plantes, insectes et autres bestioles. Quand dans son chalet Rhénan, Catherine monter cette photo à Jim, le montage du film la juxtaposera à des salamandres qui gigotent dans une cuvette de la chambre de Jules. Ce plan cruel explique à lui seul sa survie : Jules ne mourra pas parce qu'il s'adapte et se soumet. Les rares fois où il manifestera un peu d'indépendance, il sera immédiatement puni : gifle quand il refuse de gratter le dos de Catherine, plongeon dans la Seine quand il la contredit, énumération agressive de tous les vignobles français lorsqu'il fait l'éloge de la bière allemande
Jim lui s'éloigne souvent. C'est un voyageur toujours prêt à quitter le paysage de Catherine : "il y a en moi un besoin d'aventures et de risque" lui dira-t-il mais il revient toujours répondant sans hésiter aux convocations tyranniques de la jeune femme.
Analyse de Baisers volés
Roman d'apprentissage, Baisers volés est aussi le récit d'un échec oedipien. Dans un premier temps, la loi du désir balaie avec ironie et mordant la loi des pères. Mais, la voie du couple dans laquelle s'engage Doinel est une imposture. dipe devra souffrir.
Le générique de se déroule sur l'image des portes de la Cinémathèque fermées par des grilles qui en interdisent l'accès. Ce plan signale d'abord les circonstances de tournage du film. Truffaut se trouvait à l'époque, c'est à dire trois mois avant Mai 68, entièrement absorbé par la défense d'Henri Langlois qui venait d'être renvoyé de la Cinémathèque. Il tourna le film en menant "une double vie de cinéaste et de militant". Improvisées à la dernière minute, réalisées dans un climat de jeu et d'insouciance, les séquences de Baisers volés furent tournées comme une suite de sketches. L'extrême découpage du film (près de 700 plans) fut dicté par les circonstances. Si la merveilleuse scène où Monsieur Tabard expose ses problèmes au directeur de l'agence de détective et celle du monologue de madame Tabard dans la chambre d'Antoine sont très morcelées, c'est simplement que les acteurs, qui avaient reçu leur texte une seconde avant de tourner, ne savaient pas leur rôle.
Le film s'organise selon une ligne directrice souple que Truffaut définit en ces termes :
En vérité, dans Baisers volés, chaque spectateur amenait son sujet, pour les une c'était l'Education sentimentale, pour les autres l'initiation, d'autres encore pensaient à des aventures picaresques. Chacun apportait ce qu'il voulait, mais il est vrai que c'était dedans. On avait bourré le film de toutes sortes de choses liées au thème que Balzac appelle "Un début dans la vie"
Baisers volés suit en effet le schéma classique du récit d'apprentissage : un jeune homme, sortant de l'armée pour entrer dans la vie, passe par diverses phases initiatiques et s'intègre, à la fin du film, à l'ordre social par le mariage. C'est d'ailleurs le seul film de Truffaut qui se termine par la formation d'un couple selon le modèle traditionnel du cinéma américain. Il y a pourtant une série d'os dans la version truffaldienne de ce scénario. Pour commencer le jeune homme ne sort pas de l'armée mais il en est chassé et, pour finir, alors qu'il vient tout juste de proposer le mariage à la jeune fille, un fou surgit pour le traiter d'imposteur. Entre tempe intervient une série d'épisodes qui méritent un examen attentif car, si Truffaut reprend des schémas classiques de la fiction, il les agrémente du piment de la subversion.
Dans une scène située vers le début du film, Antoine convoqué par monsieur Blaldy se dirige vers son bureau. Le vieux détective, monsieur Henri, lui déclare comme il passe à coté de lui "Moi, je te dirai une chose. Ce que mon père m'a dit quand il m'a laissé monter à Paris : sois déférent avec tes chefs". Le moins que l'on puisse dire est que le jeune homme ne suit guère ce sage conseil. Une rapide étude de la structure du film le prouvera.
Le récit, en apparence décousu, se conforme en fait à un modèle rigoureux. Il est composé d'une série de confrontations s'accompagnant chaque fois de ce que l'on pourrait appeler une illustration féminine. Prenons ainsi le premier chef. Il s'agit de l'adjudant qui libère Antoine d ses obligations militaires. On le surprend d'abord en train de donner un cours à de jeunes recrues auxquelles il explique en termes imagés le maniement des mines "le déminage, c'est comme les gonzesses. Faut y aller doucement. Une fille vous lui mettez pas directement la main au cul. Non, vous tournez autour. Et bien les mines antichars, c'est pareil. Faut tourner autour." A cette séquence succède l'épisode des deux putains qui évoquent une sexualité expéditive en correspondance avec les propos délicats de l'adjudant.
Devenu veilleur de nuit à l'hôtel Alsinor, Antoine rencontrera monsieur Henri, qui jouera tout au long du film le rôle de mentor bienveillant auprès de lui. Le vieil homme, plein d'expérience trompera d'abord le jeune homme pour obtenir un constat d'adultère ; Antoine le laissera entrer dans une chambre où se trouve un couple illicite. Le mari trompé, qui accompagne le détective, déchirera la lingerie de sa femme (on retrouvera ce détail dans la Sirène du Mississippi) avant de briser un vase. Poursuivant l'initiation sexuelle d'Antoine, le second représentant masculin lui présente une scène primitive un peu perverse puisqu'elle se joue à trois. Il proposera aussi un nouveau travail au jeune homme qui rentrera grâce à lui à l'agence Blady. C'est là que se présentera Tabard qui deviendra patron d'Antoine durant son enquête au magasin.
On arrive au cur du récit. Antoine vient de coucher avec Fabienne et se décide à dire à Blady que le mystérieux amant, c'est lui. Il reste seul dans son bureau pour l'aveu. Par le jeu des portes entrouvertes, trois scènes prennent alors place simultanément sur l'écran. Une des femmes détectives de l'agence repousse les avances d'un autre détective qu'elle ne veut pas épouser. Le vieux mentor conduit une enquête au téléphone. Antoine et Blady discutent et on entend soudain la voix excédée du patron "Qu'est-ce que je vais dire à monsieur Tabard ? Qu'il a payé 10 000 balles pour être cocu !". Au même instant, on perçoit un bruit sourd, monsieur Henri vient de s'écrouler victime d'une crise cardiaque. Il est mort. Dans cette scène éblouissante, Antoine, dipe en herbe, a avoué avoir couché avec sa mère et tué son père. Il en a même tué symboliquement trois puisqu'il ridiculise du même coup Blady et Tabard. Non, Antoine n'est pas déférent avec ses chefs. Il ne cesse de les berner et de s'approprier leur femme. La mort a aussi fait irruption directement dans le récit. La scène suivante sera celle des funérailles de monsieur Henri. Antoine ira ensuite avec une prostituée et manifestera une assurance qui contraste avec son assurance maladroite du début. Une initiation a bien eu lieu.
On retrouve d'ailleurs aussitôt Antoine confronté à une nouvelle représentation paternelle. Il vient d'emboutir dans la rue la voiture du père de Christine. Ce dernier arrange tout. Antoine pour le remercier couchera avec sa fille. Antoine est en effet devenu dépanneur TV et Christine, profitant de l'absence de ses parents l'appellera sous un prétexte fallacieux pour réparer une télévision qu'elle a détraquée elle-même. Le récit passera de la vision d'un Antoine qui commence à s'escrimer sur l'appareil à celle d'un appartement vide. La caméra suit les pièces éparses de la télévision sur le sol pour nous mener dans la chambre parentale où Antoine et Christine dorment ensemble
Baiser volés reprend sous une forme atomisée et parodique le schéma classique du mythe dipien. Comme dans celui-ci la transgression semble d'abord s'accomplir dans l'allégresse. Fabienne Tabard propose à Antoine l'inceste comme un contrat, "un vrai contrat, équitable pour tous les deux" et disparaît de ce fait comme par enchantement, du récit, une fois l'acte accompli. Qui est Fabienne Tabard ? Fabienne Tabard est immédiatement associée à une parole envoûtante. Elle s'exprime avec un naturel éclatant devant un Antoine qui demeurera toujours, en sa présence, émerveillé et muet. L'ayant entendu parler anglais au téléphone, il voudra aussitôt apprendre cette langue "maternelle" inconnue Sa féminité ne fait aucun doute, mais le message qu'elle transmet à Antoine reste de l'ordre du discours. Elle a beau affirmer au jeune homme lorsqu'elle lui rend visite qu'elle n'est pas une apparition, mais une femme, elle tient dans le film, le rôle d'une déesse descendue pour un instant de l'écran. Elle lui confirme d'abord son identité "vos empreintes digitales, lui déclare-t-elle sont uniques au monde. Vous saviez cela ? Vous êtes unique" Transmission d'un message humaniste pour laquelle Fabienne invoque son père, juste avant sa mort ce dernier aurait dit "les gens sont formidables". Par ce beau discours, Fabienne tente de faire d'Antoine un homme, de le convaincre de sa valeur et de lui donner confiance en lui et dans les autres pour affronter la vie. Fabienne parle mais on ne voit pas l'acte sexuel, on al regarde, on l'écoute, mais elle monologue et on ne communique pas avec elle. La touche-t-on vraiment ?
Baisers volés semble réaliser alors le fantasme d'un passage dipien vécu comme fusion avec une image féminine de rêve dont la voix est le seul indice de présence physique. Mais dipe ne s'en tirera pas à si bon compte.
Car si Antoine n'écoute pas ses chefs, il écoute la voix du désir et celle-ci s'accommode mal de l'imposture du couple marié.
L'interdit que faisait peser sur le cinéma le plan du générique se déplace sur le héros : la caméra va en effet le cueillir, après un panoramique sur Paris, derrière les grilles d'une sombre prison. Mais c'est pour mieux l'en sortir aussitôt. Truffaut cinéaste défie les interdits et son film va s'envoler, comme Antoine, à la recherche du temps perdu. Ce mouvement nostalgique épouse celui du désir le plus explicitement sexuel. Lorsqu'il sort de prison, les autres détenus demandent à Antoine d'aller "baiser" pour eux à cinq heures pile. On le voit traverser à toute allure la place Clichy pour s'acquitter de sa mission. Du bordel, Antoine filera chez Christine, le mouvement est lancé, il ne s'arrêtera pas avant la fin du film, le grand lieu du désir étant bien sur l'agence de détective de monsieur Blady où Antoine rencontrera Fabienne Tabard. Alors initié, il pourra susciter le désir de Christine. Mais, au matin, Antoine abandonne le pur mouvement du désir pour une pratique plus socialisée de l'amour. On voit d'abord Antoine et Christine prendre le petit déjeuner après la nuit qu'ils ont passé ensemble. Dans cette scène apparaît l'écriture, malgré la proximité du couple. Les deux jeunes gens échangent en silence de petits billets, et on comprend qu'Antoine demande ainsi Christine en mariage. Avec l'écriture intervient la menace d'une castration symbolique que le film a constamment détournée.
C'est donc très logiquement que le fou interviendra au terme du récit pour dénoncer l'imposture du jeune Doinel. Déclarant à Christine qu'il ne la quittera jamais et ne vivra que pour elle, le fou est l'image même du désir sauvage et illimité de la relation duelle qui exclut le passage vers un monde gouverné par la loi des pères, c'est à dire vers le monde sociabilisé des adultes. Truffaut disait de cette scène :
"avec les années qui passent, je crois que cette dernière scène de Baisers volés, qui a été faite avec beaucoup d'innocence sans savoir moi-même ce qu'elle voulait dire, devient comme une clef pour presque toutes les histoires que je raconte."
Analyse de Domicile conjugal
Le sujet du film n'est plus l'histoire mais la narration. Le dire prime sur le dit. Ce décalage reflète l'influence de Lubitsch et des comédies américaines sur le travail du cinéaste : depuis quelques années, je suis influencé par Lubitsch dont je regarde les films de très près, étant passionné par cette forme d'esprit très particulière qui se perd après avoir eu extrêmement d'importance à l'époque sur Leo McCarey notamment et Hitchcock. Cela consiste à arriver aux choses de manière extrêmement détournée et à se demander : étant donné que l'on a telle situation à faire comprendre au public, quelle sera la manière la plus indirecte, la plus détournée de la présenter ? (Le cinéma selon FT, p. 268)". Le style indirect implique une distanciation et un certain degré d'abstraction dans le travail de la mise en scène : "Lubitsch ne cherche pas à ce que l'on croit à l'histoire. Il nous prend par la main et démonte systématiquement tous les mécanismes qu'il met en branle. Il nous raconte une histoire et fait une blague toutes les deux minutes pour nous montre qu'il nous raconte une histoire (Le cinéma selon FT, p. 321)"
Le sujet du film est l'adultère. Truffaut après Jules et Jim s'était reproché d'avoir présenté une vision idéalisée et complaisante de cette réalité "J'ai voulu faire la peau douce pour monter que l'amour est quelque chose de beaucoup moins euphorique, exaltant. Mais l'échec de ce film avait de nouveau créé chez Truffaut " une insatisfaction et Domicile conjugal a été une réponse à La peau douce. Le second est comme il l'explique, un remake gai du premier "Et puis finalement Domicile conjugal a été terminé et, à ce moment là, j'ai trouvé qu'il était triste lui aussi Quand on touche à l'adultère, ce n'est pas gai et, pour faire une chose gaie, il faut mentir comme dans certaines comédies américaines.
L'espace central du récit est une cour qui évoque celle du Crime de monsieur Lange et où se croisent sans cesse des personnages avides de s'exprimer. Pourtant de cette foule bruissant se dégage sans cesse le sens d'une profonde solitude. La multiplication des signaux semble surtout destinée à combler un vide. Chacun suit son obsession depuis la serveuse qui veut coucher avec Antoine, jusqu'au retraité qui ne sortira de chez lui que lorsque Pétain sera enterré à Verdun en passant par le chanteur d'opéra qui, irrité d'attendre sa femme, jette le sac et le manteau de celle-ci dans l'escalier. Ces messages restent sans effets. Ce sont des objets inutiles qui encombrent l'espace comme l'escalier de bibliothèque qu'Antoine acheté alors qu'il n'a pas de bibliothèque. L'instrument est ingénieux et disponible mais le réel qu'il doit atteindre est absent. Il arrive aussi que les messages dévient de leur trajectoire et atteignent le mauvais destinataire. Antoine n'aura qu'à s'en féliciter lorsque la lettre de recommandation d'un fils de famille pistonné passera pour la sienne et lui permettra d'obtenir un travail. Mais quand les mots doux que sa maitresse japonaise a enfermés dans des tulipes tomberont littéralement sous le nez de Christine, l'aventure tournera mal.
La première scène pose d'emblée le problème. Les jambes de Christine parcourent l'écran et l'on entend par deux fois corriger en voix off des commerçants qui l'appellent mademoiselle ; "Non, pas mademoiselle, madame". Premier message mal reçu : madame Doinel n'a pas l'air d'une femme mariée. Autre message déconcertant : les jambes du désir sont devenues celles de la loi. Ce transfert est peut être à l'origine du dérèglement qui opère dans tous le film. Le mariage bouille les codes, altère le langage du désir, du couple, des échanges sociaux, fausse le rapport des mots et des choses. Ainsi le remake du baiser dans la cave. Lorsque le couple descend chercher une bouteille ; Christine demande à Antoine de l'embrasser comme dans Baisers volés. Le rituel remplace le désir ; le signe se vide.
Le langage des fleurs : Antoine qui teint au début du film des illets pour gagner sa vie, cherchera le rouge intégral ; les fleurs deviendront noires consacrant l'échec de son mariage. Le langage des images : Christine refuse de dire où elle va quand elle se rend chez le gynécologue ; Antoine le devinera en voyant l'affiche d'un bébé sur les murs du métro. Les langues étrangères : avec son patron américain, Antoine aura une conversation à la Ionesco où il répond aux questions qu'il ne comprend pas par des phrases de manuel scolaire ; avec sa maitresse japonaise, il sombrera dans un no mans 'land linguistique qui transformera leurs moments d'intimité en cauchemar. Le langage muet ; Christine après avoir découvert l'adultère d'Antoine l'accueillera à la maison, déguisée en geisha et les larmes aux yeux. Même lorsqu'il se retrouve seul au bordel avec une prostituée, Antoine tient un discours qu'elle ne comprendra pas : "Je déteste tout ce qui se termine", c'est la fin du film". UN système de communication bien agencé et fonctionnel Christine joue La marseillaise au violon pour qu'Antoine puisse arrêter dans la cour la cliente qui oublie toujours de payer. L'homme mystérieux que les habitants de la cour appellent l'étrangleur et redoutent, n'est ainsi qu'un simple artiste de variétés.
L'exemple le plus fort des complexités de la communication est le téléphone. Les Doinel n'en ont pas : au début du film, Christine est avertie par un système byzantin de relais humains que sa mère l'appelle au bistrot de la cour. Quand ils obtiendront un appareil grâce à l'intervention d 'un sénateur, Antoine commencera par appeler l'horloge parlante et obtiendra l'hôpital Cochin. Puis lorsque Christine critiquera sa lettre de remerciements, il entrera dans une colère noire déclarant qu'il n'a nul besoin de téléphone car "Il ne s'ennuie jamais ". Pourtant à la fin du film, seul en tête à tête avec sa maitresse au restaurant, il sombre dans un tel marasme qu'il passe sa soirée à téléphoner à sa femme. La dernière fois qu'il revient à table, la Japonaise lui a laissé un petit billet laconique : " va te faire foutre". C'est la fin de l'adultère.
L'épilogue du film propose un message ambivalent : "J'avais une fin heureuse, mais l'on voit que Jean-Pierre lead se comporte comme se comportait avant le chanteur d'opéra, c'est à dire qu'il prend le manteau et el sac à main de sa femme et les jette dans l'escalier ; il est devenu un mari comme celui-ci. Mais je veux contrebalancer ça, monter que ce n'est pas très grave, alors je fais dire à la voisine, le femme du chanteur : " Tu vois chéri, ils sont comme nous, maintenant ils s'aiment vraiment " mais je en veux pas non plus finir là-dessus, je montre le chanteur qui fait la grimace, qui dément ce que dit sa femme, c'est-à-dire que chaque plan contredit celui d'avant dans cette fin où l'on monter successivement deux indices heureux et deux indices malheureux (le cinéma selon FT, p.275).
Dans Domicile Conjugal, Antoine écrit un livre. Christine lui reproche de salir sa famille en racontant son enfance et lui déclarera qu'"une oeuvre d'art n'est pas un règlement de comptes". Avec ce film, Truffaut semble se désolidariser de son double et jeter sur lui un regard particulièrement critique. Le film entier célèbre néanmoins l'art de conter et le plaisir de jouer avec le spectateur. Antoine entreprend de définir les seins de sa femme, qu'il juge dissemblables, en les nommant Laurel et Hardy ou Don quichotte et Sancho Pança.
Une belle fille comme moi doit d'abord être compris comme une suite et une réponse aux Deux Anglaises. Une suite par son thème :
"Dans Les deux Anglaises (…) j'essayais de détruire le romantisme en étant très physique, d'où cette instance sur la maladie, la fièvre, les vomissements, etc.. Une belle fille comme moi était la continuation de cette destruction : c'est la dérision de l'amour romantique, c'est l'affirmation de la réalité brutale, de la lutte pour la vie (le cinéma selon Truffaut, p. 291)
C'est surtout cette dernière formule qu'il faut retenir. Camille Bliss illustre une notion essentielle chez Truffaut, à savoir "le sens de la survie". "Elle lutte pour la vie tout au long de ce film et les notions de sympathie ou d'antipathie ne me préoccupent absolument pas, et quand les gens sont venus me dire que c'était une vraie garce, j'étais très étonné. Je me suis dis qu'ils ont mal regardé le film (p. 295)"
Le monde où Truffaut jette son héroïne exclut en effet tout critère moral. C'est une jungle où dominent l'indifférence à l'autre et des pulsions aussi primitives qu'égoïstes : "C'est un film cruel sans une once de sentiment, un comique de la dérision où tout est bafoué, mais j'espère que c'est trop gai pour être amer (p. 292)".
Apres Les deux Anglaises et l'évocation de ce que le cinéaste appelait une dépression nerveuse d'époque, Camille réagit avec une énergie sidérante. Elle est l'enfant insupportable qui refuse de se laisser étouffer par son environnement en le détruisant. Comme le remarquera Hélène, la secrétaire du sociologue d'un air pincé , c'est l'environnement qui est victime de Caille Bliss et non le contraire. En qualifiant ses manœuvres criminelles de "pari avec la fatalité" , elle affirme d'ailleurs sa croyance en un contrôle magique du réel qui accompagne cette expérience.
Loin de l'enfermer dans le passé, les flashes-back du récit vont d'ailleurs lui ouvrir les portes de la prison et celle du futur. Les signes de la fatalité sont ici inversés comme le prouvent les traitements des thèmes de l'écriture et de la chute
Le prologue du film sanctionne l'échec d'un livre. Une jeune femme entre dans une librairie pour y chercher un ouvrage dont la parution a été annoncée. Il n'est pas sorti. Que s'est-il passé ? le film commence par un flash-back: un an plus tôt lorsque le jeune sociologue va rencontrer dans la prison la matière de son étude. Il arrive armé d'un magnétophone où madame Bliss enregistrera l'histoire de sa vie qu'illustre une seconde série de flashes-back
la structuration du film, autour de l'enregistrement d'une expérience, rapproche le film de L'enfant sauvage: "C'est Bernadette la sauvage, et cette fois on est contre l'éducateur qui n'a rien compris à al vie (p.294). l'impuissance du sociologue devant Camille se traduit par un rapport de langage. Une belle fille comme moi n'oppose pas seulement le féminin au masculin, le langage parlé à l'écriture, mais surtout un argot extraordinairement dynamique et le verbe creux de Stanislas. Comme le remarquait Truffaut, cette langue n'est pas moins travaillée que celle des Deux Anglaises : "C'était seulement une autre forme littéraire qui m'attirait: après la belle langue de Roché, faite de phrases courtes, d'une préciosité incroyablement raffinée, je m'attachais à un langage complètement inventé, un argot très grossier, certes, mais aussi peu vulgaire que le Queneau des Aventures de Sally Mara" (p . 291)
Deux chutes mémorables encadrent le film. la première est celle de son père : Camille enfant retirait subrepticement l'échelle dont il s'était servi pour monter dans la grange de la ferme familiale. Il ne s'en apercevait pas et tombait. C'est l'exemple d'un pari avec la fatalité. Ce meurtre indirect vaut la maison de correction à la fillette. La seconde chute est celle de son amant, Arthur, le dératiseur puritain, qui s'acharne sur les bêtes malfaisantes avec autant de passion qu'il réprime sa sexualité. Ayant découvert l'imbroglio pervers où l'a entraîné Camille, son "pauvre petit oiseau", il décide qu'il ne leur reste plus qu'à se tuer ensemble. Camille le laissera sauter seul du haut de la cathédrale. Ces chutes manifestes sa vigueur. Elle les provoque sans jamais les subir. Elle ne tombe pas; elle refuse de sauter. Il n'y a pas en elle la moindre tendance suicidaire. Camille demeure bien accrochée à la vie car elle a un but qui la guide et oriente ses efforts.
Deux forces gouvernent les rapports humains : l'argent et le sexe. Les liasses de billets, volées ou extorquées, circulent allègrement; tous les personnages sont mobilisés par leurs pulsions sexuelles. Même la jeune bourgeoise très digne qui tape la thèse de Stanislas manifeste par ses paroles et ses actions l'emprise qu'exerce sur elle le sociologue. les amants de Camille reproduisent le même schéma sous une forme moins éthérée: Clovis, le mari, maître Murène, l'avocat marron, Sam Golden, le chanteur et Arthur le dératiseur ne pensent qu'à se jeter sur l"héroïne. Les deux derniers font d'ailleurs preuve de solides tendances fétichistes : le premier a besoin pour passer à l'acte d'entendre un disque reproduisant les bruits de moteur des voitures à la course d'Indianapolis et le second d'un scénario très étudié lui laissant croire que sa chute sur le corps de Camille est in accident imprévisible du processus de dératisation ! Camille assume vaillamment, comme elle l'explique à Stanislas, l'insatiable demande sexuelle de ces quatre hommes, mais il est clair qu'elle n'est à aucun moment comme eux , esclave de ses instincts : "Stanislas : est ce que vous vous rendez compte, Camille que vous aviez des rapports intéressés avec chacun d'eux ? Camille : Ah ben, j'espère bien, dites j'aurais asa couché avec eux sans raison, j'suis pas comme ça moi !"
Camille est le seul personnage du film à avoir un idéal. C'est une artiste qui veut devenir célèbre. La sincérité de sa vocation ne fait pas de doute. Fillette, elle tue son père parce qu'il a défoncé son banjo d'un coup de pied. Elle en réclamera un à Stanislas en prison et manifestera une joie enfantine en le voyant. Dans un des moments les plus sincères du film, elle avouera son admiration pour Sam Golden, dont le nom étalé sur le mur du cabaret miteux où il chante l'a éblouie: "J'ai toujours eu un vache de respect pour les gens qui peuvent s'offrir leur nom inscrit sur les murs : j'me dis qu'ils savent vraiment la vérité de la vie.. un truc comme ça non ?
C'est grâce à un film d'amateur prouvant qu'elle n'a pas poussé Arthur dans le vide, qu'elle sera libérée. Cette séquence donne lieu à un savoureux pastiche d'un cinéphile fou de technique. C'est un petit garçon, Michou qui a tourné ce film, et tandis que le corps d'Arthur vient s'écraser sur le sol, il recommande à Stanislas et à sa secrétaire d'admirer les effets d'un beau zoom.
A la fin, les journaux annonceront la libération de Camille et l'emprisonnement du sociologue. Lorsque ce dernier voudra lire la lettre où il raconte la vérité, il ne trouvera que son codétenu pour l'écouter et il n'arrivera même pas à le convaincre de son innocence. les mensonges de Camille captivent au contraire les foules : la dernière image la montre en train de donner une interview à la télévision tandis qu'un bulldozer détruit les preuves de sa culpabilité
Aux critiques qui l'avaient accusé de ridiculiser les intellectuels, Truffaut avait répondu :" le film a été vu comme méprisant, c'est une erreur car on ne se méprise pas soi même. Le film a été fait contre moi, c'est cela qui n'a pas été compris. Le film est ambigu dans le sens où il est secrètement mais pas moins autobiographique que mes autres films. Dans Une belle fille comme moi, je suis les deux personnages : Camille Bliss et Stanislas, le sociologue. Je me moque de quelqu'un qui s'obstine à voir la vie d'une façon romantique: je donne raison à la fille qui est une espèce de voyou, qui a appris à se méfier de tout le monde et à lutter pour survivre. Je les oppose l'un à l'autre mais je les aime tous les deux."
Pourtant s'il joue manifestement avec un plaisir sans borne avec son personnage féminin, il est flagrant qu'il condamne Stanislas. Le cinéaste s'identifie complètement avec cette belle fille qui se libère en racontant sa vie. Si j'avais été une femme j'aurais été comme elle déclarait Truffaut (Cité par Gilles Cahoreau dans François Truffaut, P. 283) qui ajoutait ailleurs : "Je suis plus intéressé par la féminité des artistes que par leur virilité (P.282). Comme Antoine Doinel, Camille est enfermé dans un Centre d'observation pour mineurs délinquants dont elle s'échappe.
Profession de foi esthétique. Lorsqu'à la fin Stanislas lui monte son manuscrit Camille s'exclame en lisant la retranscription exacte de son récit "Ah ben ! putain merde, dites mais... qu'est-ce que c'est mal écrit ! Moi je croyais que vous étiez professeur. Stanislas lui répond que ses paroles sont ses empruntes digitales. En le jetant aussitôt en prison, Truffaut dénonce l'impuissance narrative du sociologue. Un livre ne doit pas se contenter d'enregistrer le réel sans médiation. Il doit avoir un auteur qui en maîtrise l'ordre et organise le sens. Une œuvre d'art implique nécessairement une manipulation de la réalité. Camille le sait. La bande-image vient souvent dénoncer dans le film les mensonges de la bande-son où elle relate à sa façon son histoire. Mais c'est Truffaut qui marque ses distances avec les "documents vécus". Le film à la différence du livre de Stanislas met en place autour de Camille un dispositif critique qui dénonce la fragilité de la réalité enregistrée. Le sociologue, armé d'un magnétophone délire parce qu'il est amoureux; sa secrétaire armée d'une machine à écrire, corrige ses interprétations avec une lucidité inspirée par sa jalousie. A la fin , Camille sous prétexte de "transformer l'environnement" efface en direct à la télévision, les preuves de son crime à coups de bulldozer. Son art est à l'image de cette machine : primitif, brutal, menteur mais absolument efficace.
La tentative folle et suicidaire d'une jeune fille de construire par l'écriture un lien vers un père dont elle se sent rejetée.
Le seul trait commun entre la pâle fantoche qu'est Pinson et le grand Victor Hugo est que ni l'un ni l'autre ne veulent d'elle. Adèle court après le fantôme d'un père auquel elle a retiré toute réalité pour ne conserver que le trait qui l'a détruite: l'absence d'amour. En lui préférant sa soeur, Victor Hugo a aliéné l'identité de sa fille cadette. Si le titre du film occulte son patronyme, ce n'est pas tant pour laisser planer un mystère sur l'identité d'Adèle, que pour refléter ce manque fondamental d'identité. Le seul ressort dramatique du film va être de montrer comment l'imagination fertile d'Adèle va lui permettre de survivre dans cette situation intenable. Quand la folie aura gagnée, il s'arrêtera.
Peu de scènes sont reliées entre elles par un lien de cause à effet ou par une quelconque continuité temporelle. De nombreux fondus au noir viennent au contraire isoler les séquences les unes aux autres. Le temps ne passe pas; il se répète. Sur les 73 segments du film, vingt huit se passent la nuit; dix neuf sont muets et onze n'ont pour seul accompagnement sonore que le texte du journal ou des lettres d'Adèle. Cette triple absence d'enchaînement temporel, de lumière et de dialogues vient suspendre le cours de la logique diurne pour soumettre le déroulement du récit aux courts circuits de l'imaginaire.
Pinson et Adèle s'éloignent d'une soirée dansante et se dirigent vers un cimetière où il lui dit qu'il ne l'épousera jamais. Puis une scène montre la jeune femme en larmes devant un petit autel sur lequel trône une photo de Pinson encadrée de noir et de bougies. L'amour est devenu culte religieux d'un objet défunt. Pourtant, sur ce cérémonial du désespoir, s'enchaîne une somptueuse mise en scène: on voit un gros plan du visage d'Adèle qui annonce son mariage a ses parents, tandis qu'en surimpression se dessinent les côtes de l'Océan que sa lettre va traverser. On suivra les parcours de celle-ci grâce à une suite de fondus enchaînés sur les cartes de l'Amérique, des vues de l'Atlantique, une carte d'Europe où se détache le nom de Guernesey et, finalement, une grande maison qui est celle de Victor Hugo. Une vieille femme en noir en sort, une lettre à la main, poursuivant le motif du deuil, et va au siège du journal de Guernesey pour y faire publier l'annonce du mariage. La musique accompagne à la fois la scène du rituel funèbre et celle du voyage de la lettre, marquant le lien qui unit l'idée de mort à ce passage lyrique. Car ce merveilleux épisode, s'il marque le triomphe d'Adèle pour imposer sa parole au monde et donner force de vérité à son fantasme consacre aussi sa rupture avec le réel. On voit d'abord le lieutenant Pinson se faire tancer vertement par son supérieur. Puis, aussitôt après, ce sera Adèle que la voix paternelle condamnera et accusera de mensonge.
L'histoire commence et finit en 1976 au cimetière où l'on enterre Bertrand Morane. Elle se présente dans son ensemble comme un immense flash-back qui retrace la composition en 1975 du roman qu'écrit le héros avant sa mort. Dans ce présent de la narration viennent s'insérer des images du passé récent, c'est à dire de la chasse aux femmes, et de l'enfance où règne la mère. Lorsque Bertrand pensera avoir fini son livre et réunit tous les fils du passé, il rencontrera par hasard une femme, Véra, qui a échappé au recensement de l'écriture malgré son rôle capital dan la vie du héros.
Truffaut mérite le titre de roi du flash-back invisible qu’il décernait à Lubitsch et à Buñuel. Superbe transition en effet du début grâce à laquelle Bertrand est rendu à la vie; aux jambes féminines filmées en plongée de sa tombe se substituent celles que le héros bien vivant va poursuivre dans la rue. J'avais envie de monter dans un film tout ce qui arrive à un livre : le livre s'écrit puis il est composé, imprimé, on vous donne des épreuves à corriger, on choisit la couverture, et puis le livre est là, comme un objet (Le cinéma selon François Truffaut)
Narrateur de sa propre vie, Bertrand manifeste envers elle une curiosité qui semble promettre une vérité. S'il entreprend un roman, ce n'est ni par ambition littéraire ni par désœuvrement mais parce qu'il traverse une crise et souhaite cerner le mystère d’une conduite qui lui échappe. Le film se présente à cet égard comme la véritable psychanalyse d’un cas qu’on pourrait appeler sur le modèle freudien « l’homme aux jambes » puisque telle est l’obsession majeure du héros : les jambes des femmes, écrit-il sont des compas qui arpentent en tous sens le globe terrestre, lui donna son équilibre et son harmonie. La fragmentation du récit et son absence de continuité chronologique reproduisent les détours du travail d’anamnèse où le patient essaie de reconstituer son histoire à coups de souvenirs lacunaires, d’incursions dans la passé lointain, de retours à la surface du temps présent.
Mais c’est aussi par le privilège écrasant accordé à la parole que le film évoque une analyse. Les images sont sans cesse soumises à l’emprise d’un discours qui les ordonne, les tient à distance, les exorcise. Les mots maitrisent sans cesse la force brutale de fantasmes exprimés par l’image. L’écoute analytique est même présente dans le film avec le personnage de l’éditrice, Geneviève, dont le commentaire en voix off au début et à la fin du récit répond à celui de Bertrand dans sa partie centrale.
Le récit est construit comme une série de poupées russes qui se déboitent : encadrement par l’enterrement au début et à la fin, par l’avant et l’après du livre, pour révéler cette minuscule parcelle d’existence en noir et blanc qui gouverne l’ensemble. Les cinq flashes-back qui constituent le cœur narratif du film durent respectivement 58, 67, 27, 26 et 29 secondes, soit un total de 3’27. Si leur impact c’est que chaque détail du film reprend leur leçon, qu’il développe et illustre dans la description des rapports de Bertrand adulte avec les femmes. Ces brefs reflets de l’enfance viennent nimber de leur sombre éclat le destin du héros.
L’usage du noir et blanc confère à ces images la force d'un événement réel de nature documentaire dont le film de fiction en couleurs n’est que la mise en scène fantasmatique. Tout cela ajouté à leur nature de flash-back, figure cinématographique qui évoque l’émergence de la vérité, en fait des instants de grande intensité. Suivant les lois de l’anamnèse, l’ordre de leur apparition correspond à la lente érosion du refoulement qui laisse d’abord émerger des images rassurantes pour autoriser peu à peu le retour du souvenir le plus traumatisant et par conséquent le plus censuré
Après l’arrestation de Delphine, un défilé de conquêtes illustrera la chasse frénétique d’un désir ignorant les limitations imposées par l’Œdipe. De ce fatras féminin confus et indifférencié qui marque l’apogée du désordre amoureux, surgira le souvenir capital, celui qui informe l’ensemble de la représentation fantasmatique dans l’œuvre de Truffaut. La voix off énonce la loi imposée par la mère : "Une fois pour toutes, elle m’avait interdit de jouer, de bouger ou même d’éternuer. Je ne devais pas quitter la chaise qui m’était allouée, mais par contre je pouvais lire à volonté à condition de tourner les pages sans faire de bruit". Ce fils pétrifié par la présence maternelle, silencieux, immobile, sans autre refuge que le reflet de la vie dans les livres, habite en secret tous les héros du cinéaste. Fahrenheit 451 reprend les termes exacts de la prescription édictée par la mère : devenir livre L’homme qui aimait les femmes libère la composante sexuelle de ce souvenir. Les images du flash-back montrent en effet le fils absorbé dans la lecture pendant que sa mère déambule près de lui dans un déshabillé qui laisse voir ses jambes gainées de soie. "Ma mère avait pris l’habitude de se promener demi nue devant moi, non pour me provoquer évidemment, mais plutôt je suppose, pour se confirmer à elle-même que je n’existais pas"
Cette scène rend compte des modalités exactes de la fixation fétichiste de Bertrand. Le fétichisme prend naissance dans la découverte par l’enfant de la castration de la femme. Cette révélation est souvent liée à la fréquentation précoce et familière de la réalité sexuelle dans la promiscuité de non pudeur de la mère (Guy Rosolato, Le désir et la perversion). Afin de combattre son angoisse, que dissipe dans une situation normale la délégation du regard du père, le fétichiste choisit de nier les données de sa perception. Ce déni de réalité provoque une fixation sur le dernier objet aperçu avant la révélation du manque maternel, ce qui explique que le fétiche soit souvent un accessoire féminin associé à une partie inférieure du corps féminin : lingerie, chaussure ou bas. Le fétiche correspond à un arrêt du regard, à un oubli volontaire de ce qui a été entrevu. Il sera désormais indispensable au surgissement du désir.
Dans L’homme qui aimait les femmes, le livre que tient Bertrand tandis que sa mère se promène autour de lui à demi nue s’intitule La peur blanche, titre qui résume la situation avec un humour certain. Dans cette scène, se révèlent à la fois l’anxiété du fils et l’hystérie maternelle. Madame Morane, avec sa collection d’amants, apparait comme une femme solitaire qui attend, en tête à tête avec un fils devenu support de sa névrose, des lettres d’amour qui n’arrivent pas. Et pour cause, puisque Bertrand jette dans un égout celles qu’on lui confie : "les mystères de la poste sont insondables". Comme les mystères du père absent qui gouverne le désir maternel et dont le fils usurpe ici allégrement la place. L’homme qui aimait les femmes éclaire dans cette scène capitale de la lecture près du corps de la mère, les origines de la passion de Truffaut pour le langage. Le texte occupe ici le rôle littéral d’écran protecteur entre le fils et sa mère. Il tient à distance et structure un désir qui, sans lui, serait assujetti à la loi maternelle.
Le fétiche n’est pas simplement pour Bertrand une jambe gainée de soie mais une jambe qui bouge. Madame Morane, mère phobique qui interdit tout contact et dont le silence barre l’accès à la moindre symbolisation, marque ses relations avec son fils du sceau de la distance, du mouvement et du regard. Le film ne contient aucune scène sexuelle ; l’instant érotique est pour Bertrand celui où ses yeux se fixeront sur des jambes en mouvement selon une mise en scène inlassablement répétée du scénario de la séduction maternelle. Son cauchemar illustre ce qui arrive lorsque, de spectacle, les femmes se font spectatrices et s’immobilisent pour tourner soudain leur regard sur le héros : Bertrand y voit Hélène habiller avec des gestes de froide possession un mannequin à son effigie, tandis que, de l’autre côté de la vitrine, la foule des conquêtes contemple en riant la scène. C’est cette vision horrifique que cherche à conjurer son épuisante quête amoureuse. Il n’existe pour lui d’autre alternative que fétichiser ou être fétichisé. Le moment même de la mort correspondra à la répétions de la scène de l’enfance. Cloué sur un lit d’hôpital, ayant reçu l’ordre de ne pas bouger, il aperçoit grâce à un jeu de lumière les jambes d’une infirmière dans l’entrebâillement de la porte. Lui qui ne devait faire aucun mouvement se redresse et tend le bras vers ces jambes qui l’attirent comme un aimant. Transgressant l’interdit maternel, le mouvement de Bertrand le tuera.
Le livre est la seule issue proposée par madame Morane comme possibilité d’une symbolisation libératrice. Libéré de l’emprise des femmes, orienté vers les voies de la symbolisation, Bertrand se constitue pour la première fois en sujet indépendant capable d’affirmer son identité. Tout en respectant la loi de la mère – à l’immobilité de la lecture répond celle de l’écriture- il fait l’expérience d’une liberté jubilatoire le fait qu’il change au dernier moment dans son manuscrit la couleur de la robe de la petite fille marque l’autonomie de l’écrivain qui peut reconstruire à son gré la réalité. Au livre fétiche se substitue le livre comme objet transitionnel ouvrant la voie aux réalisations culturelles.
A ce nouveau rapport avec la réalité va correspondre une vision nouvelle de la femme. La rédaction du roman donnera vie à Geneviève, l’éditrice qui soutiendra et protégera l’effort de Bertrand. Comme dans Fahrenheit 451, la figure maternelle va brusquement se dédoubler à la fin du film pour marquer l’affrontement de la bonne et de la mauvaise mère, Geneviève et Véra. Comme Hélène, Delphine, Aurore ou la dactylo, qui sont toutes associées à des mères qui rejettent ou abandonnent le héros, Véra a jadis rouvert la blessure narcissique de l’enfance. Au cours de leur tête à tête, on apprend que la rupture de leurs relations a provoqué chez Bertrand une grave dépression nerveuse. Le retour de cet épisode dramatique alors qu'il croyait avoir réglé son compte avec le passé, marque le caractère éphémère de l’euphorie créatrice. L’œuvre de réparation n’est jamais achevée, comme l’indiquait la fin mélancolique de La nuit américaine. Bertrand voudra remanier son livre pour inclure ce personnage féminin qui a marqué sa vie. Geneviève lui opposera un refus formel séparant ainsi Bertrand de l’interminable lignée des mères castratrices. A Vera quia causé l’effondrement de Bertrand se substitue une femme qui remplit auprès de lui la pleine fonction maternelle. Elle lui renvoie une image positive de lui-même, lui conseille d’écrire un autre livre, ouvre pour lui l’espace du jeu et de la création.
Avec son apparition dans le récit, la femme du désir au lieu de fusionner avec la figure maternelle va se séparer d’elle. Dans la chambre d’hôtel où ils sont passés la nuit, Geneviève n’est plus filmée en gros plan mais en plans éloignés qui rendent pour la première fois dans le film, le corps de la femme à son unité. Un type féminin nouveau émerge : non plus une paire de jambes impersonnelle et indifférenciée mais une femme qui s’affirme dans sa différence, non plus un objet mais un sujet, non plus le double mais l’autre de Bertrand. Ce mouvement vers une intimité qui arracherait pour la première fois le don Juan à sa solitude est interrompu par le retour de l’obsession. Bertrand restera un enfant mort mais que protège désormais le regard d’une mère bienveillante. Sa voix prolonge la sienne pour célébrer le livre qu'ensemble, ils ont fait naitre
" Comme Adèle H., La chambre verte est construit sur le principe de "l'émotion par répétition" :
"Je crois à l'émotion retenue, à l'émotion non par paroxysme mais par accumulation. Je voudrais que l'on regarde La chambre verte la bouche ouverte, qu'on aille d'étonnement en étonnement, et que l'émotion ne nous étreigne qu'à la fin, grâce au seul lyrisme de la musique de Jaubert" (le cinéma selon Truffaut p325 et 376).
Davenne est, comme Adèle H., la proie d'une idée fixe que chaque scène reprend sous un angle différent : "le film repose sur l'idée classique de faire quelque chose avec presque rien" Si la musique de Jaubert a joué un rôle essentiel dans la structuration du récit, c'est qu'il répond au principe d'une composition musicale. La chambre verte joue une suite de variations sur un thème unique.
Ce film est, dans l'uvre de Truffaut, celui qui va le plus loin dans le sens de l'économie. A court d'argent, Davenne ira faire une série de conférences en Scandinavie ; seul un plan flash des roues d'une locomotive représente ce voyage. A l'exception de quatre scènes isolées, toute l'action se déroule dans cinq lieux : la maison de Davenne ; les bureaux du globe, le journal où il travaille ; la salle des ventes où il rencontre Cécilia ; le cimetière ; la chapelle. L'ensemble du film a d'ailleurs été tourné dans le même cadre, comme l'explique Nestor Almendros :
"La chambre verte a été pratiquement filmé dans une seule maison louée à Honfleur. Des artifices de décoration nous permirent d'utiliser le même lieu pour des décors différents."
Un seul escalier a ainsi servi pour celui de Davenne, de Cécilia et du globe ; le bureau du journal est situé dans les combles de la maison et le cimetière dans son jardin. Econome d'actions et de lieux, la chambre verte l'est aussi de lumière. Sur 47 scènes, seules 14 sont explicitement tournées de jour, 17 se passent la nuit et les 16 autres sont situés en intérieur avec des lampes éclairées qui suggèrent le soir. Plus encore que Adèle H., La chambre verte se dérobe à la logique diurne pour faire triompher les lois impérieuses d'un monde intérieur.
Pourtant, à la différence d'Adèle, qui se révèle sans cesse au spectateur à travers les folles déclarations de son journal, Davenne ne se confie pas. Le récit le saisit du dehors et ce sont ses actions qui reflètent son obsession. Plusieurs scènes se terminent sur le regard stupéfait que jettent sur lui les personnages du film ; Cécilia à la salle des ventes ; Imbert, son patron, au Globe ; un employé de journal qui l'observe à la dérobée tandis qu'il compose la notice nécrologique de Massigny. Ces regards galvanisés par la surprise sont ceux que Truffaut veut provoquer chez le public. Le récit interdit la complicité avec le héros. Davenne est un homme narrativement seul.
Les premières images dévoilent de façon indirecte et silencieuse le paysage intérieur qu'il habite. Le générique de La chambre verte est parmi les plus beaux de Truffaut. Les cartons défilent sur des plans aux tons monochromes bleutés de la Première Guerre mondiale montrant des soldats lancés à l'assaut, courant vers l'ennemi ou fauchés par les balles. Par trois fois le visage en gros plan de Davenne, mal rasé et coiffé d'un casque vient se surimposer à la vision de cette hécatombe. Son regard fixe annonce sa déclaration future : "je suis devenu simplement le sectateur de la vie". Davenne s'est coupé d'un monde qui a suivi son cours avec "l'après-guerre" ; il demeure hanté par les images d'un carnage insoutenable qui a marqué la fin d'une époque et où sont mort, comme il le dira, tous ses amis. En substituant une teinte bleue au noir et blanc des plans documentaires, Truffaut leur retire tout caractère réaliste pour leur conférer une valeur subjective. Davenne vit dans un paysage intérieur d'outre-tombe.
La chambre verte suit la confrontation de deux temps, celui de Davenne qui vit dans un état de demi-folie qui le coupe de la réalité. Ses souvenirs sont déformés par le combat perdu d'avance qu'il mène contre la durée : en refusant le travail nécessaire du deuil, il se livre à celui de la mort. Cécilia, à l'inverse du parti pris violent de Davenne, accepte le passage du temps : "Je crois fermement que l'oubli est nécessaire", lui dira-t-elle. Tout le fil est structuré par ce contraste qui reflète le conflit entre le héros et la jeune femme.
Cette confrontation prend la forme d'un contraste stylistique. Le récit
ouvre sur la veillée funèbre de la femme de Mazet où
Davenne chasse tous les assistants et surtout le prêtre. La scène
suivante le montre à la recherche d'une bague ayant appartenu à
sa femme, dans la salle des ventes où il rencontre Cécilia.
La première scène comporte 36 plans ; la seconde un plan séquence
unique. Dans ce film où les plans sont rares - 458 pour l'ensemble
du récit- des passages très découpés où
dominent les plans fixes alternent avec des plans séquences filmés
en travelling. Parmi ceux-ci, le plus beau sera le long plan de l'enterrement
de Massigny, où la caméra parcourant le cimetière ira
lentement trouver Cécilia qui sanglote dissimulée sous un voile,
dans un coin isolé.
Les plans séquences sont ainsi toujours associés à la
jeune femme. Ils sont la seule manifestation de continuité dans un
film qui est composé de scènes disjointes, séparées
par des fondus au noir qui les isolent. Rien ne lie, par exemple les deux
premières scènes, et on ne sait jamais combien de temps s'écoule
entre des fragments d'actions qu'unissent rarement des liens de causalité
narrative. Les scènes se succèdent comme des instants immobiles
dont l'ordre pourrait être modifié.
La scène qui succède aux deux première complète
l'exposition du sujet et annonce son dénouement. Davenne rentré
chez lui s'enferme dans son bureau avec Georges, l'enfant sourd-muet, pour
lui montrer des plaques sur une lanterne magique. Il présente d'abord
des images d'insectes, puis celles de soldats morts pendant la guerre. Au
cours de la projection, l'enfant répétera avec ses mots confus
et indistincts la description fournie par Davenne de ce spectacle horrible.
L'association de ces images et d'un langage désarticulé traduit
de façon poignante la faillite de l'humain dans ce désastre
collectif. La scène poursuit le motif du générique comme
le feront de nombreuses allusions à la guerre dans le récit
: invalide poussé dans un fauteuil roulant, infirmes, palques commémoratives.
La guerre a laissé partout les marques de son passage et Davenne, avec
son corps intact, porte dans son esprit les traces de cette mutilation. Mais
dans cette scène, le cinéma est aussi explicitement associé
au souvenir des disparus. Lorsqu'il parlait à Mazet, Davenne allait
éteindre une petite lampe pour ne laisser briller que la lumière
des bougies. Pour regarder les plaques, Georges éteint lui aussi l'électricité.
La pénombre d'une veillée funèbre se confond dans ce
simple geste avec celle des salles obscures. Le culte des morts est inséparable
de celui du cinéma
Dans les trois histoires de Henry James (L'autel des morts, la bête dans la jungle, les amis des amis) qui ont inspiré le récit de Truffaut, il n'y avait pas d'enfant. Dans La chambre verte, Gorges est, comme le remarquait Truffaut, "une réplique de Julien Davenne". Il joue un rôle analogue à celui du fils de la concierge dans Le dernier métro. Georges, puni par Davenne pour avoir cassé une plaque, se sauvera la nuit. Il descendra subrepticement l'escalier de la maison, comme le fera le héros à la fin du film pour rejoindre Cécilia à la chapelle. On le retrouvera dans une rue obscure où il brisera d'un coup de pierre la vitrine d'un magasin pour saisir le mannequin d'une femme au visage entouré de boucles. Au moment où il s'en empare, le bras d'un agent de police s'abat sur son épaule. Cécilia viendra le sortir de prison. Cette séquence, la seule dont les séquences soient bien enchaînées dans ce film fragmenté, reproduit la quête de Davenne : briser la séparation entre deux ordres d'expériences, la vie et la mort, le présent et le passé, le spectateur et le spectacle, pour s'emparer de la mère morte contre la loi du père. Le lieu obscur et profond où l'on enferme l'enfant évoque les lieux de délinquance que l'on retrouve souvent dans les films de Truffaut : la cellule d'Antoine Doinel, la cave de Luca Steiner. Mais l'aventure du petit Georges reprend aussi le rêve de La nuit américaine où Ferrand se voyait, enfant, allant voler la nuit les photos de Citizen Kane, Rosebud, la mère perdue. Dans la première version de La chambre verte (qui s'appelait alors La disparue) Truffaut nommait le héros Ferrand, comme son metteur en scène, lui aussi sourd comme Georges. Chez Truffaut, le jeu des analogies est interminable.
Analyse du Dernier métro
Au cours d'une répétition, Marion interdit à Bernard de lui caresser le visage comme le script l'exige.
On entend en voix off la radio relater un attentat au pick-up piégé contre un officier allemand tandis que l'image montre le régisseur Merlin sortant du théâtre.
Plans des couleurs du métro en noir et blanc. Des voyageurs tous anonymes circulent
Marion est en discussion dans son bureau avec un homme auquel elle veut vendre des bijoux. Merlin entre pour l'en dissuader
Entre ces quatre scènes, il n'existe pas le moindre lien de cause à effet, pas la moindre continuité spatio-temporelle. Notre seule information concerne le pick-up que Bernard bricole dans les coulisses du théâtre et qu'il emporte sous son bras bien qu'il appartienne à Marion. on ne reparlera à aucun moment dans la suite du film des incidents évoqués par cette séquence, ce qui parait particulières choquant en ce qui concerne l'attentat qui aurait du avoir de redoutables conséquences sur le plan de la réalité.
Le second segment concerne un des moments les plus énigmatiques du film, mais aussi un des plus forts car nombreux sont les spectateurs qui s'en rappellent après la projection : Marion contrainte d'aller plaider la cause du théâtre à la Propaganda Staffel, se trouve seule dans une pièce avec un officier allemand qui se met à lui serrer convulsivement la main après lui avoir simplement déclaré qu'il l'aimait beaucoup. Marion éperdue ne sait comment se dégager, et seule l'arrivée d'un jeune soldat lui permet de s'enfuir. Cette scène ne sera elle non plus jamais mentionnée dans la suite du récit
On relève dans le film quatre séries de répétitions. La première marque de la part des personnages le refus de certains contacts (serrer la main ou être touché); la deuxième se manifeste dans une suite de regards surpris ou curieux; la troisième correspond à de transgressions spatiales : portes ouvertes ou franchies à des moments inopportuns. On observe enfin la présence obsédante de la thématique du secret. Tous les personnages ont quelque chose à cacher, depuis Lucas qui doit dissimuler sa présence jusqu'à l'enfant qui fait pousser illégalement du tabac... les quatre séries de répétitions dans Le dernier métro suggèrent, selon le modèle du transfert, qu'une puissance répressive travaille le récit... Le matériel refoulé du dernier métro est le corps maternel qui en doit ni être touché, ni regardé ni exploré, ni connu.