L'homme qui aimait les femmes

1977

Avec : Charles Denner (Bertrand Morane), Brigitte Fossey (Geneviève Bigey), Nelly Borgeaud (Delphine Grezel), Leslie Caron (Véra), Geneviève Fontanel (Hélène), Nathalie Baye (Martine Desdoits), Sabine Glaser (Bernadette), Jean Dasté (Médecin). 1h59.

Au lendemain de Noël 1976, on assiste, au cimetière de Montpellier, à l'enterrement de Bertrand Morane. Agé d'une quarantaine d'armées et vivant à Montpellier, Bertrand était ingénieur à l'Institut d'Etudes de la Mécanique des Fluides. Métier satisfaisant, mais la porte du laboratoire franchie, il se penchait sur son exclusive passion : les femmes. Aucune femme ne le laissait indifférent, il les aimait toutes : les rousses, les blondes, les jeunes, les femmes mûres, les veuves, les femmes mariées. Bertrand était un chasseur solitaire, sans famille, sans amis et, sur son agenda était inscrit " Personne à prévenir en cas d'accident". Toutes ces femmes : Véra, Delphine, Hélène, Martine et d'autres encore, deviendront les héroïnes du " Cavaleur ", roman autobiographique écrit par Bertrand et publié selon les conseils de Geneviève. C'est en poursuivant une femme, entrevue dans la rue qu'il sera renversé par une voiture.

Œuvre capitale qui expose de la façon la plus profonde et la plus tragique, le problème du rapport entre le fils et la mère et les contraintes écrasantes que son fiasco impose à la maturité. Le film présente aussi explicitement la projection allégorique du processus même de la création. Le cinquième et dernier flash-back de 30" en noir et blanc explique, rien moins que toute l'œuvre de François Truffaut : son rapport aux femmes et aux livres ou, comme l'annonçait Les 400 coups, la façon d'échapper aux traumatismes de l'enfance par la création artistique.

Déboiter les poupées russes du passé jusqu'au souvenir traumatisant

L'histoire commence et finit en 1976 au cimetière où l'on enterre Bertrand Morane. Elle se présente dans son ensemble comme un immense flash-back qui retrace la composition en 1975 du roman qu'écrit le héros avant sa mort. Dans ce présent de la narration viennent s'insérer des images du passé récent, c'est à dire de la chasse aux femmes, et de l'enfance où règne la mère. Truffaut mérite le titre de roi du flash-back invisible qu’il décernait à Lubitsch et à Buñuel. Superbe transition en effet du début grâce à laquelle Bertrand est rendu à la vie; aux jambes féminines filmées en plongée de sa tombe se substituent celles que le héros bien vivant va poursuivre dans la rue.

Narrateur de sa propre vie, Bertrand manifeste envers elle une curiosité qui semble promettre une vérité. S'il entreprend un roman, ce n'est ni par ambition littéraire ni par désœuvrement mais parce qu'il traverse une crise et souhaite cerner le mystère d’une conduite qui lui échappe. Le film se présente à cet égard comme la véritable psychanalyse d’un cas qu’on pourrait appeler sur le modèle freudien "L’homme aux jambes" puisque telle est l’obsession majeure du héros : "Les jambes des femmes, écrit-il sont des compas qui arpentent en tous sens le globe terrestre, lui donna son équilibre et son harmonie". La fragmentation du récit et son absence de continuité chronologique reproduisent les détours du travail d’anamnèse (histoire de la maladie) où le patient essaie de reconstituer son histoire à coups de souvenirs lacunaires, d’incursions dans la passé lointain, de retours à la surface du temps présent.

Mais c’est aussi par  le privilège écrasant accordé à la parole que le film évoque une analyse. Les images sont sans cesse soumises à l’emprise d’un discours qui les ordonne, les tient à distance, les exorcise. Les mots maitrisent sans cesse la force brutale de fantasmes exprimés par l’image. L’écoute analytique est même présente dans le film avec le personnage de l’éditrice, Geneviève, dont le commentaire en voix off au début et à la fin du récit répond à celui de Bertrand dans sa partie centrale.

Le récit est construit comme une série de poupées russes qui se déboitent : encadrement par l’enterrement au début et à la fin, par l’avant et l’après du livre, pour révéler cette minuscule parcelle d’existence en noir et blanc qui gouverne l’ensemble. Les cinq flashes-back qui constituent le cœur narratif du film durent respectivement 58, 67, 27, 26 et 29 secondes, soit un total de 3’27. Si leur impact sur le spectateur parit disproportionné en regard de leur durée, c’est que chaque détail du film reprend leur leçon, qu’il développe et illustre dans la description des rapports de Bertrand adulte avec les femmes. Ces brefs reflets de l’enfance viennent nimber de leur sombre éclat le destin du héros.

L’usage du noir et blanc confère à ces images la force d'un événement  réel de nature documentaire dont le film de fiction en couleurs n’est que la mise en scène fantasmatique. Tout cela ajouté à leur nature de flash-back, figure cinématographique qui évoque l’émergence de la vérité, en fait des instants de grande intensité. Suivant les lois de l’anamnèse, l’ordre de leur apparition correspond à la lente érosion du refoulement qui laisse d’abord émerger des images rassurantes pour autoriser peu à peu le retour du souvenir le plus traumatisant et par conséquent le plus censuré

Le souvenir capital

Après l’arrestation de Delphine, un défilé de conquêtes illustre la chasse frénétique d’un désir ignorant les limitations imposées par l’Œdipe.  De ce  fatras féminin confus et indifférencié qui marque l’apogée du désordre amoureux, surgira le souvenir capital, celui qui informe l’ensemble de la représentation fantasmatique dans l’œuvre de Truffaut. La voix off énonce la loi imposée par la mère : "Une fois pour toutes, elle m’avait interdit de jouer, de bouger ou même d’éternuer. Je ne devais pas quitter la chaise qui m’était allouée, mais par contre je pouvais lire à volonté à condition de tourner les pages sans faire de bruit". Ce fils pétrifié par la présence maternelle, silencieux, immobile, sans autre refuge que le reflet de la vie dans les livres, habite en secret tous les héros du cinéaste. Fahrenheit 451 reprend les termes exacts de la prescription édictée par la mère : devenir livre L’homme qui aimait les femmes libère la composante sexuelle de ce souvenir. Les images du flash-back montrent en effet le fils absorbé dans la lecture pendant que sa mère déambule près de lui dans un déshabillé qui laisse voir ses jambes gainées de soie. "Ma mère avait pris l’habitude de se promener demi nue devant moi, non pour me provoquer évidemment, mais plutôt je suppose, pour se confirmer à elle-même que je n’existais pas"

Cette scène rend compte des modalités exactes de la fixation fétichiste de Bertrand. Le fétichisme prend naissance dans la découverte par l’enfant de la castration de la femme. Cette révélation est souvent liée à la fréquentation précoce et familière de la réalité sexuelle dans la promiscuité de non pudeur de la mère (Guy Rosolato, Le désir et la perversion). Afin de combattre son angoisse, que dissipe dans une situation normale la délégation du regard du père, le fétichiste choisit de nier les données de sa perception. Ce déni de réalité  provoque une fixation sur le dernier objet aperçu avant la révélation du manque maternel, ce qui explique que le fétiche soit souvent un accessoire féminin associé à une partie inférieure du corps féminin : lingerie, chaussure ou bas. Le fétiche correspond à un arrêt du regard, à un oubli volontaire de ce qui a été entrevu. Il sera désormais indispensable au surgissement du désir.

Dans L’homme qui aimait les femmes, le livre que tient Bertrand tandis que sa mère se promène autour de lui à demi nue s’intitule La peur blanche, titre qui résume la situation avec un humour certain. Dans cette scène, se révèlent à la fois l’anxiété du fils et l’hystérie maternelle. Madame Morane, avec sa collection d’amants, apparait comme une femme solitaire qui attend, en tête à tête avec un fils devenu support de sa névrose, des lettres d’amour qui n’arrivent pas. Et pour cause, puisque Bertrand jette dans un égout celles qu’on lui confie : "les mystères de la poste sont insondables". Comme les mystères du père absent qui gouverne le désir maternel et dont le fils usurpe ici allégrement la place. L’homme qui aimait les femmes éclaire dans cette scène capitale de la lecture près du corps de la mère, les origines de la passion de Truffaut pour le langage. Le texte occupe ici le rôle littéral d’écran protecteur entre le fils et sa mère. Il tient à distance et structure un désir qui, sans lui, serait assujetti à la loi maternelle.

Le fétiche n’est pas simplement pour Bertrand une jambe gainée de soie mais une jambe qui bouge. Madame Morane, mère phobique qui interdit tout contact et dont le silence barre l’accès à la moindre symbolisation, marque ses relations avec son fils du sceau de la distance, du mouvement et du regard. Le film ne contient aucune scène sexuelle ; l’instant érotique est pour Bertrand celui où ses yeux se fixeront sur des jambes en mouvement selon une mise en scène inlassablement répétée du scénario de la séduction maternelle. Son cauchemar illustre ce qui arrive lorsque, de spectacle, les femmes se font spectatrices et s’immobilisent pour tourner soudain leur regard sur le héros : Bertrand y voit Hélène habiller avec des gestes de froide possession un mannequin à son effigie, tandis que, de l’autre côté de la vitrine, la foule des conquêtes contemple en riant la scène. C’est cette vision horrifique que cherche à conjurer son épuisante quête amoureuse. Il n’existe pour lui d’autre alternative que fétichiser ou être fétichisé. Le moment même de la mort correspondra à la répétions de la scène de l’enfance. Cloué sur un lit d’hôpital, ayant reçu l’ordre de ne pas bouger, il aperçoit grâce à un jeu de lumière les jambes d’une infirmière dans l’entrebâillement de la porte. Lui qui ne devait faire aucun mouvement se redresse et tend le bras vers ces jambes qui l’attirent comme un aimant. Transgressant l’interdit maternel, le mouvement de Bertrand le tuera.

La loi du livre, l'amour d'une femme

Le livre est la seule issue proposée par madame Morane comme possibilité d’une symbolisation libératrice. Libéré de l’emprise des femmes, orienté vers les voies de la symbolisation, Bertrand se constitue pour la première fois en sujet indépendant capable d’affirmer son identité. Tout en respectant la loi de la mère – à l’immobilité de la lecture répond celle de l’écriture- il fait l’expérience d’une liberté jubilatoire le fait qu’il change au dernier moment dans son manuscrit la couleur de la robe de la petite fille marque l’autonomie de l’écrivain qui peut reconstruire à son gré la réalité. Au livre fétiche se substitue le livre comme objet transitionnel ouvrant la voie aux réalisations culturelles.

A ce nouveau rapport avec la réalité correspond une vision nouvelle de la femme. La rédaction du roman donne vie à Geneviève, l’éditrice qui soutiendra et protégera l’effort de Bertrand. Comme dans Fahrenheit 451, la figure maternelle va brusquement se dédoubler à la fin du film pour marquer l’affrontement de la bonne et de la mauvaise mère, Geneviève et Véra. Comme Hélène, Delphine, Aurore ou la dactylo, qui sont toutes associées à des mères qui rejettent ou abandonnent le héros, Véra a jadis rouvert la blessure narcissique de l’enfance. Au cours de leur tête à tête, on apprend que la rupture de leurs relations a provoqué chez Bertrand une grave dépression nerveuse. Le retour de cet épisode dramatique alors qu'il croyait avoir réglé son compte avec le passé, marque le caractère éphémère de l’euphorie créatrice.

L’œuvre de réparation n’est jamais achevée, comme l’indiquait la fin mélancolique de La nuit américaine. Bertrand veut remanier son livre pour inclure ce personnage féminin qui a marqué sa vie. Geneviève lui oppose un refus formel séparant ainsi Bertrand de l’interminable lignée des mères castratrices. A Vera qui a causé l’effondrement de Bertrand se substitue une femme qui remplit auprès de lui la pleine fonction maternelle. Elle lui renvoie une image positive de lui-même, lui conseille d’écrire un autre livre, ouvre pour lui l’espace du jeu et de la création. Avec son apparition dans le récit, la femme du désir au lieu de fusionner avec la figure maternelle va se séparer d’elle. Dans la chambre d’hôtel où ils sont passés la nuit, Geneviève n’est plus filmée en gros plan mais en plans éloignés qui rendent pour la première fois dans le film, le corps de la femme à son unité. Un type féminin nouveau émerge : non plus une paire de jambes impersonnelle et indifférenciée mais une femme qui s’affirme dans sa différence, non plus un objet mais un sujet, non plus le double mais l’autre de Bertrand. Ce mouvement vers une intimité qui arracherait pour la première fois le don Juan à sa solitude est interrompu par le retour de l’obsession. Bertrand restera un enfant mort mais que protège désormais le regard d’une mère bienveillante. Sa voix prolonge la sienne pour célébrer le livre qu'ensemble, ils ont fait naitre

Source : Anne Gillain : François Truffaut, le secret perdu