Paris, 1912. Jules, qui est Allemand et Jim, qui est Français, tous deux artistes, s'éprennent de la même femme, Catherine, qui a le même sourire qu'une statue qui les a ébloui en Grèce. C'est Jules qui épouse Catherine. Jim sera le parrain de leur petite fille, Sabine. La guerre les sépare.
Ils se retrouvent en 1918, Jim vient les voir en Allemagne, et s'aperçoit que Jules et Catherine ne s'aiment plus. Catherine devient la maîtresse de Jim, désire un enfant de lui. Jules accepte le divorce, mais Catherine apprend que Jim a une maîtresse et, pour le faire souffrir, renoue avec un ancien amant. Ils rentrent en France, mais ne peuvent avoir d'enfant. Jim décide d'épouser Gilberte, sa maîtresse. Catherine feint de renoncer à lui mais, sous les yeux de Jules, l'invite à une promenade en voiture et se précipite dans la Seine avec lui. Jules assiste à l'incinération des deux corps.
Truffaut réalise Jules et Jim avec l'espoir de se réconcilier avec sa mère, heurtée par l'image d'une femme adultère, immature et peu aimante qu'il avait donné d'elle dans Les 400 coups. Cette fois, il veut montrer une reine qui impose ses volontés aux hommes. Catherine veut réinventer l'amour, payer comptant et repartir à zéro, imposer un perpétuel tourbillon sur lequel le temps n'a pas prise.
Le film est peu aimable car, en imposant sont principe féminin rayonnant et solaire mais aussi cataclysmique aux hommes, ceux ci s'épuisent à la suivre et le film lui même accepte de terminer en roue libre, pas même sur un champ de ruine mais sur deux urnes de cendre. C'est cependant cet échec grandiose qui est exalté au travers d'une narration à l'imparfait perpétuellement striée de lyrisme.
Le tourbillon de l'amour
Cette femme rayonnante, à l'image de la statue grecque dont Jules et Jim vont tomber amoureux est toujours en parfait accord avec la nature, que ce soient la plage, les bois et la montagne. Le paysage naturel prolonge le corps féminin. Lorsque la course sur la passerelle a épuisé le trio, Catherine décide de vacances dans le sud. Elle transforme la campagne en terre de nouveau vierge après la civilisation en recherchant les traces de l'humanité disparue. Lorsque la pluie gagne le sud, elle décide de revenir à Paris. C'est en s'enfonçant dans la forêt que jusqu'à l'aube, elle révèle à Jim l'échec de son mariage avec Jules.
La femme impose aux hommes un mouvement circulaire autour d'elle. Ce mouvement d'adoration est initié une première fois par Thérèse. Un panoramique à 360 degré la suit autour de la chambre de Jules. Est lancée l'image du cercle que reprendra tout le film : ronde des jeux avec Sabine, tourbillon de la chanson de Catherine. Plus tard Jim retrouvera Thérèse par hasard dans un café et elle l'étourdira du récit rocambolesque de sa vie qui prendra la forme d'un périple autour du monde. Le temps de Thérèse et de Catherine est celui circulaire et sans finalité du jeu.
Jules dit de Catherine : elle est force de la nature qui s'exprime par des cataclysmes. Elle se jette dans la Seine pour protester contre les propos de Jules sur la femme "naturelle donc abominable". Elle entraine Jim à la mort lorsqu'elle comprend qu'elle l'a définitivement perdu.
Le monde de fer des hommes
Dans le roman, Henri-Pierre Roché signale simplement de quelques phrases lapidaires l'interruption que la guerre marque dans les relations du trio. Truffaut consacre un long développement visuel à la première guerre mondiale en insérant une série de documents d'archives. Ces images de destruction contrastent avec les paysages atemporels et idylliques qui les encadrent dans le film. La guerre est l'indicateur du temps et de la fragilité des civilisations. Quand Jim ira rejoindre ses amis en Allemagne après l'armistice, il traversera longuement les cimetières militaires où sont enterrés ses compagnons. Cette présence de la mort cataclysmique donnée par les hommes au cur du récit ne peut que prédisposer à l'échec les velléités féminines d'imposer un autre mode de vie.
Sans doute parce qu'artistes Jules et Jim, le pressentent, ils acceptent, bien que foncièrement urbains, attachés à Paris, de se soumettent à tous les diktats imposés par Catherine. Chaque retour à Paris est néanmoins marqué par des images d'archives montrant la ville pendant les années 1900. Au paysages champêtres, atemporels de la femme s'opposent les documents d'époque avec leurs structures de pierre et de fer : métro aérien au retour de l'Adriatique, Gare de Lyon au retour de la mer, Tour Eiffel au retour de Jim des bords du Rhin
Un film moins inspiré d'Ernst Lubitsch qu'on ne le croit
Le film passe habituellement pour une apologie du ménage à trois, une sorte de Sérénade à trois revisitée. Il n'en est pourtant rien. Le film de Lubitsch montre que le désir, brillant de mille feux est instable et insatiable. Ici le désir est absolu et ne change d'objet que lorsque l'ancien est épuisé.
Catherine n'a eut des amants durant son mariage avec Jules que pour le punir de son insoumission à l'absolu de l'amour. Lorsque Jim vient les voir après la guerre, Catherine est très claire : Jules est fini pour elle comme mari ("Nous nous sommes retrouvés face à face, non mêlés"). Si Jim survit à coté d'elle, c'est parce qu'il s'adapte et se soumet. Les rares fois où il avait manifesté un peu d'indépendance, il avait été immédiatement puni : gifle quand il refuse de gratter le dos de Catherine, plongeon dans la Seine quand il la contredit, énumération agressive de tous les vignobles français lorsqu'il fait l'éloge de la bière allemande. Jules à renoncé à l'art et s'est fondu dans la nature. Il s'y installe pour étudier la faune et la flore. Lui que son père avait fait photographier dans sa jeunesse déguisé en Mozart, figure emblématique de l'art et de la civilisation, deviendra le spécialiste des formes les plus frustres de la vie : plantes, insectes et autres bestioles. Quand, dans son chalet Rhénan, Catherine montre cette photo à Jim, le montage du film la juxtapose cruellement à des salamandres qui gigotent dans une cuvette de la chambre de Jules.
Jim lui s'éloigne souvent. C'est un voyageur toujours prêt à quitter le paysage de Catherine : "il y a en moi un besoin d'aventures et de risque" lui dira-t-il mais il revient toujours répondant sans hésiter aux convocations tyranniques de la jeune femme. Lorsqu'il retrouve Catherine et Jules en 1933, ceux-ci le convient à un déjeuner dans une auberge. Le pyjama blanc qu'emmène alors Catherine pourrait être un indice d'équivocité cher à Lubitsch provoquant un décalage vis à vis d'une situation stéréotypée. Cette action renvoie en effet à deux situations tout à fait distantes et éloignées. Soit Catherine se prépare pour une nuit avec Jim, soit elle a autre chose en tête... ce que révélera finalement la fin de la séquence : provoquer Jules et Jim en couchant avec Albert.
Un lyrisme forcené au sein du désastre
La voix off domine comme dans Les deux anglaises, L'enfant sauvage et L'homme qui aimait les femmes. Le texte de Roché gonflé de lyrisme par la musique de Georges Delerue sur les paysages rhénan exalte les moments d'espoir : "Elle et Jules apprirent à faire des ricochets, le ciel était tout près" "Ils ne se quittaient pas, ils ne trichaient pas. La terre promis état en vue"... "Crois-moi Jim, crois moi. Ce papier est ta peau. Cette encre est mon sang. J'appuie fort pour qu'il entre". On note aussi le plan sur le livre de Goethe, Les affinités électives, qui sert de prétexte à Catherine pour faire venir Jim près d'elle pour leur première nuit ensemble.
De 1912 à 1933, les personnages restent inaltérables dans leur volonté, pourtant vouée à l'échec, de vivre l'absolu de l'amour. Truffaut déclarait : " J'ai voulu éviter le vieillissement physique, les cheveux qui blanchissent. Gruault a trouvé une chose qui m'a beaucoup plu pour marquer le temps qui s'écoule. C'était de placer dans les décors les toiles maitresses de Picasso. On a vraiment une graduation, on verra arriver l'impressionnisme, l'époque cubiste, les papiers collés"
Les treize tableaux de Picasso montrés dans le film couvrent la période 1900 à 1923 du peintre. Plus qu'une imparfaite fonction chronologique, ils assurent aussi une fonction lyrique non négligeable.
L'étreinte (1900) dans la chambre de Jules marque tous les désirs du jeune homme qui, beaucoup trop doux, ne parviendra jamais à obtenir une relation d'amour partagée durable avec les femmes qu'il aime. Famille d'acrobates avec un singe (1905) chez Gilberte est représentatif de ce couple libre et sans attache. La Jeune fille à la mandoline (1910) chez Albert, interprété par Boris Bassiak, préfigure son accompagnement à la guitare du Tourbillon. La Fillette au chien (1905) est le cadeau approprié de Jim à Jules et Catherine au moment où ils se mettent en ménage. Au "lapin agile" (1905) possède la même fonction de marquer de façon documentaire ce lieu que d'utiliser alors le format 4/3 réservé dans le film aux images d'archive, de Paris ou de la guerre.
Dans Nu assis (1905), vu chez Jules et Catherine juste avant la guerre, on reconnaît le portrait de Madeleine saisie dans un moment de désespoir total lorsqu'elle perd le bébé dont Picasso avait salué prématurément l'arrivée au monde. Ce tableau se retrouvera dans la chambre de Catherine, lorsqu'elle fait visiter le chalet allemand à Jim et, vu plein cadre, lorsque Catherine décide de quitter Jim car ils ne peuvent avoir d'enfant. Il souligne lyriquement et douloureusement le drame du couple de Jim et Catherine qui ne parviennent pas à dépasser l'absence d'enfant. Ce thème reviendra dans le dernier tableau montré, Mere et enfant (1923), dans le moulin de Jules et Catherine en région parisienne où Jim viendra signifier à Catherine sa rupture définitive.
Leur relation avait commencé sous les meilleurs auspices de L'Italienne (1917) décorant la chambre de Jim que Catherine vient de prendre pour amant dans le chalet allemand. Arlequin et sa compagne (1905) vu lors du premier retour à Paris où Jim annonce à Gilberte qu'il va se marier avec Catherine après son divorce avec Jules ne contredisait pas la force de cet amour puisque le thème de l'arlequin chez Picasso est associé au détachement de l'homme vis à vis de sa compagne. Pierrot assis au loup (1918) est plus approprié pour souligner ensuite combien Jim hésite à quitter Gilberte. Nature morte sur fond vert (1914), le tableau dans le salon du chalet allemand de Jules et Catherine n'est jamais montré en entier comme pour souligner l'absence de joie sans partage. Arlequin assis (1923) chez Gilberte âpres le second retour indique que Jim a presque renoncé à Catherine. Comme pour le prouver Jim et Gilberte prennent en effet la pose des Amants (1923) figure du couple heureux et harmonieux.
De telles concordances thématiques sont une nouvelle preuve du discret travail romanesque de Truffaut qui soigne les moindres détails pour provoquer l'émotion chez son spectateur.
Jean-Luc Lacuve le 03/03/2012