Le tableau sert souvent d'illustration dans les vies de peintres (le peintre au cinéma). Le tableau n'est paradoxalement que rarement montré lorsque le cinéaste cherche une équivalence visuelle avec le peintre (peinture dans le cinéma). Dans Partie de campagne, Jean Renoir recherche dans plusieurs plans des compositions se rapprochant de tableaux de son père mais aucun tableau n'est montré dans son cadre car l'effet "culture" se ferait bien évidemment au détriment de la croyance en l'histoire racontée. Le tableau sert aussi de point de départ lors de l'exploration de la peinture par le cinéma (Le cinéma dans la peinture).

Le tableau ne retrouve finalement une autonomie de sens et d'émotion propre qu'en dehors de ces contextes. Il peut agir dans le fonds du plan comme un écho à ce qu'éprouvent les personnages, c'est le tableau emblème (partie 1). Il peut aussi faire l'objet d'un gros plan, c'est le tableau image-émotion. Dans ce cas le tableau peut aussi bien être un tableau connu qu'un tableau spécialement créé pour le film (partie 2). Le tableau peut aussi servir une intrigue en étant porteur d'une vérité plus grande que celle contenue dans l'image de cinéma (partie 3).

Les tableaux célèbres, classés par ordre chronologique de leur auteur, font l'objet de la page spéciale suivante. Une autre page est consacrée aux musées filmés par le cinéma. Nous terminerons par une page spéciale la concordance entre les styles du cinéma et les styles de la peinture.

1 -le tableau emblème

Le tableau peut être l'emblème d'un personnage ainsi Le vase bleu de Cézanne et La yole de Pierre-Auguste Renoir pour Tom Lee et Laura Reynolds dans Thé et Sympathie (1956) de Minnelli.

Thé et sympathie
Le vase bleu
Le tableau dans la chambre de Tom Lee
Le vase bleu, Cézanne 1890
   
Thé et sympathie
La seine à Asnière
Le tableau dans le salon de Laura Reynolds
La yole, Pierre-Auguste Renoir, 1875

Minnelli choisit deux tableaux où se mêlent harmonieusement les complémentaires du bleu (associé à Tom Lee) et du orange (associé à Laura Reynolds).

Avant de recomposer onze tableaux dans Passion pour les explorer grâce aux ressources du cinéma, la peinture était aussi très présente Chez Jean-Luc Godard, dès A bout de souffle (1960). Cinq petites reproductions de tableaux sous forme de cartes postales se trouvent chez Lilian. Bien plus visibles sont en revanche les affiches dans la chambre de Patricia qui chacune sont l'expression de sa personnalité, trois Picasso, Les amants (1923), Jacqueline avec des fleurs (1954) et Nouvelle Année (1959), deux Paul Klee : Le timbalier (1940) et La brute timide (1938) La danseuse assise de Degas, La petite Irène de Pierre-Auguste Renoir (1880, conservée à Zurich) sur laquelle Patricia vient coller son visage et une jeune femme méditant dans la salle de bain.

Truffaut déclarait à propos de Jules et Jim (1962) dont l'action se déroule de 1912 à 1933: " J'ai voulu éviter le vieillissement physique, les cheveux qui blanchissent. Gruault a trouvé une chose qui m'a beaucoup plu pour marquer le temps qui s'écoule. C'était de placer dans les décors les toiles maitresses de Picasso. On a vraiment une graduation, on verra arriver l'impressionnisme, l'époque cubiste, les papiers collés". Les treize tableaux de Picasso montrés dans le film couvrent la période 1900 à 1923 du peintre. Plus qu'une imparfaite fonction chronologique, ils assurent aussi une fonction lyrique non négligeable. L'étreinte (1900) dans la chambre de Jules marque tous les désirs du jeune homme qui, beaucoup trop doux, ne parviendra jamais à obtenir une relation d'amour partagée durable avec les femmes qu'il aime. Famille d'acrobates avec un singe (1905) chez Gilberte est représentatif de ce couple libre et sans attache. La Jeune fille à la mandoline (1910) chez Albert, interprété par Boris Bassiak, préfigure son accompagnement à la guitare du Tourbillon. La Fillette au chien (1905) est le cadeau approprié de Jim à Jules et Catherine au moment où ils se mettent en ménage. Au "lapin agile" (1905) possède la même fonction de marquer de façon documentaire ce lieu que d'utiliser alors le format 4/3 réservé dans le film aux images d'archive, de Paris ou de la guerre.

Dans Nu assis (1905), vu chez Jules et Catherine juste avant la guerre, on reconnaît le portrait de Madeleine saisie dans un moment de désespoir total lorsqu'elle perd le bébé dont Picasso avait salué prématurément l'arrivée au monde. Ce tableau se retrouvera dans la chambre de Catherine, lorsqu'elle fait visiter le chalet allemand à Jim et, vu plein cadre, lorsque Catherine décide de quitter Jim car ils ne peuvent avoir d'enfant. Il souligne lyriquement et douloureusement le drame du couple de Jim et Catherine qui ne parviennent pas à dépasser l'absence d'enfant. Ce thème reviendra dans le dernier tableau montré, Mere et enfant (1923), dans le moulin de Jules et Catherine en région parisienne où Jim viendra signifier à Catherine sa rupture définitive.

Leur relation avait commencé sous les meilleurs auspices de L'Italienne (1917) décorant la chambre de Jim que Catherine vient de prendre pour amant dans le chalet allemand. Arlequin et sa compagne (1905) vu lors du premier retour à Paris où Jim annonce à Gilberte qu'il va se marier avec Catherine après son divorce avec Jules ne contredisait pas la force de cet amour puisque le thème de l'arlequin chez Picasso est associé au détachement de l'homme vis à vis de sa compagne. Pierrot assis au loup (1918) est plus approprié pour souligner ensuite combien Jim hésite à quitter Gilberte. Nature morte sur fond vert (1914), le tableau dans le salon du chalet allemand de Jules et Catherine n'est jamais montré en entier comme pour souligner l'absence de joie sans partage. Arlequin assis (1923) chez Gilberte après le second retour indique que Jim a presque renoncé à Catherine. Comme pour le prouver Jim et Gilberte prennent en effet la pose des Amants (1923) figure du couple heureux et harmonieux.

De telles concordances thématiques sont une nouvelle preuve du discret travail romanesque de Truffaut qui soigne les moindres détails pour provoquer l'émotion chez son spectateur.

Eric Rohmer associe à la douce et énergique Pauline à la plage (1983) La blouse roumaine de Matisse alors que l'appartement moderne et rigoureux dans Les nuits de la pleine Lune (1984) est décoré de reproductions de Mondrian.

On notera l'évolution du goût dans le cinéma grand public. Il est "classique et décontracté" dans Le gendarme de saint Tropez (Jean Girault, 1964) avec une reproduction de La femme à la pipe de Rembrandt et ces mots de De Funes qui clôturent le film : "Il faudra qu'un jour, je pense à remercier ce monsieur Rembrandt".

Le goût est devenu plus moderne et respectueux dans Titanic (1997) de James Cameron. Rose a ramené plusieurs tableaux de son voyage à Paris dont cinq sont vus plusieurs fois au cours du film. Il s'agit bien évidemment de tableaux fictifs qui seront perdus dans le naufrage mais qui auraient fort bien pu être achetés à cette époque : un Etang aux nymphéas de Monet, des Danseuses de Degas, une nature morte de Cézanne et deux Picasso : un Portrait d'Ambroise Vollard et une étude pour Les demoiselles d'Avignon.

Rose, qui a ainsi fait preuve d'un goût très sûr et très moderne, les expose dans sa chambre sur le bateau comme une provocation envers Cal : "Ils sont fascinants, comme sortis tout droit d'un rêve. C'est la vérité pas la logique", dit-elle. Elle ne doute pas de l'absence totale de sensibilité du fiancé qu'on lui impose. Cal demande ainsi : "Comment l'artiste s'appelle-t-il ?" "Un certain Picasso, reprend-il alors, il ne fera jamais parler de lui, croyez-moi !"

Cette amusante passe d'armes se transforme presque en note d'intention esthétique lorsque Rose, s'apprêtant à être dessinée nue par Jack, se présente entre le Monet et le Picasso, mettant ainsi en évidence l'attention à la couleur et le fractionnement des points de vue qui seront les piliers de la mise en scène de Cameron.

Enfin, au moment du naufrage, on verra le Monet et le Degas emportés par les eaux alors qu'une mère endort ses enfants avec un conte sur le retour au Pays de la beauté.

La correspondance entre peinture et cinéma n'est certes pas le sujet majeur de ce mélodrame mais participe du goût de Cameron pour la culture au même titre que les allusions psychanalytiques.

2 - Image-émotion par le tableau

Dans les exemples précédents le tableau sert d'emblème ou de reflet au personnage, ils sont en résonance avec lui. L'émotion provoquée par le tableau est plus directe quand le tableau est proposé non plus dans le fond du plan ou sous un rideau d'eau mais en gros plan. C'est le tableau, image-émotion. Alfred Hitchcock dans Chantage (1927), son dernier film muet, fait intervenir le tableau du bouffon réalisé par le peintre pour se moquer puis terrifier Frank et Alice, comme s'il avait été témoin du meurtre que celle-ci vient de commettre.

 

2- 2 : Emblème et travestissement de soi.

Le tableau peut, de manière non plus discrète mais assumée, se présenter comme l'emblème de personnage. Dans ce cas, le tableau peut aussi bien être un tableau connu qu'un tableau spécialement créé pour le film. Dans le cinéma hollywoodien, une photographie de l'acteur était réalisée par le studio qui demandait à l'un de ses artistes peintres décorateurs d'y apposer au pinceau des couleurs qui vont lui donner l'apparence d'une œuvre figurative sans réelle personnalité. Différentes émotions peuvent alors être générées.

Le tableau seul prend sur lui les avanies de son modèle dans Le portrait de Dorian Gray (Albert Lewin, 1945). Le portrait est dans la diègèse peint par Basil Hallward, personnage secondaire correspondant au stéréotype du peintre mondain que le protagoniste assassine. Pour figurer la détérioration du portait, Lewin a l'idée de confier à Albert Albright, peintre américain réputé, proche du mouvement surréaliste, la transformation de la photographie peinte. Celle-ci va devenir une de ses oeuvres les plus célèbres que l'on peut voir maintenant à l'Art Institute de Chicago. Lewin filme presque toujours en couleur le portrait d'origine et les différents stades d'avancement de l'œuvre d'Albright et les insère dans son film pour montrer l'évolution du portrait et la perversion du protagoniste.

Dans La femme aux maléfices (Nicholas Ray,1950), Nick Bradley, malgré son ironie, décèle la personnalité de Christabel dans son portrait : "moitié Lucrèce Borgia moitié fiancée du soldat".

Le portrait de Dorian Gray (Albert Lewin, 1945)
Le portrait de Dorian Gray (Albert Lewin, 1945)
   
Le médaillon (John Brahm, 1946)
La femme aux maléfices (Nicholas Ray, 1950)


2-2 : La fascination amoureuse

Dans Laura (1944, Preminger), c'est en contemplant son portrait que l'inspecteur Mark McPherson devient amoureux de la belle Laura Hunt qu'il croit disparue. Dans Angoisse (Jacques Tourneur, 1945), le docteur Hunt Bailey fait "la dangereuse expérience" (titre original) d'aimer une femme fatale en contemplant son portrait au musée.Dans La duchesse des bas-fonds (Mitchell Leisen, 1945), c'est après l'avoir admirée en Madame Graham, puis en la voyant en Vicomtesse de Ligonier que Hugh comprend que Kitty n'est plus la miséreuse inculte qu'il a contribué à éduquer mais, comme le lui montre Gainsborough, une vraie aristocrate qui risque bien de lui échapper en épousant le comte de Carstairs. Dans Le portrait de Jennie (William Dieterle, 1949), le peintre Eben cherche à arracher jennie à son fatal destin. Dans Tous les matins du monde, Alain Corneau montre Le dessert de gaufrettes de Lubin Baugin qui, dans la fiction, a été commandé en souvenir de l'apparition de sa femme ; apparition durant laquelle elle aurait grignoté l'une des gaufrettes.

Laura (Otto Preminger, 1944)
   
Angoisse (Jacques Tourneur, 1945)
   
   
   
Baugin dans Tous les matins du monde
(Alain Corneau, 1991)
Reynolds dans Espion(s)
(Nicolas Saada, 2009)

Chez Fritz Lang, le sentiment amoureux est étroitement mêlé à la figure du destin. La femme au portrait (Fritz Lang, 1944) ou de La rue Rouge (Fritz Lang, 1945)

Les figures du destin chez Fritz Lang : La femme au portrait (1944), La rue rouge (1945)

2-3 : Le cheminement vers la mort

Le producteur de la RKO, Val Lawton, aimait beaucoup, L'île des morts, oeuvre du peintre symboliste Böcklin. Le tableau est dans Vaudou de Jacques Tourneur. Val Lawton reconstruit le tableau en trois dimensions qui devient le décor même du film L'île des morts de Mark Robson.

Dans Vertigo (Hitchcock, 1958) comme dans Je t'aime je t'aime (Resnais, 1968), ou Les fantômes d'Ismaël (Desplechin, 2017), un tableau pèse comme une menace sur les personnages. Même annonce du destin tragique pour La malédiction du père, le fils puni, (Greuze, 1777) sur lequel médite le prince dans Le guépard (Luchino Visconti, 1963) ou Jupiter et Sémélé (Gustave Moreau 1895), prémonitoires des fins prochaines des personnages.

Avec La mort de Sardanapale (Eugène Delacroix, 1827) et La Crucifixion (Pietro Lorenzetti, 1320) Xavier Beauvois souligne dans N'oublie pas que tu vas mourir (1995) l'acceptation de la mort par son personnage si elle est magnifiée.

Böcklin dans Vaudou
(Jacques Tourneur, 1943)
Böcklin dans L'île des morts
(Mark Robson , 1975)
Vertigo
(Alfred Hitchcock, 1958)
Les fantômes d'Ismaël
(Arnaud Desplechin, 2017)
Greuze dans Le guépard
(Luchino Visconti, 1963)
Magritte dans Je t'aime je t'aime
(Alain Resnais, 1968)
Gustave Moreau dans Police Python 357
(Alain Corneau, 1977)
Eugène Delacroix dans N'oublie pas
que tu vas mourir
(Xavier Beauvois, 1995)
Pietro Lorenzetti dans N'oublie pas
que tu vas mourir
(Xavier Beauvois, 1995)

3- Le tableau porteur de vérité

Bel-Ami (Albert Lewin, 1947)
Ce que mes yeux ont vu (Laurent de Bartillat, 2007)

Le tableau peut receler une vérité qui apparait ou non pleinement au protagoniste Il peut aussi contenir une vérité cachée comme dans Da Vinci code (Ron Howard, 2005) ou Ce que mes yeux ont vu (Laurent de Bartillat, 2007).

Da Vinci code (Ron Howard, 2005)
Obsession (Brian de Palma, 1976)


Dans Despair (R. W. Fassbinder, 1978), c'est en confrontant deux tableaux que Hermann Hermann pourrait constater où son désir le porte : vers Félix (le désir est alors plein, la pipe entre deux roses est manifestement phallique alors qu'il n'avait vu qu'un cendrier et deux pommes dans l'appartement de l'amant de sa femme.

Despair (R. W. Fassbinder, 1978) : Désir plein
Despair (R. W. Fassbinder, 1978) : Désir vide

 

Les fantômes d'Ismaël Arnaud Desplechin France 2017
Espion(s) Nicolas Saada France 2009
Ce que mes yeux ont vu Laurent de Bartillat France 2007
Da Vinci code Ron Howard U. S. A. 2005
Titanic James Cameron U.S.A. 1997
N'oublie pas que tu vas mourir Xavier Beauvois France 1995
Les nuits de la pleine Lune Eric Rohmer France 1984
Pauline à la plage Eric Rohmer France 1983
Despair R. W. Fassbinder Allemagne 1978
Police Python 357 Alain Corneau France 1977
Obsession Brian de Palma U. S. A. 1976
Je t'aime je t'aime Alain Resnais France 1968
Le guépard Luchino Viconti Italie 1963
Jules et Jim François Truffaut France 1962
A bout de souffle Jean-Luc Godard France 1960
Vertigo Alfred Hitchcock U. S. A. 1958
Thé et Sympathie Vincente Minnelli U. S. A. 1956
La femme aux maléfices Nicholas Ray U. S. A. 1950
Le portrait de Jennie William Dieterle U. S. A. 1949
Le médaillon John Brahm U. S. A. 1946
Le portrait de Dorian Gray Albert Lewin U. S. A. 1945
La rue rouge Fritz Lang U. S. A. 1945
La duchesse des bas-fonds Mitchell Leisen U. S. A. 1945
L'île des morts Mark Robson U. S. A. 1945
Angoisse Jacques Tourneur U. S. A. 1945
La femme au portrait Fritz Lang U. S. A. 1944
Laura Otto Preminger U. S. A. 1944
Chantage Alfred Hitchcock U. S. A. 1927

Jean-Luc Lacuve, le 6 juin 2017

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