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Le portrait de Dorian Gray

1945

Voir : photogrammes

(The Picture of Dorian Gray). Avec : George Sanders (Lord Henry Wotton), Hurd Hatfield (Dorian Gray), Donna Reed (Gladys Hallward), Angela Lansbury (Sibyl Vane), Peter Lawford (David Stone), Lowell Gilmore (Basil Hallward), Richard Fraser (James Vane). 1h50.

Londres, en 1886. Basil Hallward peint le portrait du séduisant Dorian Gray. Il ne souhaite pas exposer le tableau car le portrait semble doué d'une vie propre qui aurait comme guidé sa main. C'est du moins ce qu'il explique à Lord Henry Wotton venu lui rendre visite et qui rencontre par là même Dorian Gray.

Dandy cynique et immoral, Wotton trouble Dorian Gray en lui affirmant que seule la jeunesse compte et qu'il serait bien dommage de ne pas en profiter maintenant et avant qu'il ne soit trop tard. Dorian Gray, troublé par ces déclarations, souhaite que le tableau vieillisse à sa place pour que lui garde toujours sa beauté d'adolescent : "Si je pouvais rester jeune alors que le tableau vieillirait... Si le portrait pouvait vieillir et moi demeurer tel que je suis. Pour cela je donnerais tout. Je serais prêt à tout donner pour ça, même mon âme". Seule, la statue d'un mystérieux chat égyptien semble avoir entendu son voeu secret.

Sous l'influence de Lord Wotton, Dorian Gray se met à fréquenter les bas-fonds de Londres, les quartiers très populaires de Whitechapel. Il y rencontre Sybil Vane, une petite chanteuse qui se produit dans un music-hall de seconde catégorie. Il s'éprend d'elle et la présente à ses amis Basil et Henry. Si ce dernier, d'abord réticent approuve son choix, Henry par cynisme demande à Dorian de tester la vertu de Sybil en l'obligeant, sous peine de rupture, à coucher avec lui avant de l'épouser. Sybil vaincue par l'ultimatum et le charme de Dorian se donne à lui et Dorian lui envoie une insultante lettre de rupture.

Rentrant de la journée de débauche qui suit, il sent peser sur lui une sourde menace et son regard croisant par hasard le tableau il remarque que les lignes de la bouche expriment maintenant la cruauté. Ayant eu confirmation de cette transformation au matin, il comprend que son pacte avec le chat égyptien a été exaucé. Souhaitant revenir sur sa décision, il écrit une longue lettre d'amour à Sybil. Mais, avant d'avoir pu lui envoyer, il apprend de lord Wotton que Sybil s'est empoissonnée.

Dorian Gray décide de s'enfermer dans une dureté sans compassion. Il se rend le soir même à l'opéra. Le lendemain, il reçoit la visite de Basil Hallward qui lui conseille la lecture de La vie de Bouddha pour échapper à l'influence pernicieuse de Lord Wotton. Dorian Gray parvient juste à temps à le dissuader de voir le portrait. Par peur que quelqu'un ne découvre son terrible secret, Dorian Gray enferme le tableau dans une ancienne salle d'étude et se plonge dans la lecture d'un mystérieux roman que lui offre Lord Henry.

Dorian Gray va alors partager son existence entre les fastes de la haute société victorienne de Londres et les bouges les plus sordides des bas-fonds. Les années passent mais Dorian semble rester éternellement jeune alors que ses amis vieillissent. Le portrait a au contraire subi une étrange métamorphose. Le jeune homme séduisant est devenu un être horrible, symbole de la vie de débauche menée par Dorian. Basil découvre avec stupeur ce qui est arrivé au tableau qu'il avait peint. Dorian le poignarde alors. Il se débarrasse ensuite du cadavre avec l'aide de Alain Campbell en usant du chantage. Celui-ci se suicide

Pour oublier sa culpabilité, Dorian se rend dans les bas-fonds de Londres fumer de l'opium. Le frère de Sybil Vane, un marin, l'y reconnaît et tente de le tuer. Dorian échappe à la mort grâce à son éternelle jeunesse : en effet, il ne parait que vingt ans alors que les faits se sont déroulés dix-huit ans plus tôt ! Le marin n'est dupe qu'un instant et cherche à retrouver Gray. Il meurt plus tard, accidentellement, tué par des chasseurs dans la demeure d'une amie de Dorian.

Dorian souhaite épouser Gladys Hallward mais il se sent responsable de la mort d'Allan Campbell et de James Vane, le frère de Sybil. Il préfère alors rompre avec Gladys pour le bien de celle-ci.

David, l'éternel amoureux de Gladys apprend à celle-ci et Lord Wotton que Dorian Gray cache un horrible portrait dans la salle d'étude. Henry et Gladys comprennent qu'il s'agit du tableau que celle-ci signa autrefois d'un G sous la signature du peintre. Ils se rendent chez Dorian. Celui-ci a repris espoir en constatant que son portrait s'est illuminé d'une trace de conscience. Il décide de le détruire et de mener maintenant une vie au service des plus démunis pour racheter ses crimes. En voulant lacérer le tableau, il plante le poignard dans le cœur du portrait et c'est lui qu'il tue ainsi. Le portrait retrouve sa beauté originelle tandis que lui se transforme en horrible vieillard. C'est cet atroce Dorian Gray que découvrent alors Gladys, Wotton et David.

Cette somptueuse reconstitution hollywoodienne est assez peu fidèle à l'esprit du roman d'Oscar Wilde. Lewin ajoute une grande dose de mysticisme à la description acide de la société victorienne, ce qui lui permet aussi de terminer par une fin morale et positive.

L'adaptation cinématographique est ainsi marquée par l'invention du personnage de Gladys, dès l'enfance amoureuse de Dorian Gray, et de son soupirant David. Absents du roman, ils forment le couple forcément réuni dans le happy-end, comme pour contrebalancer la tragique issue de l'histoire. Cette nouvelle figure féminine, par son innocence et sa franchise, justifie en outre le remords éprouvé finalement par Dorian Gray et son désir de rédemption. Vue au début du film alors qu'elle n'a que cinq ans, Gladys demeure cette part d'enfance à laquelle aspire le jeune homme. Se refusant à la souiller, il ne reste plus à Dorian Gray qu'à se sacrifier et à se faire pardonner ses péchés.

Sont en revanche coupées, gommées ou profondément édulcorées la misogynie si mordante du roman et son homosexualité latente, qui caractérisent notamment, mais de manière implicite, les rapports entre Dorian Gray et Sir Basil Hallward. De même, son esthétique décadente est transformée en une noble opposition entre les valeurs du bien et celles du mal. Les répliques célèbres concernant la philosophie du dandysme ne sont gardées que comme contrepoids à un salut toujours possible.

Deux directeurs de conscience pour un personnage dédoublé

Henry Wotton, personnage amoral qui proclame son cynisme, et Sir Basil Hallward, qui croit aux valeurs spirituelles sont les deux directeurs de conscience antagonistes de Dorian Gray : l'un négatif, qui l'incite à être sans cesse plus hédoniste, l'autre positif, qui l'enjoint à faire preuve de plus de sagesse et à revenir à la morale établie. Tiraillé entre ces deux pôles, le jeune homme se dédouble, son corps semblant inaltérable tandis que sa représentation se corrompt inexorablement. Il ressemble en cela à ces personnages à l'identité double qui hantent le Londres victorien, tel Jekyll et Mister Hyde, avec lequel on pourra établir des parallèles.

Sur le visage lisse et inexpressif du jeune homme, chacun semble projeter ses désirs et ses idéaux inavoués : Sibyl Vane en fait un Tristan de roman de chevalerie, Gladys y voit un éternel amoureux. Seul Dorian Gray lui-même n'est renvoyé qu'à sa propre réalité : celle d'un corps corrompu dont le tableau-miroir renvoie l'image. Cette attente entre le ciel et l'enfer est peut-être aussi incarnée par les préludes de Chopin. Beauté humaine fragile comme celle du papillon contrairement à l'art.

Lord Henry Wotton, dandy de son état avec son élégance affectée et son insolente désinvolture, est un dilettante qui s'oppose, durant une grande partie du XIXe siècle, au goût bourgeois qui prévaut dans la haute société victorienne. Cet esthète oisif, qui méprise l'affairisme et le puritanisme et ne brille que par la légèreté de son esprit et le cynisme de sa vision du monde, est sans cesse montré en train de goûter des plats ou de sentir des vins et des fleurs. On l'opposera, dans la séquence du dîner chez sa tante Agathe, au parlementaire tory qui incarne de manière caricaturale l'esprit victorien dans tout son pragmatisme.

Wotton présente le tableau alors que Basil s'est mis sous la protection de celui de sa sœur, mère de Gladys. Et c'est lui qui désigne le chat égyptien comme capable de réaliser le vœu de Dorian (Le chat aussi : Dieu et image doivent rester ensemble).

Lord Wotton lit Les fleurs du mal, étudie l'art très aristocratique de ne rien faire renvoyant dans l'ombre (celle du cocher) les classes populaires. Il offre à Dorian Gray un livre dont celui-ci liera des passages : "Tu éveilles en moi la bête, ce contre quoi je me défends... Tu crées des rêves de luxure et du sacré fait de l'infâme. Lorsque Basil demandera de qui il est, il répondra "un poème d'un jeune irlandais sorti d'Oxford : Oscar Wilde. Basil juge le livre "ignoble, mauvais, corrompu décadent" et propose à Dorian, La lumière d'Asie, l'histoire de Bouddha.

Les objets symboliques du grenier

Le tableau est bien entendu l'objet symbolique majeur du film. Mais toute la dimension spirituelle de rédemption est travaillée par Lewin à partir du grenier et des objets qu'il contient autour du tableau

Le tableau est, dès l'abord, animé d'une vie propre : "Lorsque Dorian pose pour moi, il semble qu'une force étrangère guide ma main, comme si le tableau était indépendant de moi. Je ne l'exposerai donc pas. Il appartient à Dorian Gray". Chaque fois qu'un spectateur est placé devant le portrait, son regard est montré frappé de stupéfaction avant d'être nous-mêmes soumis à cette stupéfaction par la vision du tableau. Le suspense est prolongé par l'effet de surprise car le tableau est alors présenté en couleur. Deux fois, le tableau est précédé du regard de Dorian : la première fois lors du pacte et la seconde lorsqu'il décide de le recouvrir après le meurtre de Basil. Les deux autres occurrences en couleur sont celle qui succède au regard de Wotton, et à celui de Basil qui le découvre dans le grenier avant d'être poignardé. Deux autres fois, le tableau est filmé en noir et blanc : lors du meurtre Basil ou l'ombre du couteau se reflète sur lui et lors de la transformation finale où il perd sa dépravation pour, dans un morphing avant l'heure, retrouver sa pureté initiale.

Dans un premier temps, Lewin confia à Albert Marr Albright le portrait de Dorian Gray jeune et à son frère jumeau Ivan le Lorraine Albright celui du portrait en décomposition. Il semble que le portrait de Albert Marr Albright n'ait pas été accepté- celui qu'il a peint n'est en tous les cas pas celui qui est dans le film- et c'est un autre peintre, Henrique Madina, qui eut la charge de peindre Dorian Grey dans sa jeunesse, tel que le découvre Lord Henry Wotton. Le portrait en décomposition, payé 75 000 dollars, est demeuré l'œuvre d'Ivan le Lorraine Albright aidé de son frère et il est le seul crédité à ce titre .

Né Ivan Albright en 1897, "le Lorraine" a été pris en hommage à Claude Le Lorrain, le peintre a trouvé sa voie dans une unité médicale au cours de la première guerre mondiale en peignant les blessés et les morts avec une stupéfiante précision. il créa durant son existence une succession de peintures horrifiques ce qui conduisit presque naturellement Lewin à lui confier le soin de personnifier Dorian Gray corrompu par ses vices. Le portrait - ou plus exactement les quatre portraits exécutés -ont été peint par Ivan Albright et son frère Albert dans une église désaffectée qui leur servait d'atelier. le tableau final du film figure aujourd'hui au Chicago Institue of Art et celui de Henrique Medina a été acheté pour 25 000 dollars à la grande vente de la MGM en 1970.

A la mise en scène très sophistiquée du tableau s'ajoute celle du grenier où Dorian Gray a caché son portrait pour le soustraire au regard de ceux qui pourraient y lire sa corruption morale et physique. Or ce lieu, éloigné des autres pièces de la demeure du jeune homme (et symboliquement placé en hauteur, près du ciel), est peut-être plus encore que le tableau le reflet de l'âme de Dorian Gray. S'y exprime en effet sa double nature, "entre le Ciel et l'Enfer" et s'y déroulent les deux actes extrêmes de sa trajectoire morale : le meurtre de Sir Basil Hallward et la rédemption par l'autodestruction. La profusion des croix (raies de lumière, croisées de fenêtres) lors de la scène du meurtre renforce cet aspect.

Le couteau porte également les deux dimensions, objet du meurtre et du suicide. Le roman précise qu'il avait servi à Dorian Gray à couper la corde qui soutenait la draperie cachant le tableau : sa présence romanesque est donc justifiée. Dans le film, il est là, symboliquement, pour que le jeune homme joue avec et s'amuse à le ficher dans un pupitre. Celui-ci porte, très ostensiblement, la gravure d'un cœur (souvenir d'une amourette d'enfant ?) que le stylet transpercera donc, comme un rappel des femmes dont le jeune homme a déjà honteusement brisé les cœurs.

Dans le roman, la lampe à pétrole suspendue au plafond n'existe pas. Il s'agit d'une simple bougie. Dans les deux premières séquences qui se déroulent dans le grenier, la lumière diurne qui provient des fenêtres suffit à éclairer un lieu qui n'a pas encore acquis son caractère fantastique. Avec les séquences du meurtre et du "suicide", cette lampe prend tout son sens. Sa lumière projette d'inquiétantes ombres sur les murs et, surtout, son oscillation au moment du meurtre fait passer chaque plan de l'obscurité à la clarté en un mouvement de contraste qui fait ressortir la teneur manichéenne du personnage et du lieu.

Les jouets remplissent la pièce. Le grenier est le lieu où, symboliquement, le monde de l'enfance devrait laver les péchés commis par le jeune homme corrompu. Les jouets exercent donc autant de rôles précis qui marqueront cet autre combat manichéen entre l'innocence perdue et le présent immoral. Cubes, ballons et écharpe brodée d'enfant sont voués, lors de la scène du meurtre, à choir, à rejoindre l'ombre. C'est la main inerte de Sir Basil, poignardé, qui fait tomber le fragile édifice de jouets. C'est avec l'écharpe que Dorian Gray essuie son couteau sanglant.

Une statuette de cavalier rappelle que Dorian Gray est "sire Tristan", le preux et dévoué chevalier de Sibyl Vane. Cette statuette, renversée elle aussi, lors de l'installation du tableau dans le grenier, marque l'échec du projet du jeune dandy et laisse au portrait la prééminence en ce lieu. Mais, lors de la rédemption de Dorian Gray, la statuette est enfin ramassée, replacée sur la table face au portrait : sire Tristan s'oppose à nouveau au monstre, la valeur au péché. Plus discret, mais non moins symbolique, un agneau figure sur le rayonnage de l'étagère à l'arrière-plan. Mis en évidence lors de la dernière séquence, ce jouet marque bien sûr la rédemption du pécheur.

Un contrepoint ironique confié aux seuls dialogues

Le mysticisme transparaît dès le quatrain du Rubaiyat de l'Iranien Omar Khayyam (1048-1131) mis en exergue lors du générique de début et qui sera lu par Dorian Gray pour Allan Campbell vers la fin du film :

"J'ai lancé mon âme à travers l'invisible
Pour déchiffrer le Mot de l'au-delà
Mon âme m'est revenue et m'a répondu :
C'est moi qui suis le ciel et l'enfer."

Pandora s'ouvrira aussi sur une citation du du Rubaiyat d'Omar Khayyam. Le contrepoint ironique de Wilde est confié aux seuls dialogues.

Jean-Luc Lacuve le 15/02/2012.

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