Bel Ami

1947

Voir : photogrammes

(The Private Affairs of Bel Ami). Avec : George Sanders (Georges Duroy), Angela Lansbury (Clotilde de Marelle), Ann Dvorak (Madeleine Forestier), John Carradine (Charles Forestier), Susan Douglas (Suzanne Walter), Hugo Haas (Monsieur Walter). 1h52.

En 1880, Georges Duroy, d'origine modeste mais de belle allure, revenu de son service dans l'armée d'Afrique, occupe à Paris un emploi médiocre. Pauvre mais ambitieux, il retrouve un ami, le journaliste Charles Forestier, qui lui promet de l'engager à La Vie Française dont il dirige le service politique et lui porte de quoi s'acheter un costume pour la soirée du lendemain chez son directeur.

Lors de cette première soirée Georges rencontre Clotilde de Marelle, une jeune veuve qui succombe immédiatement à son charme ; Madeleine, son amie et la femme de Charles ; Norbert de Varenne, le compositeur aveugle, organiste à la cathédrale Notre dame, responsable de la musique à La vie Française et sa femme musicienne ; Laroche-Mathieu, député et bientôt ministre, rédacteur politique; Jacques Rival, le caricaturiste du journal et Walter, financier le directeur ainsi que sa femme et Suzanne, leur fille de quinze ans. Georges impressionne les quatre femmes présentes, Clotilde, Mathilde, Suzanne et Mme de Varenne et obtient de Walter la commande d'un article.

Mais si Georges a bien des idées, il est incapable d'écrire. Le matin, il vient demander de l'aide à Charles qui lui conseille de se faire aider par sa femme, Madeleine. Celle-ci, d'esprit très indépendant, écrit probablement les articles de son mari et accepte de rédiger celui de Georges.

Georges sort avec Clotilde à la Reine Blanche et aux Folies Bergère. Là Rachel Michot lui fait une scène car il refuse de la reconnaitre. Clotilde s'enfuit. Le soir même, elle écrit à Georges pour lui dire qu'elle l'aimera toujours.

Alors que son nom commence à être connu et redouté par certains comme Laroche-Mathieu, un politicien qui le jalouse, Georges déploie sa stratégie de réussite par les femmes. Il épouse Madeleine après la mort de Forestier, puis devient l'amant de madame Walter, femme de son patron. Surnommé Bel Ami, il n'hésite pas à être cruel avec Clotilde, se sépare de Madeleine, compromet Laroche-Mathieu, devenu ministre, veut épouser Suzanne, fille des Walter, pour être copropriétaire du journal. Il s'achète un titre de noblesse afin d'impressionner Walter.

Mais Laroche-Mathieu et surtout madame Walter parviennent à perdre celui qu'ils considèrent comme un gredin. Celle-ci est allée voir le maire de Canteleu où résidait le dernier des De Cantel. Quinze jours avant le mariage, le dernier descendant surgit et provoque Georges en duel. Clotilde parvient à convaincre Suzanne et sa mère de courir sur les lieux du duel mais ils n'arrivent que pour constater la mort de De Cantel et l'agonie de Georges. Mme Walter se venge en lui disant qu'elle a prévenu De Cantel. Georges sourit, il aurait pu être heureux avec Clotilde dit-il avant de mourir.

Comme pour son adaptation précédente, celle du roman d'Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, Lewin transforme profondément l'esprit du roman pour imposer son point de vu, lyrique et rédempteur.

Le code Hays a imposé une mort sans gloire pour le héros, un gredin cynique et manipulateur alors que, chez Maupassant, Bel Ami épouse Suzanne et laisse Mme Walter mourir de douleur. Ici, Bel Ami ne se bat pas en duel avec Marambot au début de sa carrière de journaliste. Il est juste signalé lors du dîner chez les Walter que ce collaborateur du journal est mort. Lewin transpose donc le duel à la fin et donne à Georges un nouvel opposant, Philippe de Cantel et une autre issue, fatale et rédemptrice. L'approche de la mort est pour Bel Ami l'occasion d'une prise de conscience. Il s'aperçoit qu'il aurait pu vivre heureux auprès de Clotilde. Cette fin ne semble pas plaquée tant la réflexion sur la morale est présente dans le film au travers du personnage de Guignol auquel Bel Ami s'est identifié.

Bel Ami : un guignol avec son bâton...

Alors qu'il lui reste 3,40 francs pour finir le mois, Bel Ami sacrifie un déjeuner pour acheter un jouet, un guignol et son bâton, apprend-il à Forestier lors de la première séquence. Cet attrait pour guignol, Bel Ami le justifie par le fait que lui aussi a besoin d'un bâton pour se frayer son chemin dans Paris. Il approfondit toutefois sa réflexion lors du banquet chez les Walter.

Rival exprime une position critique. Le spectacle rend le chenapan séduisant et crucifie les vrais héros. Bel Ami se montre naturellement cynique, déclarant estimer Guignol :"ce n'est pas facile d'être un chenapan qui a réussi" puis, plus provoquant, "Ce sont plutôt ses penchants amoureux qui m'attirent, l'amour est un sujet qui plaît aux femmes sans doute parce que l'on glisse facilement du général au particulier."

La discussion avait été engagée par une question de Georges à De Varenne qui, lui aussi, apprécie Guignol." Ce spectacle nous donne l'exemple dit-il : Guignol frappe ceux qui s'opposent à lui. Mais cette brutalité lui est extérieure. En s'adonnant ainsi au mal, il n'est plus un homme libre. Il est la marionnette du diable. Celui qui n'a pas la foi n'est qu'une marionnette", conclue de Varenne. Ce sera aussi la phrase off qui conclura le film sur une cabane de Guignol laissée là pour un prochain spectacle.

Cette phrase a tout pour séduire les âmes bien pensantes des censeurs hollywoodiens mais il est à peu près certain que Lewin la fait sienne. Il décrit le parcours de Bel Ami comme quelqu'un qui n'a pas compris ce personnage de guignol qu'il affiche pourtant, après que Rival en ait fait son emblème, partout, dans sa chambre sous les toits puis dans son luxueux bureau.

Bel Ami, en pourchassant sans cesse une fortune toujours plus grande de Clotilde à Madeleine puis de Madeleine à Suzanne pour viser une place de ministre, donne des coups sans savoir où il va.

...Pour frapper cruellement celles qui peuvent le servir

Les coups, ce sont les femmes qui les reçoivent. "Bel Ami" est aussi ici une chanson populaire à la gloire de celui qui quittera et décevra les femmes. Rachel a tôt fait d'identifier Georges à cet être séduisant et cruel en le mettant en perspective avec une gravure de la partition de la chanson.

"Tu plais aux femmes profites-en. A Paris, elles peuvent être utiles" avait dit Charles Forestier. C'est d'abord avec Rachel Michot, danseuse aux Folies-Bergere qu'il se montre odieux. Lewin fait de Clotilde de Marelle un ange d'amour et de dévouement alors qu'elle est corrompue dans le roman. Il la transforme en jeune veuve aussi pure que sa fille de quatre ans. Madame de Varenne est aussi angélique et dévouée. Seule Madeleine est plus complexe.

C'est madame Walter qui s'identifie au saint tenté par le démon de la chair. C'est elle que le tableau de Ernst montre déchirée. Assez curieusement c'est au travers des yeux de Bel Ami que l'on découvre le tableau. S'il semble l'apprécier, il est bien plus intéressé par le plan qu'il est en train de concevoir pour se séparer de sa femme et épouser Suzanne.

Le naturalisme de Maupassant n'est réellement présent que dans la première séquence. La petite danseuse des Folies Bergère, Rachel Michot, demande à ce qu'il lui offre un verre. Georges ne lui propose que la fontaine où boit un cheval. Naturaliste aussi peut-être la théorie de Jacques Rival, dangereuse estime Laroche-Mathieu, selon laquelle nous censurons trop les jeunes. La seule façon de prévenir les maladies de la vie est d'y être exposée conclut le caricaturiste. Pour le reste, c'est bien une morale de la rédemption, étrangère à Maupassant, que Lewin propose, notamment avec l'épisode de madame de Varenne devant Notre Dame.

Deux célèbres tableaux

Autre grande transformation de Lewin, la figuration d'une oeuvre du XXe siècle, La Tentation de saint Antoine (Max Ernst,1945) comme équivalent de la peinture fictive, Le Christ marchand sur l'eau de Karl Marcowitch présentée comme fondamentale dans le roman de Maupassant. Mieux même, sous ce premier défi de citer une œuvre peinte fictive de la littérature en la transformant en œuvre d'art moderne se cache aussi, dans un autre plan de tableau, plus fugitif et plus secret, un défi de cinéma : prouver que celui-ci représente mieux la réalité que la peinture et, partant, que la littérature dont il s'inspire.

Le premier défi pictural auquel s'est heurté Lewin est de représenter un tableau que Maupassant n'a bien evidemment qu'à décrire dans son roman :

" Toute la ville allait voir en ce moment un grand tableau du peintre hongrois Karl Marcowitch, exposé chez l'expert Jacques Lenoble, et représentant le Christ marchant sur les flots. Les critiques d'art, enthousiasmés, déclaraient cette toile le plus magnifique chef-d'œuvre du siècle. Walter l'acheta cinq cent mille francs et l'enleva, coupant ainsi du jour au lendemain le courant établi de la curiosité publique et forçant Paris entier à parler de lui pour l'envier, le blâmer ou l'approuver. Puis, il fit annoncer par les journaux qu'il inviterait tous les gens connus dans la société parisienne à contempler, chez lui, un soir, l'œuvre magistrale du maître étranger, afin qu'on ne pût pas dire qu'il avait séquestré une œuvre d'art. Sa maison serait ouverte. Y viendrait qui voudrait. Il suffirait de montrer à la porte la lettre de convocation. Elle était rédigée ainsi : " Monsieur et Madame Walter vous prient de leur faire l'honneur de venir voir chez eux, le 30 décembre, de neuf heures à minuit, la toile de Karl Marcowitch : Jésus marchant sur les flots, éclairée à " la lumière électrique ". (…) Il semblait leur dire : " Voyez, j'ai payé cinq cent mille francs le chef-d'œuvre religieux de Marcowitch, Jésus marchant sur les flots. Et ce chef-d'œuvre demeurera chez moi, sous mes yeux, toujours, dans la maison du juif Walter. "

Dns le roman, c'est bien au travers des yeux de Georges qu'est vu le tableau :

" (…) Elle poussa Georges à travers un groupe qui barrait leur chemin, et le fit brusquement tourner à droite. Au milieu d'un bosquet de plantes singulières qui tendaient en l'air leurs feuilles tremblantes, ouvertes comme des mains aux doigts minces, on apercevait un homme immobile, debout sur la mer. L'effet était surprenant. Le tableau, dont les côtés se trouvaient cachés dans les verdures mobiles, semblait un trou noir sur un lointain fantastique et saisissant. Il fallait bien regarder pour comprendre. Le cadre coupait le milieu de la barque où se trouvaient les apôtres à peine éclairés par les rayons obliques d'une lanterne, dont l'un d'eux, assis sur le bordage, projetait toute la lumière sur Jésus qui s'en venait.
Le Christ avançait le pied sur une vague qu'on voyait se creuser, soumise, aplanie, caressante sous le pas divin qui la foulait. Tout était sombre autour de l'Homme-Dieu. Seules les étoiles brillaient au ciel. Les figures des apôtres, dans la lueur vague du fanal porté par celui qui montrait le Seigneur, paraissaient convulsées par la surprise. C'était bien là l'œuvre puissante et inattendue d'un maître, une de ces œuvres qui bouleversent la pensée et vous laissent du rêve pour des années".

Le concours de peinture organisé par Lewin pour obtenir un tableau digne de l'engouement de celui du livre est le premier défi. Afin de provoquer un mouvement de curiosité autour du film, les producteurs organisèrent un concours destiné à trouver la meilleure représentation de La tentation de saint Antoine. les artistes sélectionnés devaient recevoir chacun une somme 500 $ et conserver leur oeuvre, le gagnant obtenant quant à lui une somme supplémentaire de 2 500 $. Les œuvres retenus faisant l'objet d'une exposition itinérante sous l'égide de The American Federation of Arts et d'un catalogue intitulé : "Bel Ami International Competition and Exhibition of New painting by Eleven American and European Artists 1946-47". Alfred H. Barr Jr, Marcel Duchamp et Sidney Janis acceptèrent de servir de jury. Douze peintres participèrent : Ivan le Lorraine Albright, Eugene Berman, Leonora Carrington, Salvador Dali, Paul Delvaux, Max Ernst, Louis Guglielmi, Horace Pippin, Abraham Rattner, Stanley Spencer, Dorothea Tanning et Leonor Fini. Un seul des douze peintres, Leonor Fini, ne put finir sa toile à la date fixée. C'est Max Ernst qui remporta le concours. Le tableau de Salvador Dali, un saint Antoine montrant la croix aux monstres qui l'assaillent, demeurant par ailleurs l'une des oeuvres majeures du peintre. Il en est de même pour les tableaux de Leonora Carrington, Paul Delvaux et Stanley Spencer.

(voir photogrammes : Tentation de saint Antoine)

La présentation du tableau en couleur répond au même souci d'épate que l'éclairage électrique du roman mais il rend compte aussi de la beauté du tableau, impératif propre au cinéma et auquel n'est pas soumis Maupassant.

Lewin opère une transformation du sujet du tableau en accord avec sa propre tarnsformation de l'histoire de Maupassant où Walter s'efface devant sa femme. Ce n'est plus le mari qui triomphe mais la femme qui est déchirée par la tentation charnelle, le désir répréhensible qu'elle éprouve pour George.

Avec ce geste éminemment moderne (il aurait été bien plus facile de représenter un christ marchand sur les eaux connu), Lewin court le risque d'être accusé d'être un cinéaste hollywoodien si ce n'est inculte, du moins incapable d'apprécier à sa juste valeur la culture classique européenne. Sans doute est-ce pour cela qu'il prend soin, pour son public cultivé (ou, qui sait, pour lui-même) de proposer une autre mise en scène de tableau.

Une citation en apparence approximative

La citation de Un bar aux Folies Bergère (Edouard Manet, 1881-82) est certainement destinée à un petit nombre de spectateurs mais est toutefois bien signalée par une surimpression insistante sur l'enseigne lumineuse extérieure des Folies bergère qui perdure pendant que l'on passe par un fondu enchainé de l'extérieur de la salle de spectacle à l'intérieur.

Un bar aux Folies Bergère (Edouard Manet, 1881-82) n'a pas été peint au bar des Folies Bergère mais a été entièrement recréée en atelier. La jeune femme servant de modèle, Suzon, est en revanche une véritable employée de ce célèbre café-concert. Elle est représentée derrière le comptoir d'un des bars situé au second étage de l'établissement. Le regard dans le vide semble tourné vers l'homme qui est devant elle mais dont nous ne voyons que le reflet dans le miroir. Dans le grand miroir au cadre doré qui se trouve derrière la serveuse se reflète la foule assise dans la galerie circulaire sous le grand lustre. On voit, en haut à gauche, les jambes d'une trapéziste suspendue à une balançoire. Les nombreux éléments présents sur le marbre du bar, qu'il s'agisse des bouteilles d'alcool (quelques bouteilles de champagne et de bière soulignent la diversité d'appartenance sociale des habitués de l'établissement), des fleurs ou des fruits (un compotier débordant de mandarines), forment un ensemble pyramidal allant trouver son sommet, non sans malice, dans les fleurs qui ornent le corsage de la serveuse elle-même.

(voir photogrammes : Folies Bergère)
voir le tableau
Un bar aux Folies Bergère (Edouard Manet, 1882)

Le cadre choisi par Lewin est plus large que celui de Manet. Il inclut trois jeunes femmes au premier plan. C'est un militaire qui se présente devant Suzon. S'il y a bien un compotier et un vase de fleurs sur le bar, on n'y voit pas les bouteilles. La glace à l'arrière-plan n'en occupe pas toute la surface comme dans le tableau de Manet.

C'est pourtant sciemment que Lewin a introduit ces écarts. En effet, l'aspect ayant le plus retenu l'attention des critiques du tableau a été le reflet de Suzon dans le miroir. Ce dernier ne semble pas renvoyer une image exacte de la scène, tant en ce qui concerne la posture de la jeune femme que la présence de l'homme en face d'elle, si rapproché qu'il devrait logiquement tout cacher aux yeux du spectateur. Il est difficile de conclure si cette anomalie est le fruit de la volonté de l'artiste ou une simple erreur d'appréciation, ce qui n'a pas été sans amuser Huysmans. Ce dernier décrit avec délectation la manière dont le tableau " stupéfie les assistants qui se pressent en échangeant des observations désorientées sur le mirage de cette toile ".

Or c'est justement la justesse de ces reflets que Lewin peut mettre en œuvre : reflet par nature exacte de la saisie par la caméra des bouteilles, du dos de Suzon et des personnages qui se reflètent dans la glace.

Meredith Lacuve le 03/08/2008