Lewis Carroll, de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson, naît en 1832, dun père pasteur, au sein dune famille de onze enfants dont deux seulement se sont mariés. Tous étaient comme lui gauchers et, comme lui, bégayaient. Dans l'isolement du presbytère, ces anomalies, partagées par une communauté soudée, permirent à Charles de développer une personnalité denfant doué, hors des normes, dans un cocon protecteur.
Le psychanalyste américain John Skinner estime que la gaucherie est à lorigine de cette obsession du renversement qui constitue lun des thèmes dominants de Lewis Carroll. Dans De lautre côté du miroir, le temps aussi bien que lespace se trouvent inversés. On écrit à lenvers, on souffre dabord, on se blesse ensuite. Dans ce monde bizarre, il faut séloigner du but pour latteindre.
Charles Dodgson, dans son âge mûr, devait prendre souvent plaisir à mystifier ses jeunes correspondantes en commençant ses lettres par la signature et en les terminant par le commencement.
Quant au bégaiement, |il serait peut-être à lorigine des fameux « mots-valises » à double signification. La hâte à sexprimer, combinée avec son défaut délocution, aurait amené lenfant à fondre involontairement deux mots en un seul.
« Tout flivoreux vaguaient les borogoves,
Les verchons fourgus bourniflaient. »
De lautre côté du miroir, Bredoulocheux, poème,
traduction dHenri Parisot.
Lexplication en est fournie par Humpty-Dumpty dans De l'autre côté du miroir : « Cest comme une valise, voyez-vous bien : il y a trois significations contenues dans un seul mot Flivoreux, cela signifie à la fois frivole et malheureux Le verchon est une sorte de cochon vert ; mais en ce qui concerne fourgus, je nai pas dabsolue certitude. Je crois que cest un condensé des trois participes : fourvoyés, égarés, perdus. »
Le choc sera dautant plus fort lorsque cette jeune personnalité affrontera la normalité les autres enfants à lécole de Richmond puis à la Rugby School en 1845. Il en gardera un souvenir affreux en raison des brimades que lui attiraient une timidité ou une incommunicabilité nées de ses anomalies.
Compte tenu de lépoque et du milieu, ses parents étaient
irréprochables. Un père plein de dignité, altruiste,
parfait à légard de sa femme et de ses enfants. Une mère
gentille, bonne, insignifiante dont la douce voix ne prononçait jamais
un mot plus haut que lautre. Ceux quil aimait et tout un système
social quil eût été malséant de contester
se dressaient contre toute tentative de se rebeller. Il adoptera donc le comportement,
la foi, les idées morales, les préjugés de son père
et jusquau goût de celui-ci pour les mathématiques.
Les revues locales
Par compensation, un renforcement de sa personnalité se traduira par une expression accrue de ses dons, par la création littéraire. Pendant ses vacances, le jeune Charles Dodgson samusera à éditer des revues locales. Elles étaient manuscrites et réservées aux hôtes du presbytère de Croft-on-Tees, dans le Yorkshire, la demeure qui abritera la famille pendant vingt-cinq ans. Leurs vies furent brèves : La Revue du presbytère, La Comète, Le Bouton de rose, L'Etoile, Le Feu follet, Le Parapluie du presbytère et Méli-Mélo. Le Parapluie du presbytère, revue parue vers 1849, était illustrée de dessins rappelant ceux dEdward Lear dont le Book of nonsense jouissait alors dune très grande vogue. Edward Lear y mettait en scène des créatures singulières qui ont pu suggérer à Charles Dodgson lidée du Snark, créature carrollienne presque invisible et redoutée.
Ces tentatives littéraires juvéniles révèlent la virtuosité de Charles à manier les mots et les événements et sa disposition très originale pour le nonsense. Il fera même construire un théâtre de marionnettes par le menuisier du village et écrira des pièces pour lanimer : Tragédie du roi John, La Guida di Bragia, 1849-1850
Le professeur est « Un personnage guindé, toujours vêtu dune redingote noire à peine ouverte sur un faux col decclésiastique, promenant un visage aux traits fins et aux accents mélancoliques. Ses cours, quil débitait mécaniquement, suscitaient surtout lennui ».
Tel est le souvenir que conservaient, vers 1930, danciens élèves du cours de mathématiques professé par le révérend Charles Lutwidge Dodgson.
Lorsquen 1855 lancien élève du Christ Church College dOxford y devient enseignant, Charles Dodgson est brutalement projeté dans le monde des adultes. Plus personne avec qui jouer ou rêver, plus personne avec qui communiquer.
Mal à laise parmi les adultes, il fraie peu avec ses collègues. Sans amis, nentretenant que des relations, ce célibataire déambule, solitaire, par les rues. Distant vis-à-vis de ses jeunes élèves, il ne lui reste dautre issue que sévader dans le jardin enchanté du nonsense, traverser le miroir.
Cest à cette époque que naît véritablement Lewis Carroll. À labri de la redingote du révérend Dodgson, lenchanteur va faire paraître poèmes et articles dans des magazines.
En 1856, il collabore en particulier avec le magazine The Train dont le rédacteur, Edmund Yates, choisira parmi quatre pseudonymes proposés par Charles Dodgson celui de Lewis Carroll.
Cette même année, traversé par le pressentiment de ce qui sera plus tard le spectacle cinématographique, il écrit dans son journal : « Je pense que ce serait une bonne idée que de faire peindre sur les plaques dune lanterne magique les personnages dune pièce de théâtre que lon pourrait lire à haute voix : une espèce de spectacle de marionnettes ».
Il achètera son premier appareil photographique à Londres le 18 mars 1856. Quelques jours plus tard, il se rend dans le jardin du doyen Liddell au Christ Church College pour photographier la cathédrale. Il y trouve les trois fillettes Liddell dont Alice, sa future inspiratrice, et les prend pour modèle.
Alice au pays des merveilles
Le temps du chef-duvre, ce fut "au cur dun été tout en or", la journée du 4 juillet 1862. Le lieu, un canot sur la rivière, lIsis, dans lequel se trouvaient Alice et ses deux soeurs, Lorina et Edith Liddell, ainsi qu'un collègue de Dodgson, Duckworth. Alice, alors âgée de dix ans, fut linspiration de Charles Dodgson. Il la courtisait au moyen de devinettes ou de belles histoires composées à son usage.
Lhistoire quil racontait par-dessus son épaule à Alice, assise derrière lui dans le canot, fut improvisée avec brio tout en maniant laviron. Lorsque la fille lui demanda décrire pour elle son histoire, il accomplit son chef-duvre : un manuscrit des "Aventures dAlice sous terre", précieusement calligraphié et illustré. Il loffrira à son inspiratrice, Alice Liddell, le 26 novembre 1864.
Charles Dodgson rédigera une deuxième version, Les Aventures d'Alice au pays des merveilles, destinée à une publication en librairie. Il se rendra à Londres en janvier 1864 pour convaincre John Tenniel de créer les illustrations dAlice. Leur collaboration ne sera pas sans accrocs : aucun détail néchappera à la minutieuse critique de Charles Dodgson. Il dédicacera les premiers exemplaires pour des amis en juillet 1865. Le succès sera immédiat.
À la Noël 1888, il commencera une troisième version Alice racontée aux petits enfants. Les premiers exemplaires seront distribués à la fin de 1889.
Parallèlement, il excelle dans lart de la photographie et devient un photographe réputé. Son sujet favori restera les petites filles mais il photographie également des connaissances : peintres, écrivains, scientifiques ainsi que des paysages, statues et même des squelettes, par curiosité anatomique. Cette passion durera jusquen 1880 et donnera naissance à quelques trois mille clichés dont un millier ont survécu au temps et à la destruction volontaire.
Charles Lutwidge Dodgso décède le 14 janvier 1898 à Guildford.
Les oeuvres de Lewis Carroll et leurs adaptations
1865 : Alice au pays des merveilles
1871 : À travers le miroir
1876 : La Chasse au Snark
1887 : Le Jeu de la logique
1889 : Sylvie et Bruno
1896 : La Logique symbolique
1903 : Cecil Hepworth : Alice in Wonderland,
1933 : Norman Z. McLeod : Alice in Wonderland
1949 : Alice au pays des merveilles (film d'animation franco-britannique
1951 : Clyde Geronimi, Alice
au pays des merveilles (dessin animé Walt Disney)
1972 : William Sterling Alice's Adventures in Wonderland
1985 : Harry Harris, Alice au pays des merveilles
1988 : Jan vankmajer, Alice
1999 : Nick Willing, Alice au pays des merveilles
2010 : Tim Burton, Alice
in Wonderland