Peut-on faire d'un grand roman un grand film ? Depuis ses débuts, le cinéma se nourrit de littérature, mais l'alchimie qui permet de transposer luvre romanesque sur grand écran semble réservée aux plus grands : Kubrick, Visconti, Renoir, Bresson et quelques autres ont su créer des chefs-duvre à partir d'autres chefs-duvre, quand d'autres en livraient de pâles copies.
Le cinéma est souvent plus "heureux" quand il s'inspire de la littérature de genre, fertile en intrigues qui intimident moins les cinéastes et peuvent nourrir des univers très divers, comme l'illustre la fortune cinématographique d'un Simenon.
Pour la première fois, cet ouvrage étudie in vivo l'art et la technique de l'adaptation à travers 100 cas concrets, qui soulèvent autant d'interrogations différentes. On y découvre qu'il n'existe pas de méthode miracle pour adapter un roman, mais qu'adapter revient toujours à faire des choix, et qu'il existe mille façons de trahir, dont certaines s'avèrent plus fidèles à l'esprit de l'auteur que la pure servilité.
Cette plongée dans l'univers de l'adaptation mêle films français et étrangers de toutes époques, grands romans incontournables ou réputés inadaptables et uvres oubliées, littérature classique et roman policier, science-fiction ou nouveau roman.
En ouverture, Henri Mitterand présente sa vision des problèmes théoriques et pratiques de l'adaptation à partir de quelques uvres emblématiques (La curée de Vadim, Madame Bovary de Chabrol, La bête humaine de Renoir, Les gens de Dublin de Huston, Le guépard de Visconti). Ce spécialiste de Zola a bien du mal à éviter d'être ce qui nomme lui-même "le chien de garde" de la littérature
Pour Henri Mitterand, les films qui portent le titre d'une grande uvre romanesque et qui ont acquis le statut de chefs d'uvre sont rarissimes. Cette proportion n'est pas toutefois pas plus faible que celle des chefs d'uvres produits à partir de scenarios autonomes fait-il justement remarquer. ll ne sauve toutefois que deux adaptations de nouvelles : Partie de campagne de Renoir et Les gens de Dublin de Huston. Il reconnait quelques mérites à La curée de Vadim, trouve plaisant La bête humaine de Renoir et raté Madame Bovary de Chabrol.
Rejoignant la position d'Eric Rohmer, trouvant inadaptables les grandes uvres littéraires très connues, il livre le fond de sa pensée dans une citation de Zola commentant une adaptation théâtrale des Misérables et qui proposait la méthode suivante : "Se contenter de couper les épisodes célèbres, de les relier le plus adroitement possible et de les présenter au public comme une série d'images connues, que l'on sera bien aise de revoir à l'éclat de la rampe. C'est ce que l'adaptateur a compris et exécuté avec intelligence. (Le bien public, 1878)".
Comme Zola, Henri Mitterand sait bien alors que "le grand poète est derrière ; mais on ne voit que son ombre." Cela lui parait néanmoins une solution modeste car sont très rares les cas d'adaptations réussies, lorsque les deux uvres, roman et films s'idéalisent mutuellement dans le souvenir du spectateur. Les gens de Dublin est réussi car il épouse au plus près les vues d'ensemble sur le groupe des danseurs et sur la table du diner, les plans serrés sur l'arrivée des invités (!!).
Henri Mitterand, reprenant l'opinion de Bazin, réaffirme que le cinéma n'a inventé aucun procédé narratif nouveau par rapport au roman. Il suffit donc de se laisser guider par le roman comme il tente de le prouver en se livrant, tel un metteur en scène, à une échevelée tentative d'adaptation d'un passage de La princesse de Clèves qu'il trouve particulièrement cinématographique. Après cela, il peut bien affirmer que cette scène, celle de Coulommiers, est défigurée chez Delannoy.
L'adaptation reconstitutive étant impossible dans le cas d'un film qui n'a pas la durée suffisante pour intégrer toutes les subtilités du roman, la solution est d'en passer par l'adaptation décalée, modernisée, transposée.
Pour Mitterrand, un grand film tiré d'un roman se doit donc d'être infidèle c'est alors un film "d'après" ou "librement inspiré". Renoir rajoute ainsi le bal des cheminots dans La bête humaine. Dans Le guépard la démesure de la scène finale remplace le chapitre sur la vieillesse du prince. La curée de Roger Vadim est seulement inspirée de Zola, non seulement parce que l'action est transposée en 1966, mais aussi parce que les grands thèmes ont disparu (les grands travaux de Paris, la spéculation immobilière, la curée des profits, les oiseaux de proie, la corruption politique). Le caractère de Saccard se réduit à un simple machiavélisme conjugal et Renée, à la fin de son aventure amoureuse, au lieu de mourir de désespoir et de honte, est en partance pour l'hôpital psychiatrique. Mais, esthétiquement décadent, néo modern style, avec ses jeux de costumes et de canapés, de miroirs, de luxuriances végétales, de rituels mondains, de complaisance pour les abandons érotiques, son puritanisme du châtiment final, tout cela traduit en images déjantées, non pas littéralement, mais dans le langage des années 60 et avec un raffinement assez approprié, les mondanités équivoques mises en scènes par Zola pour l'époque de la décadence impériale
Henri Mitterand livre enfin cinq critères pour une adaptation réussie: "Logique des actions, temps, être, espace, imaginaire : que l'un des facteurs manque et le film s'aplatit. Tous ensemble, ils font la différence entre la transcription stéréotypée et l'éminente singularité d'un savoir, d'une vision, d'un style".
La logique narrative de la majorité des romans classique est celle
du Drama en trois parties : situation initiale, crise qui en compromet ou
détruit l'équilibre, une situation finale. Ceux qui refusent
cet héritage brisent la chaine des causes et des conséquences.
Les adaptations sont souvent faites sur les romans de la première catégorie.
Mitterand n'aime pas le Madame
Bovary de Chabrol sous prétexte que des épisodes sont chargés
à l'excès et des moments essentiels supprimés. Ainsi
la phrase apaisée et pathétique de Charles Bovary "c'est
la faute de la fatalité". La fatalité par le fait n'est
nullement présente assure Henri Mitterand.
Le problème du temps du film semble indépassable à Henri Mitterand. Le cinéma n'a pas le temps d'être aussi subtile que le roman. Il ne s'attache pas suffisamment à la substance parce qu'il n'en a pas le temps et surtout parce que les auteurs ne comprennent pas Zola, notamment la valeur symbolique des nombres : treize chapitres pour L'assommoir, sept pour Germinal. La psychologie dramatique se heurte aussi à la difficulté à représenter autre chose que des gestes sans la description des états d'esprits. L'Emma de Chabrol est jouée "sans feu intérieur, privée de la sensualité à fleur d'épiderme. Charles au filet de voix trop mince, est un personnage sans épaisseur, sans variation, nul".
La chartreuse de Parme est adaptée comme un roman d'Alexandre Dumas. La bête humaine est réussie lorsque Renoir cadre le surgissement des rails à l'avant de la locomotive, recrée la ruée et le halètement de la machine, noie l'écran dans la fumée, la vapeur et la noirceur. Pour le reste, le film roule à la cadence d'un fait divers bien raconté mais marginalisé par rapport à l'univers névrotique chaotique, fataliste du roman.