Au XVIIe siècle en Angleterre, un tout jeune enfant, Gwynplaine, dont le père, ennemi juré du Roi Jacques II, a été assassiné, est défiguré : on lui a fendu la bouche d'un coup de couteau jusqu'aux oreilles. Il a été vendu à des bohémiens sur ordre du souverain.
Devenu phénomène de foire, le jeune homme est exhibé dans la tente d'Ursus. Il aime Dea qu'il a sauvée du froid, une nuit, dans le blizzard. La jeune fille, aveugle, n'est pas rebutée par son horrible apparence.
Mais son origine noble est enfin prouvée et Gwynplaine se trouve réhabilité. Il est aimé de la perverse duchesse Josiana, soeur de la reine Anne qui songe à marier les deux amants.
Mais le jeune homme ne peut vivre dans cet univers factice du mensonge et de l'hypocrisie : invité à siéger à la Chambre des Lords, il fait, lors de son investiture, un discours vengeur qui provoque la colère de ses pairs. Écoeuré par les moeurs dissolues du milieu politique, Gwynplaine part à la recherche de Dea et d'Ursus. Il les retrouvera grâce à la fidélité de son chien-loup Homo et s'embarquera en leur compagnie pour les terres pleines de promesses du Nouveau-Monde.
Pour Mireille Gamel :
"Le film débute par une séquence ajoutée au roman de Hugo, qui constitue une sorte de genèse explicative des malheurs de Gwynplaine. On y voit en effet le roi Jacques II et son bouffon Barkilphedro apprendre à lord Clancharlie père, revenu dexil pour retrouver son enfant, que celui-ci a été livré aux comprachicos qui lont défiguré en fendant sa bouche en un rire permanent. Le lord est condamné à mourir par le supplice de la Dame de fer, sorte de sarcophage intérieurement hérissé de pointes dans lequel le condamné est enfermé vivant .
Cette scène dépasse largement sa seule fonction narrative et est intimement liée à ce que le film signifie, en jouant le rôle dune situation archétypale; la façon dont elle est filmée, mise en espace, aura en effet des répercussions sur la suite, par tout un système danalogies et doppositions dans la manière dorganiser lespace de laction.
Changement despace
On a pu remarquer quaprès que le roi a donné lordre
aux gardes denfermer lord Clancharlie dans la Dame de fer,
une cloison se referme sur la scène comme une sorte de volet optique
qui se déplace latéralement, tandis que le roi et Barkilphedro
se replient en avant de cette cloison, en reculant au premier plan. Leur expression
épouvantée surprend dautant plus quils avaient jusque
là fait preuve dun humour cruel et sadique. Létrangeté
tient aussi au fait que ce lieu où nous étions entrés
par louverture dun rideau se referme, exactement au même
endroit, par un mur coulissant, comme sil sagissait de signifier
que nous changeons despace.
Cette impression se confirme dans la scène suivante qui montre lenfermement du lord dans la Dame de fer . Le plan en effet nous donne donc à voir, à nous spectateurs, ce qui ne peut pas être vu des personnages; cet aspect est souligné par létrangeté de latmosphère et par labsence de décor ainsi que par la façon de cadrer qui prive lobjet central (la Dame de fer) de repères spatiaux et par le mouvement de lobjectif qui semble faire émerger cet objet de nulle part. Quand, dans le même plan, lord Clancharlie vient se placer debout dans le sarcophage, dont deux hommes referment les couvercles comme des portes, la scène est filmée en contre-plongée, ce qui achève de brouiller les axes spatiaux au point quon ne sait si le supplicié est debout ou couché . La séquence se clôt ainsi sans autre explication ni prolongement explicite.
Isolée au début par le volet coulissant, isolée par sa facture très différente du reste du film et isolée enfin, par une ellipse, de la séquence suivante (lembarquement des comprachicos qui vont abandonner Gwynplaine), la scène de la Dame de fer semble située hors espace et donc un peu hors temps : comme cest le père qui est supplicié, on peut déjà prévoir que la scène fonctionne comme un mythe des origines.
Difficulté cinématographique du visage de Gwynplaine
La première justification de lajout de cette séquence
tient sans doute à la différence de fonctionnement du verbal
et du visuel. La transposition à lécran du visage de Gwynplaine
paraît en effet impossible : comment incarner un visage qui est un naufrage
, une face qui est une disparition , une figure qui est un évanouissement
?
Le texte dit que tout cela constitue pour Gwynplaine un faux lui-même, et que le problème dun tel visage est que le dehors ne dépend pas du dedans. Hugo ruine ainsi par avance toute la force dexpressivité du visage qui est une des fiertés du métier dacteur.
Chez Leni, on est frappé par le fait que le visage de lacteur qui joue Gwynplaine, Conrad Veidt, nest pas vraiment épouvantable. Les vrais monstres avaient pourtant déjà fleuri au cinéma et il eût été facile au maquilleur de défigurer bien davantage son Homme qui rit. On avait déjà fabriqué des Nosferatu, des fantômes ou des Quasimodo tout à fait hideux. Lon Chaney avait fait le succès du Bossu de Notre Dame de Worstley en 1923, succès qui avait dû jouer en faveur du projet dadaptation dun nouveau roman de Hugo. Les prouesses de maquillage monstrueux et les horribles métamorphoses de cet acteur étaient tellement célèbres et appréciées quon disait de lui à Hollywood : Si vous voyez une araignée, ne lécrasez pas, cest peut-être Lon Chaney.
Malgré le goût dominant donc, il semble que Leni, ait tenu à
donner une figure à peu près humaine à son homme
qui rit. Cela sexplique sans doute en partie par la complexité
du personnage de Hugo qui doit à la fois terrifier, faire rire et inspirer
de lamour. Si cette multiplicité de sentiments est envisageable
dans un roman qui nest fait que de mots, cela paraît vite impossible
au cinéma pour la simple raison que, contrairement à Dea, le
spectateur, lui, voit Gwynplaine. Le fait dincarner le personnage dans
une forme visible compromet la pluralité des effets que son visage
est censé produire. La séquence initiale trouverait peut-être
là une explication, la nécessité de décomposer
les différents affects provoqués par le personnage de Gwynplaine.
Dailleurs cest le même acteur qui joue les deux rôles.
Ainsi lhorreur serait renvoyée dans le passé, dans le
monde du père, puisque cest lui qui subit le supplice qui en
fait un être pétrifié; lamour et le
rire seraient donnés au fils, au prix dune édulcoration
de la mutilation, qui reste supportable dans la mesure où le personnage
peut garder figure humaine, peut donc faire un amoureux à peu près
présentable pour Dea. Il peut, du même coup, exprimer des sentiments,
ce à quoi Conrad Veidt sefforce selon ses propres dires. Cest
sans doute aussi pour cela que, lors des duos amoureux avec Dea, la bouche
de Gwynplaine est souvent cachée, par un livre, par sa main ou par
le cadrage.
Cette interprétation se confirme si lon considère la suite du film. Dans un plan ultérieur, Gwynplaine adulte est dans la Green-Box, en compagnie de Dea. Tandis que, à lextérieur, la foule avide de spectacle réclame Lhomme qui rit, Gwynplaine se plaint dêtre laid et souffre de nêtre quun objet de risée générale. En disant cela, il se regarde dans un miroir dont il rabat les portes.
La façon dont les portes se referment rappelle, par son cadrage et son mouvement, la façon dont se referment les portes de la Dame de fer dans la première séquence, sauf que, cette fois, celui quon voit dans lencadrement des portes, cest Gwynplaine. Tel père, tel fils, pourrait-on dire. Dailleurs le roi Jacques II lavait prédit dès le début , quand un intertitre lui faisait dire : Un chirurgien comprachico a sculpté un rictus sur la face (de votre fils) afin quil rie à jamais de son fou de père.
Ainsi la séquence initiale fait bien office de genèse, la grimace du fils étant la trace des choix du père et comme la marque ou la cicatrice de son supplice. Le fils porte ainsi sur lui un stigmate qui est un souvenir de la faute politique quest la rébellion. Du coup, leffet de surprise dû à la découverte de la véritable identité de Gwynplaine disparaît. Il ny a dailleurs pas de bouteille à la mer dans ce film, et on nassiste pas à ce qui se passe dans la prison. Cest Hardquanonne qui, devenu montreur de monstres à la foire, reconnaît Gwynplaine et déclenche la catastrophe en voulant en informer Josiane.
Déplacement de lépisode du pendu
Mais cette mise en scène dun père supplicié est
plus quun subterfuge de représentation. La séquence de
la dame de fer permet aussi de retrouver la dimension mythique
du roman. Les éléments qui composent lépisode semblent
en effet les mêmes que ceux qui sont à luvre dans
le roman à propos de la rencontre avec le pendu. Or, dans le film,
la rencontre avec le pendu est assez différente de ce qui se passe
dans le roman.
Alors que lenfant vient dêtre abandonné par les comprachicos, dont on ne verra pas le voyage ni le naufrage, la séquence suivante relate son errance dans la neige.
Dans cette séquence, plastiquement assez belle, on est loin cependant de lhorreur de lépisode du pendu dans le roman. La rencontre paraît très édulcorée : quelques gibets assez schématiques, des pendus qui se balancent dans le vent comme des pantins de carton. Certes les surimpressions donnent aux images un caractère onirique, mais tout cela reste un décor de fond et surtout lenfant ne fait pas lexpérience du face à face, si impressionnant chez Hugo. Lépisode de la rencontre avec la femme morte est encore moins effrayant, car la femme, assise dans la neige, semble endormie et son visage est paisible et beau. Seul le vent peut-être donne aux scènes une coloration de tourmente qui rappelle un peu le décor de ce drame terrible de la vague et de lhiver que décrit Hugo au chapitre Solitude avec ses tournoiements de spirales blêmes et son vent froissant le brouillard.
Mais on est en droit de penser que lexpérience de la rencontre avec le pendu sest déplacée dans la scène de la Dame de fer. Il y a là une des spécificités de l adaptation cinématographique (au sens strict défini plus haut), quand elle traite une oeuvre classique, en tous cas : le spectateur qui connaît le roman a forcément des attentes et labsence de certains motifs attendus lincite à les chercher ailleurs. Et même si tous les spectateurs nont pas cette connaissance, ladaptateur sait que lhorizon dattente se compose aussi de la référence à luvre source. Cest pourquoi on ne peut évacuer totalement la question de la fidélité. Certes il y a des adaptations très libres, mais le fait même daffirmer quon adapte crée certaines contraintes ou, comme je le disais plus haut, une obligation de respect. Cela nempêche pas les écarts, comme le fait dajouter des péripéties nouvelles. Or il se trouve quici lajout vient opportunément compenser le manque, selon un principe de vases communicants. Reprenons tout dabord ce que dit le roman.
La pointe de Portland et la représentation de lindicible chez Hugo
De nombreux commentateurs ont souligné la parenté entre la vision du pendu et le mythe de la Gorgone . Dans les deux cas il sagit en effet dune vision qui pétrifie. On lit dans le roman : Lenfant était devant cette chose, muet, étonné, les yeux fixes
Ou encore : Peu à peu lenfant devenait lui-même terrible. Il ne bougeait plus, la torpeur le gagnait. Il ne sapercevait pas quil perdait conscience. Il sengourdissait et sankylosait (...) Lenfant était presque statue.
Le lieu de cette rencontre dans le roman est semblable aux Enfers de lAntiquité, dont, selon Homère et Hésiode, les Gorgones barrent lentrée : ainsi dans la Théogonie elles habitent loin des dieux et des hommes, dans les régions souterraines, au delà dOcéan, à la frontière de la Nuit, épouvantails barrant laccès des lieux interdits. Dans le roman, le paysage est un désert, au bord de la mer, le décor se compose dun ciel sans astres et de tournoiements de spirales blêmes, lensemble sélargiss(ant) comme linfini et se tais(ant) comme la tombe.
Dans un ouvrage consacré aux dieux au masque, intitulé La mort dans les yeux, J.P. Vernant fournit une information qui confirme encore la ressemblance: il explique que les représentations visuelles de la Gorgone la montrent tout entière comme masque et que ce masque, exclusivement facial, est fendu dune bouche ouverte en rictus, qui sallonge jusquà couper toute la largeur du visage découvrant les rangées de dents. Dans le roman, la face du pendu, véritable Méduse, regarde avec une fixité indicible et ses dents ont conservé le rire.
Ce pendu a donc, très explicitement les traits de la Gorgone et, ce qui est encore plus frappant, ceux de Gwynplaine, tels quils nous seront révélés plus tard, comme si dailleurs cette défiguration résultait de ce face à face.
La fascination : comparaison du roman et du film
Or, dans lépisode de la Dame de fer, on retrouve tous les traits constitutifs de lexpérience de Gwynplaine face au pendu, tous, sauf le rire de la victime.
Tout dabord il sagit dune pétrification : dans le film de Leni, le supplicié, outre quil doit être déchiqueté par les pointes de la Dame de fer, est comme statufié par son supplice, puisque linstrument de torture est une sorte de sarcophage en forme de femme. Dans la scène précédente il avait été présenté au roi, recouvert dun drap noir; cette étoffe, retirée comme lors de linauguration dune statue, semble annoncer lautre statue quil devient, pour léternité, dans la Dame de fer. La même pétrification envahit le décor de la chambre royale avec ses statues gothiques et les visages du roi et de Barkilphedro qui ressemblent à des figures de cire.
Ensuite la scène de la Dame de fer comporte, parce quelle est à la fois montrée et cachée, ce caractère d exhibitionnisme macabre que le roman développe en ces termes :
Ici ni pudeur ni voile. La putréfaction cynique et en aveu. Il y a de leffronterie à la mort à montrer son ouvrage. Elle fait insulte à toutes les sérénités de lombre quand elle travaille hors de son laboratoire, le tombeau
De plus cette obscénité de la mort tient aussi à son caractère de mort non naturelle, de mort politique . Les pendus de Hugo sont en effet des exemples qui ponctuent les côtes comme de nos jours les réverbères et qui éclair(ent), à leur façon, (leurs) camarade(s) les contrebandiers. Ces suppliciés sont des avertissements, des momies de peuple que lordre tient à conserver le plus longtemps possible. Cette conservation et la dimension politique quelle révèle contribuent à rendre encore plus épouvantable le mort ainsi exposé. Il en va bien de même dans le film pour la condamnation de lord Clancharlie, dont la mort a bien évidemment des causes politiques; et de la même manière obscène, cette mort sera lente et nous est donnée à voir, malgré linterdit.
Enfin si lon reprend les conclusions de J.P. Vernant selon lesquelles la Gorgone est une figure de lextrême altérité, du pur chaos, de limpensable, qui représente non pas lhomme autre, mais lautre de lhomme , la scène de la Dame de fer prend, elle aussi, la dimension mythique dun spectacle du chaos, comme lest le spectacle du pendu dans le roman, tel que le décrit Hugo : Etre un reste, ceci échappe à la langue humaine. Ne plus exister, et persister, être dans le gouffre et dehors, reparaître au dessus de la mort, comme insubmersible, il y a une certaine quantité dimpossible mêlée à de telles réalités. De là lindicible.[15]
Fortune cinématographique de la momie
Cet exhibitionnisme de la mort dont Hugo commente le caractère innommable dans les termes que je viens de citer est ici figuré par un motif qui reviendra souvent dans le cinéma dépouvante des années 30 : ce motif est celui du sarcophage égyptien et de la momie. On est frappé par toutes sortes de ressemblances entre la scène de la Dame de fer et les scènes dun film de 1932, La momie, de Karl Freund, qui montre lembaumement dun homme vivant et son enfermement dans un sarcophage, thème qui fera lobjet de nombreux remakes. Ainsi la Dame de fer de Paul Leni, avec sa forme de sarcophage dans lequel on enferme des hommes vivants, inaugurerait une thématique qui semble avoir eu une fortune cinématographique considérable. Il faut dire que la description du pendu dans Lhomme qui rit, et plus particulièrement limage de la momie de peuple ont dû trouver leur écho dans un événement qui avait défrayé la chronique de 1922 à 1932, la découverte dune momie de roi, dans le tombeau de Toutânkhamon. Les nombreuses morts de membres de lexpédition archéologique alimentèrent alors, même chez des savants très sérieux, lidée dune malédiction venue du fond des âges.
La vraie monstruosité
Quelle que soit la genèse de ce motif, il nen demeure pas moins quil permet de rendre un aspect important de la monstruosité dans le roman de Hugo : avec la dissociation dune horreur absolue vécue par le père et dune horreur adoucie héritée par le fils, le film signale que la monstruosité nest pas tant dans la défiguration du fils que dans les causes qui lont produite, cest-à-dire les tyrans. On reconnaît lun des thèmes du discours de Gwynplaine : je représente lhumanité telle que ses maîtres lont faite et lanalyse que fait Hugo, intitulée sur les bouffons et la société du reliquat de LHomme qui rit : La société, tant quelle a été monarchique, a été si joyeuse quil lui fallait des monstres... On cherchait des monstres dans la populace; on y trouvait des à-peu-près, quon perfectionnait.
Il faut remarquer la subtilité de Paul Leni qui, grâce à lajout de scène fait dune pierre deux coups : il évite lécueil du réalisme morbide (le spectacle des monstres est en effet toujours ambigu et souvent complaisant); et, en concentrant lhorreur sur la figure du père, il désigne les coupables, les tyrans dont le décor de statues et de rideaux de théâtre traduit la double force maléfique : la pétrification et la bouffonnerie, permettant dassocier le rire et leffroi, comme chez Hugo.
Le destin de Gwynplaine
On a vu que la séquence de la Dame de fer est dune facture différente
du reste du film. Cependant on a déjà signalé cette scène
où Gwynplaine adulte se regarde dans un miroir. Cette scène
établit une analogie entre le père et le fils, selon un principe
de montage typiquement expressionniste qui consiste à établir
des effets déchos entre les plans. Outre cela, ce plan comporte
un aspect qui na pas encore été commenté : les
portes du miroir sont décorées de deux masques. Ces deux masques
figurent aussi au générique de la copie restaurée du
film, la récurrence du motif étant une manière de le
souligner. Si nous résumons ce qui se passe dans ce plan du point de
vue symbolique, nous pouvons dire que par le procédé de lanalogie
visuelle, ce plan nous renvoie à la scène originelle, mais en
opérant une double mise à distance.
La première est un adoucissement : le reflet est moins terrifiant que la réalité, ce qui nous rappelle dailleurs que, dans le mythe de la Gorgone, cest en regardant Méduse dans un miroir que Persée arrive à la vaincre.
La seconde est un dépassement : les deux masques sont les emblèmes de cet art dramatique qui permet à Gwynplaine de surmonter sa malédiction. Il semble quon puisse lire ici une sorte de résumé symbolique d une partie du destin de Gwynplaine tel que lenvisage le film : le rapport entre le supplice du père et le visage du fils qui en garde comme la cicatrice est symbolisé par cette autre forme de trace adoucie quest la représentation dans le miroir; quant aux masques qui décorent les portes, ils cachent le visage comme pour signifier que la monstruosité a été sublimée par lart dramatique, permettant au monstre de se transfigurer en clown génial.
Ce plan fonctionne un peu comme ce que Rudolf Arnheim appelle, en peinture, un microthème : ce microthème désigne une partie du tableau qui fait écho à la composition principale, et donne une version concentrée de lensemble.
Nous sommes ici assez proche du texte de Hugo qui souligne à plusieurs reprises le paradoxe qui allie dans le même personnage fatalité et providence , une part de cette providence tenant à son succès de clown, à tel point quUrsus déclare à Gwynplaine : On a fait ta fortune. Mais Hugo insiste sur le fait que les deux contraires sont coexistants, ce quil résume dans lexpression énigmatique de providence démon : chez lui le renversement de la fatalité en providence nest pas un changement, mais une conjonction simultanée des contraires, décrite par limage de la Méduse gaie ou du sombre masque mort de la comédie antique . Le film, lui, établit une chronologie, en montrant une malédiction originelle en partie surmontée par un Gwynplaine-Persée et sa métamorphose cathartique dans le spectacle.
Mais à ce moment, nous nen sommes quau premier quart du film et manifestement Gwynplaine nest pas heureux de son sort. Sa laideur le fait souffrir et son succès aussi, car il est conscient de nêtre quun monstre de foire. Il lui reste donc encore tout un chemin à parcourir pour achever ce que la scène du miroir a commencé.
Lémancipation de Gwynplaine
A partir de là, le sens du film va considérablement diverger
par rapport à celui du roman, même si on peut remarquer très
souvent dingénieuses équivalences. La suite des aventures
de Gwynplaine va également le mener à la chambre des lords,
où il va également faire un scandale. Mais tous ceux qui connaissent
le film déplore lappauvrissement du discours qui se résume
à trois phrases : Un roi ma fait clown, une reine ma
fait lord, Dieu ma fait homme. Certes on imagine mal comment le
long discours de Gwynplaine aurait pu être transposé dans un
film muet, mais il est sûr quil y a là une faiblesse. Certes
labsence du discours est en partie compensée par la révolte
du peuple qui aide Gwynplaine à rejoindre Ursus et Dea. Laccent
est mis en effet sur la soudaine solidarité de la foule avec celui
dont elle navait fait que rire jusque là. On pourrait dire que,
par la mise en espace, le discours prophétique est devenu réalité.
Mais on peut surtout remarquer ici un de ces phénomènes dintertextualité filmique signalé plus haut : les exploits acrobatiques de Gwynplaine fuyant la chambre des lords et lémeute populaire rappellent en effet des scènes semblables soit dans les adaptations des Misérables, déjà nombreuses à cette époque (au moins dix de 1906 à 1925, dont quatre américaines), soit, de façon plus évidente, dans Le bossu de Notre Dame de Worstley : même foule vibrionnante filmée en plongée vertigineuse, mêmes acrobaties dans les airs du personnage monstrueux. Si ce nest une scène de Lhomme qui rit, cest au moins une scène de Hugo, du moins de ce que le cinéma avait déjà fait de Hugo.
Le film finit bien et le rictus qui rendait Gwynplaine malheureux est devenu un rire assez semblable à un large sourire de bonheur (comme on peut le voir sur laffiche du film), permettant ainsi de résorber la contradiction entre lintérieur et lextérieur du personnage. Mais en lui faisant trouver le bonheur sur terre, Leni semble avoir renoncé à la conjonction du sublime et du grotesque. Il les a même totalement séparés : le grotesque est passé entièrement du côté des puissants, un grotesque odieux ou ridicule, tandis que le peuple semble destiné à n incarner le sublime, dans la souffrance et dans la libération.
Cet optimisme sans doute un peu trop appuyé paraît assez superficiel et même suspect : on dit souvent que ce dénouement résulte de pressions exercées par les producteurs dHollywood qui exigeaient un happy end. En labsence de sources attestant de tels faits, on est obligé de se demander sil ny a pas une cohérence plus profonde dans ce film qui paraît si lugubre au début et si sucré à la fin.
Lémancipation du spectateur
On peut penser que la fin du film était déjà en germe
dans le début. On a vu que la scène ajoutée de la dame
de fer permettait de trouver des équivalents intéressants
du propos de Hugo. Mais si le spectacle de la pétrification dans le
film est bien semblable dans son contenu à ce que dit le roman, il
ne lest pas dans ses conditions de visibilité: cest le
spectateur en effet, et non plus le personnage, qui a fait lexpérience
du face à face avec la monstruosité des crimes royaux. Privé
de cette médiation que constitue le point de vue interne, le spectateur
est directement exposé au spectacle. La façon de filmer a donc
opéré un glissement du propos : une autre histoire se dessine
alors sous la précédente, celle de lémancipation
du regard, de notre regard de spectateur, émancipation parallèle
à celle du monstre qui accède à la dignité dhomme
et au bonheur.
Cette analyse se confirmerait par létude comparée de la mise en scène de Chaos vaincu et de celle de son double fantôme, quand Ursus fait un numéro dillusion auditive pour Dea. Disons tout de suite que la première déçoit beaucoup et qu on pouvait attendre autre chose dun cinéaste comme Leni. En effet, dans Le Cabinet des figures de cire, film de sa période allemande qui avait incité le producteur dUniversal à lembaucher, Leni parvenait, daprès ce quen dit le commentateur allemand Rudolf Kurtz, à provoquer des catastrophes de lespace grâce à une lumière distillée de mille sources, une superposition de prises de vue qui libèrent les formes de leurs attaches conventionnelles, atteignant ainsi à une sphère métaphysique. Voilà un cinéaste qui ressemblait fort à l Ursus du roman avec les magies déclairage dont il est le poète :
Il produisait toutes sortes de choses inattendues, des chocs de lumière et dobscurité, des formations spontanées de chiffres ou de mots à volonté sur une cloison, des clairs-obscurs mêlés dévanouissements de figures, force bizarreries, parmi lesquelles, inattentif à la foule qui sémerveillait, il semblait méditer .
Disons pour résumer que loin dexploiter ses talents de nouvel Ursus, Leni multiplie les connotations négatives lors de la représentation de Chaos vaincu, quil place sous le signe des forces de la fascination et de la rigidité : tout y est mis en film dune manière qui rappelle les débuts du cinéma, du temps où celui ci ne sétait pas encore affranchi des schémas du théâtre : plan large, point de vue frontal, symétrie, absence deffets proprement cinématographiques et de merveilleux.
Mais il en va autrement lors de la représentation fantôme dUrsus, cest-à-dire quand labsence de public lui donne loccasion de faire un autre spectacle. Contentons-nous de mentionner le fait que, cette fois, la représentation déploie tous les moyens que le cinéma a créé en saffranchissant du théâtre : angles et points de vue variés, tailles de plans multiples, vision des lieux habituellement cachés (les coulisses), surimpressions, par exemple. Bref, nous avons ici une représentation qui résulte dun découpage de lespace, cest-à-dire une représentation de cinéma. Ajoutons à cela que le rideau, devant lequel joue Ursus, devient aussi une surface où se projettent les ombres des quelques comparses qui laident dans son numéro dillusion auditive : une telle surface, cest un écran. Et, sans doute pour souligner que ce deuxième spectacle a la faveur du réalisateur, l illusion produit leffet recherché : elle trompe Dea.
Enfin cest la première fois dans le film que le spectacle porte le titre de Chaos vaincu. Jusque là nous navions eu quune affiche annonçant une attraction : The laughing man, et des inscriptions sur le rideau de scène : The man who laughs, ce qui nous avait fait passer du spectacle de foire à la fiction de théâtre. Avec lapparition du titre Chaos vaincu, un nouveau pas est franchi, comme pour dissocier ce qui était confondu : le titre du film de Leni et le titre de la pièce dUrsus. Il semble ainsi que le cinéma mette à distance le théâtre en donnant à la pièce un titre distinct de celui du film. Ce dernier en profite dailleurs pour retrouver la structure du roman où il y a aussi deux titres différents.
Mais si cest seulement là que lexpression Chaos vaincu apparaît, cest sans doute pour signifier que la nouvelle représentation est plus apte à vaincre le chaos, du moins dans ses formes spectaculaires, ou, en dautres termes, pour rappeler au spectateur quil a été convié dès le début du film à faire une expérience du regard qui doit le mener de la pétrification à la libération.
Le passage du verbal au visuel a sans doute amené le cinéaste à renverser la mise en abyme de telle sorte que sopère un nouvel emboîtement : le roman donne la représentation dUrsus comme un reflet allégorique emboîté dans lhistoire de Gwynplaine; le film emboîte le tout à un troisième degré dans une mise en scène de lémancipation du regard du spectateur .
Le cinéma étant par nature un spectacle, il doit transférer cette expérience au niveau de son propre fonctionnement, et cest donc le spectateur réel du film qui est convoqué pour éprouver, par la vision du film, comment on saffranchit de la fascination au cinéma, et sans doute aussi du genre du film dépouvante, dont Universal sétait fait une spécialité.
Lidée que Leni a fait du roman de Hugo une nouvelle histoire qui raconte comment le regard du spectateur se libère se confirme si lon regarde ses autres films. Ils semblent tous raconter comment on déjoue les ressorts traditionnels de lépouvante : Le cabinet des figures de cire fait déjà en 1924 une démystification de ce type puisque les tyrans (par exemple Yvan le Terrible) ny sont plus que des figures de cire justement, animées momentanément par limagination dun écrivain, mais exorcisées par le retour à la réalité. Dans son dernier film, Le dernier avertissement , en 1929, Leni parodie Le fantôme de lOpéra, grand succès dUniversal en 1925, en situant laction dans les mêmes décors de lOpéra de Paris reconstruit entièrement dans les studios dUniversal : toute lhistoire consiste à découvrir que les manifestations quon croyait dorigine surnaturelles et fantomatiques ne sont en fait que les machinations de deux propriétaires mal intentionnés.
Bref, pour Leni, il sagit toujours den finir avec les vieilles terreurs et avec les spectacles qui les alimentent, de rejouer, pourrait-on dire, la lutte des Lumières contre lobscurantisme.
En conclusion sur ce film, retenons que Lhomme qui rit a sans doute fourni à Leni de quoi alimenter une problématique personnelle et il est certain que cette adaptation propose quelques beaux équivalents visuels de certains aspects du roman. De plus, sy trouve réactivé le rapport qui est au cur des préoccupations de Hugo et qui unit, dans un même geste, émancipation politique et émancipation esthétique.
Mais ces réussites laissent tout de même un peu insatisfait,
peut-être parce que disparaît la conjonction du sublime et du
grotesque dans le personnage de Gwynplaine. Les deux termes contradictoires
se trouvent renvoyés dos à dos et lhistoire est alors
celle des souffrances sublimes du peuple qui triomphe de lodieuse bouffonnerie
des tyrans.
"
Auteur Mireille Gamel, Université Paris VII :