Cinéma & Littérature, le grand jeu

Jean-Louis Leutrat

Ouvrage collectif sous la direction de Jean-Louis Leutrat. Format : 15,5 x 19,5cm, 462 pages. De l'incidence éditeur. 28 €

Des écrivains affectent d'ignorer ou de mépriser le cinéma. D'autres, par leurs propos ou par leurs écrits (notamment des scénarios souvent demeurés ‘'invisibles''), témoignent d'une attirance incoercible, celle que la flamme exerce sur le papillon. Cette passion s'est exprimée sous des formes différentes, elle a pu être déçue, s'assagir, se trouver des raisons, elle ne s'est jamais vraiment éteinte à travers tout le XXe siècle. L'histoire de cette fascination (réciproque et néanmoins asymétrique) faite d'amour et de haine, les allers-retours, les rencontres, les allusions, les sous-entendus, les références cachées, déguisées, l'usage du cinéma par les écrivains, et inversement, constituent un vaste programme. Godard dit qu'entre cinéma et littérature, « on est dans deux trains qui se croisent sans arrêt » , on peut entendre cette image tout simplement comme une façon de rappeler que les voies se croisent et se recroisent à la sortie des gares, et qu'il se produirait ainsi des rencontres, des échanges, des transferts qui font la matière de cet ouvrage, les erreurs d'aiguillage non comprises.

Jean–Louis Leutrat / Pierre–Damien Huyghe / Didier Coureau / Michel Dard/ Charles Grivel / Simona Previti / Mireille Calle-Gruber / Michel Collot / Agnès Disson / Tanguy Viel / Jean Paul Civeyrac & Robert Bonamy / Maaret Koskinen / Lucie Garçon / Pauline Soulat / Guillaume Bourgois / Jean Regazzi / Sébastien Fouquet / Adeline Botmans / Léa Nicolas–Teboul / Jean Durançon

Du côté des écrivains : Claude Simon, Pierre Alferi, Michel Dard, Adolfo Bioy Casares, Marguerite Duras, Tanguy Viel etc.

Du côté des cinéastes : Jean-Luc Godard, Ingmar Bergman, Jean-Paul Civeyrac, Alain Tanner, Stanley Kubrick, Manoel de Oliveira, Jean-Daniel Pollet, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub etc.

C'est à Melville avant Bresson que l'on doit de faire entendre la littérature : la voix off du Silence de la mer (Jean-Pierre Melville, 1947) précède celle du Journal d'un curé de campagne (Robert Bresson, 1950).

Godard donne à Melville dans A bout de souffle le rôle écrivain, Jean Parvuleco répondant à des journalistes par des mots d'auteur à propos de la sortie de son roman, Candida. Candida est un titre fictif mais Jean Parvuleco existe vraiment. Proche de l'OAS, adepte d'une mystique de droite, il apparait dans L'arbre, le maire et la médiathèque de Rohmer et dans Maitresse de Barbet Schroeder

Jonathan Rosenbaum plaide pour de vrais films littéraires, c'est-à-dire "des films fondés sur et rehaussés par des qualités littéraires, et qui soient des œuvres originales plutôt que des adaptations. L'exemple de tels films est Dead Man (Jim Jarmusch, 1995). En exergue de film figure un texte de Henri Michaux : "it is preferable not to travel with a dead man" traduction de "Il est toujours préférable de ne pas voyager avec un mort. Il évoque Homère (le personnage de l'Indien est nommé Nobody- Personne) Joseph Conrad (Au cœur des ténèbres, la remonté de la rivière), Arthur Rimbaud, Longfellow (The song of Hiawatha) et surtout William Blake. C'est le nom que le vieil indien donne au personnage interprété par Johny Depp. La jeune femme vendeuse de fleurs de papiers nommée Thel est une allusion au Livre de Thel. John Schofield (l'employé principal de Dickinson) est le nom d'un homme qui joua un rôle dans la vie de William Blake. Nobody cite textuellement ou presque certains vers de Blake comme les deux premiers vers de L'évangile éternel, extraits d'Augures d'innocence ("D'aucuns naissent pour le plaisir, d'aucuns pour une nuit sans fin"), des Proverbes de l'enfer "Jamais l'aigle ne perdit plus de temps que lorsqu'il se fit instruire par le corbeau", "conduis ton char et ta charrue par-dessus les ossements des morts).

Le dernier carton du générique du Plaisir de Max Ophuls indique "et la voix de Guy de Maupassant, Jean Servais". Donc une voix en recouvre une autre la représente et la masque comme le film recouvre et masque le conte de Maupassant… Dès le début, le mot "bal" est dit et vu (écrit) en même temps. Ensuite, il est deux fois vu, redoublé qu'il est dans le plan. Jacques Lourcelles commente : "Ni le pléonasme ni la redondance ne gâtent ce style mais au contraire l'enrichissent. Quelle plus mauvaise idée a priori que de faire décrire par le narrateur ce que l'on voit si bien représenté à l'écran !". la redondance est un processus de recouvrement et une émulation affichée.. Des informations complémentaires proviennent de chacun des moyens d'expression. C'est Ophuls qui décide de montrer l'arrivée du masque (chez Maupassant il est déjà sur les lieux, en action au sein du "plus réputé des quadrilles". Le masque arrive en courant et dans un seul mouvement rejoint la piste et se mêle au quadrille, il en prend la tête. La danse et la course précipitée qui la précède sont comme des métaphores de la vie.


Vous connaissez sûrement l'histoire des deux chèvres qui sont en train de manger les bobines d'un film adapté d'un best-seller, et une chèvre dit à l'autre :"Moi je préfère le livre" (p104-105).


Mensonge romantique et vérité cinématographique de Guillaume Bourgois

L'écrivain intervient comme personnage, toujours interprété par Mario Barroso dans Francisca (1981) qui raconte l'histoire d'amour tragique entre le meilleur ami de l'écrivain, José Augusto Pinto Magalhaes et la jeune Fanny Owen. Leur mariage mystérieusement non consommé, entraine la mort brutale du couple. Camilo ne cesse de critiquer José Augusto, il le présente plusieurs fois comme quelqu'un sans âme, lui reproche de ne pas aimer vraiment, de n'aimer que le luxe; considère son amour de Byron comme un vulgaire effet de mode et condamne ses agissements. L'écrivain lucide mène une vie d'entre-deux. Il est à la fois dans la société et en dehors d'elle.

Le "petit bijou" dans la grande mer de Jean Regazzi

Fort du succès de leurs adaptations cinématographiques des mémoires de T. E. Lawrence et du roman de Pasternak, Robert Bolt envoya à David Lean un premier scénario pour La fille de Ryan, d'après Madame Bovary.

Lean écrivit d'abord, une lettre de dix pages puis une seconde "beaucoup plus longue" pour motiver son refus. Débute ainsi une nouvelle collaboration du tandem Lean-Bolt basée sur l'idée de "concevoir une histoire complètement nouvelle à partir du roman de Gustave Flaubert" (Beyond the epic: the life and films of David Lean, Lexington, The University Press of Kentucky, 2006, p. 394)

La fille de Ryan sera éreinté par la critique new-yorkaise et David Lean, meurtri, cessera de tourner pendant près de quinze ans. Contrairement aux deux précédents films, Lawrence d'Arabie et Docteur Jivago, ce n'est pas une adaptation littéraire à proprement dire. Le simple nom de Flaubert n'est pas mentionné au générique. David Lean souhaitait explorer des voies plus secrètes. Il voulait ciseler ce qu'il a d'abord appelé un "petit bijou" ("little gem") à l'intérieur d'un film à gros budget, embourbé dans les aléas d'une année entière de tournage en Irlande.

Le film de Lean relève d'une forme d'anti-adaptation où les matériaux flaubertiens les plus prégnants sont aussi les plus disséminés et discrets. Bolt et Lean ne se contentent pas de transplanter l'intrigue normande dans l'Irlande de 1916 et de faire de l'épouse infidèle d'un médiocre médecin de campagne une jeune fille rêveuse qui parvient à se marier avec le maitre d'école du village dont elle est amoureuse depuis toujours mais qu'elle ne tardera pas à tromper avec un officier de l'armée anglaise, bien plus proche de son idéal des romans l'eau de rose, s'exposant ainsi à l'opprobre de la petite communauté.

Le principe de l'anti-adaptation semble déterminer la beauté par fulgurance de ce film comme les miroitement du "petit bijou" enchâssé, caché dans le cadre conventionnel de la fresque historique

Le plan d'ouverture d'une beauté que l'on pourrait qualifier d'excessive, inaugurant d'entrée de jeu la dérive esthétisante que l'on reprochera à la quasi totalité du film tourné en 70 mm à commencer par ces plages désertes qui le scandent, cette vue latérale d'une enfilade de falaises tombant à pic sur l'océan agité et reflétant le bleu vaporeux du ciel. Ce paysage romantique semble relever d'une vue de l'esprit, la projection pure et simple des rêves d'évasion de l'héroïne.

Le vertige lyrique partagé de loin avec la minuscule silhouette au sommet des falaises est renforcé par les plans suivants, l'un cadrant de face l'héroïne en pied, l'autre montrant la chute de l'ombrelle le long des parois rocheuses jusqu'à l'eau. Si le sourire de l'actrice semble d'abord trahir un espoir et, partant, le caractère intentionnel du vol de l'ombrelle, la déception qui s'affichera sur son visage en voyant le curé et l'idiot du village récupérer l'objet sur leur petite barque flottante prouve bien qu'il s'agissait d'une offrande. La rêveuse accomplit donc un rite, l'ombrelle jetée à la mer est comme un appel. Lorsqu'il lui remet le bel objet, le prêtre ne manque pas de réprimander la jeune fille trop rêveuse et il n'a qu'un silence de mépris en découvrant le livre qu'elle lit : un opuscule à l'eau de rose. Comme l'ombrelle, mais dans un mouvement qui semble vidé de son sens lyrique, Rosy jettera peu après dans les vagues le petit roman de quat' sous. Pourtant, dans l'exaltation de retrouver bientôt le maître d'école dont elle est amoureuse, son geste a la même signification : loin de renoncer à ses chimères elle ne fait que s'y plonger à cœur perdu.

Cet homme tranquille, veuf, comme son homonyme du roman de Flaubert mais interprété à contre-emploi par Robert Mitchum, avait beau tenter de dissuader la jeune fille amoureuse en lui disant qu'il n'était pas l'homme idéal qu'elle voyait en lui depuis son enfance. Et tout comme Charles Bovary s'avère, mais trop tard, le seul personnage à la hauteur des attentes de l'héroïne flaubertienne en mourant de chagrin après le suicide de cette dernière, à la fin du film, le Charles de Lean n'aura de cesse de défendre son épouse infidèle contre l'hostilité des villageois, allant jusqu'à s'exiler avec elle prouvant par là même sa grandeur d'âme.

Jean-Luc Lacuve, le 15/12/2010