"En revoyant nos films super huit pris entre 1972 et 1981, il m’est apparu que ceux-ci constituaient non seulement une archive familiale mais aussi un témoignage sur les goûts, les loisirs, le style de vie et les aspirations d’une classe sociale, au cours de la décennie qui suit 1968. Ces images muettes, j’ai eu envie de les intégrer dans un récit au croisement de l’histoire, du social et aussi de l’intime, en utilisant mon journal personnel de ces années-là".
1972 Philippe Ernaux acheté d’une caméra Bell et Howell super 8 instrument alors plus désirable que l’électroménager. Le couple et ses deux enfants arrivent à Annecy où Philippe Ernaux est le secrétaire général de la mairie. D'abord étouffés par les montagnes, l’hiver trop long et le trop plein de touristes l'été, ils finissent par aimer leur ville. C’est toujours Philippe Ernaux qui filme, selon une implicite répartition genrée des tâches. La caméra enregistre le retour des courses, les enfants qui se donnent en spectacle et font pour la caméra une sorte de happening. Annie Ernaux corrige des copies puisqu’elle est professeur de français au collège. Philippe Ernaux aime filmer les objets qu'ils ont soigneusement choisis ensemble chez les brocanteurs. Annie Ernaux y détecte le signe d'un chez soi qui lui a manqué enfant. Ses parents déménageaient au gré des affectations changeantes du père militaire. Présente à la maison, la mère d'Annie Ernaux, qu'ils ont accueillie chez eux après son départ deYvetot en Normandie.
L'été, ils confient les enfants aux beau-parents, à la retraite pour un voyage organisé au Chili par Le Nouvel Observateur où ils ont la chance et l'émotion d'assister à un discours de Salvador Allende devant la Moneda promettant d'éradiquer la misère.
A Noël, on déballe les cadeaux, une paire de ski pour le plus grand avec des vacances à la neige. Un manteau de fausse fourrure pour Annie Ernaux. Les vacances d’été avec la belle-sœur, Dominique, et sa compagne, des rebelles gauchistes et écolo chez qui ils se sentent bien pour un retour à la nature qui les ressource de la ville dont ils ne peuvent se passer longtemps. Ce sont les débuts de l’écologie mais René Dumont ne les convaincra pas plus que les autres lors de la présidentielle de 1974 où il fera un score marginal. Les Ernaux votent pour Mitterrand. Juste avant les vacances, Annie Ernaux a envoyé son manuscrit chez Gallimard qui l'a accepté. La parution de son premier ouvrage, Les Armoires vides, ne changera pas sa vie; il est inutile de penser que l'écriture d'un livre peut changer la vie.
1975 Déménagement d’Annecy à la banlieue de Cergy-Pontoise. Philippe ne filme plus les visages, seulement la nature et toujours les objets. Annie Ernaux y voit le signe de la dislocation de leur couple. Voyage en Albanie avec un petit groupe de touristes, toujours à l'écart de la population locale. Le régime d’Enver Hodja communiste prochinois cohabite avec les ruines et vestiges de l’Illyrie.
Vacances au Maroc dans une variante du club méditerranée durant trois semaines d’ennui paisible, pour faire voyager les enfants à l'étranger. Annie Ernaux se sent étrangère à la famille sur le terrain de minigolf ou dans le studio de La Clusaz, qu'elle et son mari ont acheté en semaines partagées. Elle aime la montagne mais ne skie pas.
Week-end prolongé avec Intourist à Moscou: la place Rouge, le mausolée de Lénine
Visage de Philippe dont on apprend qu'il est mort d'un cancer du fumeur. Annie Ernaux a obtenu la garde des enfants après leur divorce. Philippe Ernaux a gardé la caméra mais lui a laissé les pellicules et, par là même, la garde de la mémoire familiale. La projection de ces images est techniquement et socialement dépassée : avoir le temps d'installer le projecteur, de le caler, de mettre la bobine et d'attendre que tous soient prêts dans un état de grande excitation. Lorsque ses fils sont devenus pères, ils ont cependant voulu revoir les jours heureux de leur enfance et ont exhumé ces pellicules. David et elle ont décidé d'en faire ce film.
En voix off, l’écrivaine et coréalisatrice du film, avec son fils David Ernaux-Briot, fait le lien entre des extraits d’archives familiales et les années 1970. La réalisatrice âgée de 82 ans raconte ainsi le le sous-texte d’une décennie qui fut la sienne et en grande partie celle des femmes hantées par un désir d'ailleurs, ici l'écriture, qui les auraient libéré de l'assignation aux tâches de fille, mère et épouse.
L'autosociobiographie, une forme du documentaire biographique
Les images, photo ou pellicule, sont le matériau privilégié à partir duquel Annie Ernaux déploie son écriture. Son œuvre littéraire raconte ce qu'était sa vie et celle de sa classe sociale, souvent avec les images d'un autre. L'archive familiale sert d'ancrage à l'émotion pour en développer la dimension sociale qui l'intègre mais n'est pas explicitée. Les bandes super 8, exhumées à la demande de ses fils devenus père ont donné l'occasion de revisiter le journal intime, écrit à l'époque, mais pour produire un nouveau texte. Son fils, David Ernaux-Briot, l'a réduit entre un tiers et la moitié pour tenir sur un film d'une heure. Il était en effet impossible sans redondance d'utiliser les cinq heures de rushes de plus ou moins bonne qualité.
Il s’agit moins pour Annie Ernaux de raconter l’histoire de sa vie ou de délivrer des secrets, que de déchiffrer une situation vécue, dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister alors que les images sont celles banales de tout à chacun. En revanche, elles témoignent de l'appartenance des aspirations de la bourgeoisie de fraîche date, cultivée, de gauche. Sa voix de 82 ans est aussi neutre que son écriture, objective, précise, sans effet de style visible, plate, sans métaphores, sans trop de futilités non plus. Sa diction relève peu de signes d’émotion, hormis peut-être les trois voyages au Chili, en Albanie et en Russie.
Elle a écrit dans ses textes la déchirure sociale qui a fait d’elle une transfuge de classe. L'objet central du film est néanmoins ici davantage la fêlure, qui va s'élargissant, ressentie vis-à-vis de la famille qui l’assigne à son rôle d'épouse, de fille et de mère alors qu'elle est animée de l'envie d’écrire qu'elle ne peut pas même révéler à son mari ou à sa mère. Elle trouve les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité ainsi que la dimension sociologique. C'est selon le mot qu'elle a forgé de l'auto-sosiobiographie.
Un texte qui se déploie par métonymie autour de l'image
Le cinéma enregistre mécaniquement la nature et peut donc revendiquer une objectivité indépassable. Cette caractéristique a été dénommée "vérité ontologique" par le critique André Bazin. Le cinéma qui se veut empreinte du réel est ici dépossédé de ce pouvoir puisque le texte est nécessaire. Ernaux procède par métonymie, partant d'elle-même pour élargir le propos à toute la classe de la moyenne bourgeoisie intellectuelle supérieure des années 70.
Cette recherche de ce qu'il y a autour de l'image se distingue de la recherche de Marguerite Duras qui cherche une autre image, plus intense sous la première, S. Thala sous Trouville-sur-mer dans La femme du gange, (1974) Calcutta sous la banlieue parisienne dans India Song (1975). Duras cherche à faire rendre gorge à l'image qui doit en révéler un romanesque plus puissant encore, caché derrière elle.
Jean-Luc lacuve, le 23 décembre 2022