Almodovar a élaboré une confrontation de son oeuvre avec le cinéma qui commence comme un simple décalquage (correspondance trait à trait de la signification, présence repérable du modèle et pratique rapide et sans conséquence) pour aboutir au palimpseste (uvre écrite sur une autre plus ancienne que l'on a grattée pour la faire disparaître mais dont il reste des traces infimes).
Trois caractéristiques vont progressivement marquer ses emprunts au cinéma : le goût de la performance dans la mise en scène de la citation ; la fin d'une correspondance trait pour trait entre les significations dramatiques ou de similitude de sentiments au profit d'une confrontation avec l'émotion profonde produite par l'uvre de référence. La troisième caractéristique est l'enfouissement de la citation, d'autant moins explicite qu'elle travaille la mise en scène.
Repérages
Les emprunts de Pedro Almodovar au patrimoine du cinéma sont exceptionnellement nombreux (39) et le placent devant Brian de Palma (22) en tête des cinéastes cinéphiles.
Pas moins de trente-six citations émaillent treize des dix-sept premiers opus de sa filmographie. Et encore, il est possible que Le Labyrinthe des passions (1982), Dans les ténèbres (1983) en comportent. Elles semblent en revanche absentes de La loi du désir, peut-être parce que ce film se passe dans les milieux du cinéma. Pareillement ni La piel que habito (2011), Les amants passagers (2013) ni Julieta (2016) n'en comportent. Il faut attendre Douleur et gloire (2019) pour les voir faire retour.
Pour son troisième film, Dans
les Ténèbres, Almodovar avait à l'esprit le travail
que Marlène Dietrich avait fait avec Sternberg, dans Blonde
Vénus où elle "interprète une femme d'intérieur
qui devient chanteuse, espionne, puis, qui traverse le monde et vit un nombre
infini d'aventures"
Il est en revanche assez facile de vérifier que lorsque dans Volver, Almodovar se réclame du Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz, les deux histoires travaillent bien le thème d'une mère qui aime trop sa fille. Nous nous limiterons ainsi à la liste suivante en précisant le mode d'apparition des citations.
Pedro Almodovar
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... et le cinéma
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date
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film
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mode
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film
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réalisateur
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date
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1980 | Pepi, Luci, Bom et ... | photo dans un magazine | Superman | Richard Donner | 1978 |
1980 | Pepi, Luci, Bom et... | cité oralement | La chatte sur un toit brûlant | Richard Brooks | 1958 |
1980 | Pepi, Luci, Bom et... | non explicité | Fenêtre sur cour | Alfred Hitchcock | 1954 |
1984 | Quest-ce que j'ai fait... | Enseigne cinéma | La fièvre dans le sang | Elia Kazan | 1961 |
1984 | Qu'est-ce que j'ai fait.. | Pastiche | Règlement de comptes | Fritz Lang | 1953 |
1984 | Qu'est-ce que j'ai fait.. | Hommage | L’inspecteur se met à table | Alfred Hitchcock | 1958 |
1985 | Matador | extrait cinéma | Duel au soleil | King Vidor | 1947 |
1985 | Matador | extrait TV | Six femmes pour l'assassin | Mario Bava | 1964 |
1985 | Matador | extrait TV | La lune sanglante | Jesus Franco | 1981 |
1987 | Femmes au bord de la crise de nerf | extrait TV | Johny Guitare | Nicholas Ray | 1954 |
1989 | Attache-moi | affiche | L'invasion des profanateurs de sépulture | Don Siegel | 1956 |
1989 | Attache-moi | générique TV | La nuit des morts vivants | George Romero | 1968 |
1991 | Talons aiguilles | cité oralement | Sonate d'automne | Ingmar Bergman | 1978 |
1993 | Kika | 2 extraits TV et pastiche | Le rôdeur | Joseph Losey | 1951 |
1995 | La fleur de mon secret | cité oralement | Casablanca | Michael Curtiz | 1943 |
1995 | La fleur de mon secret | cité oralement | La garçonnière | Billy Wilder | 1960 |
1995 | La fleur de mon secret | cité oralement | Riches et célèbres | George Cukor | 1981 |
1997 | En chair en os | 3 extraits TV | La vie criminelle d'Archibald de la Cruz | Luis Bunuel | 1955 |
1999 | Tout sur ma mère | non explicité | Opening night | John Cassavetes | 1978 |
1999 | Tout sur ma mère | extrait TV | Eve | Joseph L. Mankiewicz | 1950 |
2001 | Parle avec elle | pastiche | L'homme qui rétrécit | Jack Arnold | 1957 |
2001 | Parle avec elle | non explicité | Persona | Ingmar Bergman | 1966 |
2004 | La mauvaise éducation | cité oralement | Diamants sur canapé | Blake Edwards | 1961 |
2004 | La mauvaise éducation | cité oralement | Voyage à deux | Stanley Donen | 1967 |
2004 | La mauvaise éducation | cité oralement | Les deux cavaliers | John Ford | 1961 |
2004 | La mauvaise éducation | affiche et extrait cinéma | Esa mujer | Mario Camus | 1969 |
2004 | La mauvaise éducation | affiche | Thérèse Raquin | Marcel Carné | 1953 |
2004 | La mauvaise éducation | affiche | La bête humaine | Jean Renoir | 1938 |
2004 | La mauvaise éducation | affiche | Assurance sur la mort | Billy Wilder | 1944 |
2006 | Volver | extrait TV | Bellissima | Luchino Visconti | 1951 |
2006 | Volver | éléments du scénario | Le roman de Mildred Pierce | Michael Curtiz | 1945 |
2009 | Etreintes brisées | extrait TV | Voyage en Italie | Roberto Rosselini | 1954 |
2009 | Etreintes brisées | Cité oralement | Ascenceur pour l'échafaud | Luis Malle | 1958 |
2009 | Etreintes brisées | cité, pastiché | Le voyeur | Mikael Powell | 1959 |
2009 | Etreintes brisées | non explicité | Persona | Ingmar Bergman | 1966 |
2009 | Etreintes brisées | pose actrice | Drôle de frimouse | Stanley Donen | 1955 |
2019 | Douleur et gloire | affiche | Huit et demi | Federico Fellini | 1963 |
2019 | Douleur et gloire | extrait | La fièvre dans le sang | Elia Kazan | 1961 |
2019 | Douleur et gloire | extrait | Niagara | Henry Hathaway | 1966 |
Dans la première période de son oeuvre, celle où il s'inscrit dans le courant de la Movida, Almodovar choisit majoritairement des cinéastes américains. L'Italien Mario Bava et l'Espagnol Jesus Franco ne sont convoqués dans Matador que pour des extraits difficilement identifiables de films d'horreurs.
Talons aiguille marque une rupture nette dans le style du metteur en scène qui s'inscrit dorénavant dans le courant des grands cinéastes de la mémoire. Le choix de la citation de Sonate d'automne (Ingmar Bergman, 1974) marque son inscription dans le grand cinéma d'auteur européen qui sera désormais cité à égalité avec le cinéma américain.
Les citations de films sont d'abord employés par Almodovar soit comme hyperbole d'un instant privilégié (ce que ressent le personnage a déjà été ressenti de façon magnifiée par celui du film cité) soit comme métaphore dramatique (ce qui arrive aux personnages du film cité est arrivé, arrive ou va arriver à celui du film d'Almodovar).
Ainsi en est-il de l'héroïne de Attache moi qui voit son appartement profané par Ricki (affiche, juste avant, de L'invasion des profanateurs de sépulture) puis qui, avant qu'elle ne se décide à l'aimer verra à la télévision que sa vie était jusqu'à présent celle d'une morte vivante (générique de La nuit des morts vivants). La métaphore peut également avoir un effet prédictif. Ainsi lorsque Diego et Maria Cardenal entrent dans le cinéma pour voir le duel au soleil doublement mortel, ils pressentent leur fin. C'est en voyant un premier extrait du Rôdeur à la télévision que, dans Kika, Ramon comprend comment son beau-père a maquillé en suicide le meurtre de sa mère. C'est enfin, le titre du film All about Eve qui renforce chez Esteban, écrivain en puissance, l'envie d'écrire un roman où il raconterait tout sur sa mère.
L'hyperbole d'un sentiment ou d'une situation est plus accentuée au début de Matador, lorsque Diego se masturbe douloureusement devant la télévision qui passe des extraits de films d'horreur, Six femmes pour l'assassin de Mario Bava et La lune sanglante de Jesus Franco. Cette recherche du plaisir dans la souffrance et la mort restera une constante du film.
Dans Kika le premier extrait du Rôdeur renvoie Ramon à sa position de voyeur. L'évocation de Johnny Guitare dans Femmes au bord de la crise de nerf au détour d'une séance de doublage, métiers des deux personnages principaux, est l'occasion d'entendre un texte amoureux romanesque qui bouleverse l'héroïne.
Trois correspondances entre deux situations, l'une triviale dans la réalité l'autre qui sert à la magnifier puisée dans le cinéma sont utilisées dans La fleur de mon secret. La garçonnière est évoquée par Amanda (2) lorsque, avec Angel, elle traverse le pool de journalistes de El Païs. Puis lorsque Angel fait sa déclaration d'amour à Amanda, il lui rappelle la réponse de Bogart à la question d'Ingrid Bergman dans Casablanca. Celle-ci demandait à son ancien amant s'il se souvenait du jour où il l'avait quitté. Bogart avait répondu qu'il ne pensait qu'à elle, en robe bleue, au milieu des uniformes gris en ce jour où les Allemands entraient dans Paris. Comme lui, Angel ne pouvait oublier la première apparition d'Amanda dans son bureau en robe bleue. La troisième référence est de nouveau initiée par Amanda qui, dans l'appartement de Angel avec feu de cheminée et canapé confortable, se voit rejouant Riches et célèbres où les deux héroïnes finissent par oublier leur solitude en trinquant un vers de champagne à la main un soir de réveillon.
Dans La mauvaise éducation, les références cinéphiliques sont nombreuses. Diamants sur canapé (Blake Edwards, 1961), Voyage à deux (Stanley Donen, 1967) et Les deux cavaliers (John Ford, 1961) sont cités oralement dans le dialogue entre Paca et Zahara pour évoquer, par leur titre seulement, leur nostalgie d'un couple. A la fin du film, lorsque Berenguer et Juan sortent du cinéma avec l'intention de tuer Ignacio, ils passent devant les affiches d' Assurance sur la mort , La bête humaine et Thérèse Raquin, où un meurtre est l'objet central du récit. En revanche, l'extrait de Esa mujer (Mario Camus, 1969), vu par Ignacio et Enrique au cinéma alors qu'ils sont enfants, possède ce qu'il faut d'empathie mélodramatique (la star Sara Montiel, sa tenue violette, le retour sur un passé douloureux) pour faire ressortir le traumatisme d'une enfance volée.
Dans Volver On note une simple citation de Bellissima. C'est un net recul dans l'utilisation de la citation. Exercice où Almodovar avait excellé dans quatre de ces précédents films en réalisant de véritables performances de mise scène.
Quatre films où la citation est mise en scène...
Pour la première fois dans Talons aiguilles, Almodovar essaie de confronter directement sa mise en scène avec celle de son modèle. Almodovar est très fier de cet essai (3). Pourtant si la scène évite le ridicule, elle ne constitue pas pour autant un des points forts du film. La séquence introduite par un "Maman est-ce que tu as vu le film de Bergman, Sonate d'automne ? " est très explicative de la difficulté pour une fille de se hisser au niveau d'une mère célèbre. Almodovar utilise aussi un autre point de convergence avec le film de Bergman dans cette séquence de confrontation mère-fille. Juste après le monologue, intervient en effet un flash-back sur l'enfant tuant son beau-père par l'échange de comprimés. Dans Sonate d'automne intervenaient aussi de nombreux flash-back sur la petite fille souffrant de l'absence de la mère. Formellement les différences sont pourtant flagrantes : son directe contre voix off, filmage de près de l'enfant contre renvoie dans la pénombre avec indistinction du visage, expression d'une action contre expression d'une douleur.
Dans En chair et en os Almodovar prélève
dans le film de Bunuel, La
vie criminelle d'Archibald de la Cruz deux éléments déterminants
: le balle au travers de la vitre et la jambe perdue. Almodovar va les réutiliser
dans son scénario avec une fonction libératrice. Comme une sorte
de clin d'oeil malicieux au film de Bunuel qui se moquait aussi de la dictature.
Dans une bagarre opposant Victor à Elena la jolie junkie dont il est
amoureux mais qui le repousse, un revolver tombe par terre et une balle perdue
heurte une mappemonde et s'en va, après un ricochet, atteindre la vitre
de l'appartement. Le contrechamp se fait sur le poste de télévision.
Là, c'est la jeune servante d'Archibald enfant qui reçoit, au
travers d'une vitre toute semblable à celle que l'on vient de voir,
une balle venant de l'émeute du dehors. Archibald, qui croit l'avoir
tuée par un effet de sa volonté, est rempli d'émoi en
voyant les bas relevés de la morte. Alors que Victor regarde la suite
du film à la télévision, on découvre que le premier
ricochet de la balle n'a fait qu'effleurer la tête d'Elena. Victor peut
donc bien voir tranquillement un autre épisode du film : Archibald,
excédé par le départ précipité de Liviana,
qu'il s'apprêtait à exécuter, brûle dans son four
le mannequin de cire dont elle fut le modèle. Lorsqu'il traîne
le mannequin vers le four, celui-ci perd une jambe. Alors que Victor s'apprête
à partir de l'appartement, il est pris à parti par des policiers
qui le terrorisent. Dans une nouvelle bagarre, un coup de feu éclate
qui conduira Victor en prison : l'un des policiers a perdu sa jambe, touchée
par la balle.
Dans Tout sur ma mère, au delà de la référence à All about Eve de Mankiewicz, Almodovar retravaille Opening night (John Cassavetes, 1978). En allant voir une représentation théâtrale, Esteban, le jeune fils de Manuela est fauché par une voiture. Juste avant, il attendait sous la pluie la sortie de la star pour lui faire signer un autographe. On reconnaît là le début de Opening night. Les points communs entre les deux séquences de l'accident sous la pluie sont renforcés par le fait que Nancy, la jeune fan de Myrtle et le fils de Manuela ont tous les deux dix-sept ans et attendaient le lendemain comme un des plus beaux jours de leur vie : la rencontre avec la star pour l'une, l'histoire de son père pour l'autre. (4)
Néanmoins Almodovar ne cite pas explicitement un plan de Opening night et surtout il introduit une distinction de taille : Myrtle a vu l'accident de la jeune fille morte et elle sera ensuite hantée par celle-ci comme un double potentiel d'elle-même. Huma s'est retournée vers le fils de Manuela dans la voiture mais, elle, n'a pas vu l'accident. Almodovar va tirer partie de cette ignorance en réussissant une séquence bouleversante où il fait référence à la fois à Eve, référence avouée par un extrait TV et à Opening night.
Dans ce film qui fait autant appel au passé, Almodovar va n'introduire qu'un unique flash-back, structure récurrente du cinéma de Mankiewicz qui n'en utilise pas moins de sept pour Eve, et c'est ce flash-back qui va retrouver la séquence tirée de Opening night. Manuela, après avoir triomphé dans le rôle de Stella du Tramway, est sommée par Huma, alertée par son amie, de s'expliquer sur ses possibles menées d'arriviste. Dans sa loge où les glaces et les lampes rappellent la loge de Margo Shaning entraperçue dans la première séquence de Eve vue à la télévision au début du film, Manuela demande à Huma si elle se souvient de ce soir fatal où un admirateur lui demanda un autographe à la portière de sa voiture sous la pluie. Le visage de Huma se fige alors que, off, se fait entendre le bruit de la pluie. Un unique plan de flash-back suffit alors pour confirmer la remémoration : celui d'Esteban sous la pluie regardé du point de vue de Huma. Le plan suivant reprend son visage en gros plan avec, off toujours, le bruit de la pluie qui s'interrompt lorsqu'elle confirme son souvenir à Manuela. L'incommensurable océan de douleur, violent et triste comme la pluie, a balayé le soupçon d'arrivisme.
Dans Parle avec elle, le repérage de Persona est encore moins facile que celui de Opening night dans le film précédant. Les références sont disséminées dans l'ensemble du film et influencent aussi bien la thématique, la dramaturgie que certains motifs visuels du film. Il s'agit dans les deux cas d'une parabole sur l'art (le théâtre étant ici remplacé par la danse et la chanson) et d'une méditation sur le thème du double et de la fusion des contraires. Le dialogue comme solution pour mettre fin au traumatisme et au deuil est aussi un thème commun avec Persona puisque l'actrice, Elisabeth Vogler, ne pouvait être guérie tant qu'elle refusait de parler avec son infirmière. Au-delà de la thématique semblable, on retrouve également des motifs identiques. La fusion du visage des deux femmes sur l'affiche est un clin d'il malicieux à Persona puisque ici ce sont les deux hommes, éloignés au départ, qui finiront par fusionner. D'autres fragments de Persona surgissent au cours du film. On retrouve ainsi le motif du drap comme un linceul symbolique.
Ni le petit garçon du début de Persona ni Alicia que l'on recouvre tous deux d'un drap blanc mortuaire ne sont morts. Le premier indice d'un retour à la vie s'incarne dans la brusque ouverture des yeux : chez une veille femme pour Bergman et dans l'ouverture compulsive des yeux d'Alicia.
Les mains l'une sur l'autre où la répétition d'une séquence des deux points de vue différents de Marco et de la matador comme on avait répétition de la scène de dialogue entre Alma et Elisabeth renforcent aussi le parallèle entre les deux films.
Dans Parle avec Elle, la performance de la recréation d'une uvre muette est incontestable. Almodovar avait déjà utilisé le pastiche dans Kika où il prolongeait la scène du rôdeur par une scène en noir et blanc où la mère de Ramon était tuée par son beau-père. Mais ici le pastiche de l'uvre est poussé beaucoup plus loin. Comme le remarque Pascale Thibaudeau : " Le format de l'image est réduit par rapport à la fiction enchâssante - tournée en Scope - et les cartons intermédiaires réfèrent immédiatement à cet âge originel du cinéma. La fixité des plans, le montage souvent haché, les éclairages expressionnistes et la visibilité des trucages parachèvent l'imitation. C'est également la fonction du maquillage charbonneux et du jeu des acteurs qui sur-interprètent les émotions (étonnement, joie, inquiétude, désespoir...) et nous renvoient à l'exagération propre aux personnages du muet héritée de la pantomime plus que du théâtre : gesticulations, roulements d'yeux, mimiques appuyées " (5)
La scène du parloir passe plus inaperçue, Almodovar met pourtant là au point un jeu complexe de va et vient entre Benigno et Marco, séparés par la glace de sécurité, de manière à faire se confondre le visage de l'un dans le reflet de l'autre. Ce jeu de double avec reflet dans la glace, Almodovar s'y était déjà essayé dans La fleur de mon secret lorsque Angel, devant la porte vitrée de son bureau, révèle à Amanda qu'il a, lui aussi, un double en écriture, Pachy Derme (!) Mais dans cette longue scène du parloir filmée en plan séquence, Almodovar recherche une performance digne de celle de Bergman qui, dans une scène restée célèbre de Persona, faisait se fondre le visage de Liv Ullmann avec celui de Bibi Andersson.
Comme dans Tout sur ma mère, Almodovar
essaie enfin de condenser ses deux références cinéphiliques
dans une seule séquence. Dans le film muet, l'amant rétrécit
apparaît en amorce du gros plan de la star comme, à la fin de
la séquence poétique inaugurale de Persona, le petit garçon
essayait d'atteindre au visage flou devant lui, probablement celui de sa mère.
pour des effets de sens de plus en plus profonds et de moins en moins explicites
Dans En chair et en Os, Almodovar respecte la même structure libératrice que dans La vie criminelle d'Archibald de la Cruz. La scène de la mort de la servante est en effet placée dans un prologue narrant l'enfance d'Archibald qui se passe dans un contexte d'Etat d'exception au Mexique ; la balle perdue venant d'une scène d'émeute dans la rue. Or Almodovar débute aussi son film par un prologue qui raconte la naissance de Victor dans un bus. Et le film s'ouvre pareillement sur d'inquiétantes images d'un Madrid placé, en janvier 1970, en Etat d'exception par Franco dont les dernières années furent marquées par une répression accrue contre les menées révolutionnaires et le terrorisme basque. La partie centrale est consacrée à la machination visant à vivre avec le traumatisme : les projets d'exécution pour Archibald, les projets de vengeance pour Victor. L'épilogue libérateur est constitué chez Bunuel de la bénédiction du juge qui absout Archibald de ses pensées meurtrières conduisant celui-ci à jeter la boite à musique et.. à rencontrer Liviana. Chez Almodovar le film se conclut sur le trajet de Victor et Elena vers la clinique pour la naissance de leur fils dans un Madrid décoré comme vingt-sept ans plus tôt. Mais la voix off le souligne, aujourd'hui les Madrilènes n'ont plus peur. Franco a définitivement perdu.
Dans Tout sur ma mère, tout sépare
le personnage de Manuela l'altruiste de Eve, l'arriviste. Certes Manuela entre
dans l'intimité de la star Huma (Marisa Parades ) comme Eve usait de
stratagèmes pour entrer dans l'intimité de la star Margo Shaning
pour la supplanter. Mais, alors que Eve était un monstre d'arrivisme,
Manuela n'est montée sur les planches que pour palier à la défaillance
d'une actrice. Elle cède ensuite sa place à Agrado, la travesti
qui perpétuera la transmission du texte de Tennessee Williams. Le thème
de l'arrivisme est complètement détourné au profit de
celui de la transmission (6) avec, comme fil rouge, la pièce Un
tramway nommé désir.
Dans Parle avec elle, Almodovar va plus loin encore dans le travail souterrain des correspondances cinéphiliques. Le cinéma est convoqué de manière explicite au travers du film L'amant qui rétrécissait réalisé par Almodovar et dont le titre et l'événement principal rappellent ceux du film réalisé en 1957 par Jack Arnold d'après Richard Matheson. Mais la citation est ici complètement détournée de son sens par Almodovar. En effet L'homme qui rétrécit peut être analysé comme la punition d'un machiste. L'homme a été touché par un nuage radioactif lors d'une promenade en bateau. Il était accompagné par sa femme mais celle-ci n'a pas été irradiée car elle avait dû se plier à l'ordre de son mari et aller chercher une bière à l'intérieur du bateau. Dès lors, chaque fois que l'homme voudra se défendre, dans le monde où il devient minuscule, il sera condamné à utiliser des outils féminins, dés à coudre, aiguille ou fil. Dans L'amant qui rétrécissait en revanche, l'homme s'est dévoué par amour en buvant la potion expérimentale. Un temps protégé par sa mère après sa rupture avec celle qu'il ne peut plus aimer "normalement", il choisit de disparaître dans le sexe de sa maîtresse afin de lui donner de cette façon un plaisir qu'il ne peut plus lui donner autrement.
Benigno, amant sincère, rétréci par ses années de dévouement mais toujours heureux, semble avoir compris cette morale et s'en inspire pour réveiller sa belle endormie : il pénètre dans son sexe et disparaît d'abord socialement (il est emprisonné) puis physiquement (il se suicide).
Jean-Luc Lacuve le 01/06/2006
Notes :
(1) Pedro Almodovar, Conversations avec Frédéric Strauss, éditions Cahiers du Cinéma, 1994. " En écrivant le scénario de Dans les Ténèbres, j'avais à l'esprit le travail que Marlène Dietrich avait fait avec Sternberg, particulièrement dans Blonde Vénus où elle interprète une femme d'intérieur qui devient chanteuse, espionne, puis, qui traverse le monde et vit un nombre infini d'aventures." P42
(2) Le personnage de Marisa Parades s'appelle en fait Leo, diminutif d'un prénom féminin apparemment sans ambiguïté en espagnol. Mais, vu la fréquence des travestis dans le cinéma de Almodovar, nous la désignons ici par son pseudonyme littéraire, Amanda Gris pour éviter une fausse ambiguïté !
(3) " Beaucoup de gens disent que je prends moins de risques en tant que cinéaste que par le passé. Je crois que j'en prends autant sinon plus mais en travaillant sur d'autres matériaux. Deux personnages qui se parlent et qui, pour se comprendre finissent par parler du film de Bergman, c'est une scène très risquée qui pourrait être très ridicule. Victoria avait trois pages de dialogues pour parler de Sonate d'automne et, à travers cela, expliquer la relation de son personnage avec sa mère. Avant de tourner, j'ai dit à Victoria que ce monologue pouvait tuer le film. Nous avons fait quinze prises de cette scène que je voulais faire en plan séquence pour laisser Victoria jouer pleinement tout le texte . Tous les techniciens étaient assis et regardaient. Je n'avais encore jamais ressenti une atmosphère d'une telle intensité sur un de mes tournages. "p 55
(4) "Hier j'ai vu Opening Night et j'ai reçu ce film comme la confidence de quelqu'un, et à laquelle je participe pleinement, c'est une émotion active. C'était le moment le plus intense de ma vie depuis des mois. Je serais tellement fier si je pouvais faire un film comme celui là. Il y a tous les éléments que j'aime dans les histoires et au cinéma : une actrice, une pièce de théâtre, le rapport avec le metteur en scène, l'amant qui est un acteur et un incommensurable océan de douleur ! p 109
(5) Pascale Thibaudeau : L'âme agie de l'image : l'au-delà des corps dans Parle avec elle, Eclipses-revue de cinéma, janvier 2004, n°36.
(6) Voir à ce sujet l'article de Jean-Marc Lalanne dans Les Cahiers du cinéma n°535, mai 1999, qui avait par ailleurs, dès la sortie du film, analysé ses sources cinématographiques.