En 2012, dans une superbe propriété proche de Tolède, une jeune femme vit calfeutrée dans une pièce douce et high tech. Elle est servie par Marilia, la gouvernante de la maison.
Robert Ledgard est un éminent chirurgien esthétique spécialisé dans les greffes de visage. C'est à lui qu'appartient la villa et la jeune femme est sa patiente qu'il tranquillise avec de l'opium. Elle a de nouveau tenté de se suicider et une nouvelle fois, Robert avec les moyens ultramodernes de sa clinique privée crée une peau artificielle pour cicatriser ses blessures. Vera demande à Robert quand il va cesser de la traiter comme un cobaye et, maintenant qu'il en a finit avec sa peu, s'il ne voudrait pas qu'ils vivent comme un couple normal. Robert refuse et continue de la séquestrer.
Dans une conférence entre professionnels de la chirurgie, il fait part de sa découverte d'une peau miracle, gal, du nom de son ancienne femme morte après avoir été brulée vive. Cette peau est capable de résister au paludisme. Mais il est pris à parti par le directeur de la clinique, membre du comité de bioéthique national qui lui interdit de poursuivre ses recherches révolutionnaires mais illégales.
Marilia réprouve qu'il ait donné à sa patiente, Vera, le visage de Gal. Elle pense qu'il est allé trop loin dans ses recherches et maintenant qu'elles sont devenues illégale, elle lui conseille de tuer Vera. Robert convient qu'un changement est nécessaire et lui fait renvoyer les domestiques afin d'accroitre la confidentialité du lieu
Le matin, à peine les domestiques sont-ils partis que sonne à la porte un homme déguisé en tigre. C'est le carnaval à Madrid et Marilia s'enquiert de qui se cache derrière le costume de tigre. L'homme lui monter une tache de naissance ; il est Zeca, son fils.
Marilia a peur de son fils et elle a bien raison. Zeca vient de commettre un cambriolage doublé du meurtre de son complice et se cache de la police. A peine est-il rentré qu'il repère sur les écrans de contrôle, la belle Vera dont le visage lui rappelle celui de l'ancienne femme de robert. Zeca ligote sa mère, lui enfonce un torchon dans la bouche, obtient d'elle al clé de la chambre de Vera. Celle-ci lui fait croire qu'elle est bien Gal que Robert a sauvée in extremis. Zeca, ivre de lubricité, viole sauvagement celle qu'il croit être Gal, son ancienne maitresse qui lui promet pourtant de fuir avec lui.
C'est alors que rentre Robert qui, sous els yeux de Marilia qui l'observe depuis la cuisine sur un écran et de Vera, abat Zeca endormi de deux balles de revolver. Pendant qu'il va enterre le cadavre, Marilia révèle à Vera le drame survenu douze ans plus tôt.
Zeca et Robert sont ses fils et n'ont jamais su qu'ils étaient frères. Le père de Zeca est un domestique comme elle que Zeca n'a jamais connu, qui, sans soute pour cette raison est devenu un voyou dès l'enfance. Robert est né de sa relation avec son patron, Ledgard, dont la femme était stérile et qui gardèrent et élevèrent l'enfant comme le leur. Plus tard, Gal la femme de Robert, s'éprit de Zeca qui l'enleva mais la laissa pour morte après l'accident de voiture qu'il provoqua. Robert accouru au secours de sa femme, la sauva et entrepris de guérir ses très graves brulures. Il parvint à faire en sorte qu'elle marche de nouveau mais, en entendant chanter sa fille, Norma, Gal s'approcha d'une fenêtre et découvrit son visage à l'état d'épave et se jeta par la fenêtre aux pieds de sa fille. Celle-ci, conclut Marilia, finira comme sa mère quelques années plus tard.
Rapprochées par ses confidences, Vera demande à Marília de cesser de croire qu'elle va se suicider ou l'agresser. L'attitude de Robert a aussi changé depuis l'agression dont a été victime Vera. Il la désire dorénavant. Ils ne peuvent toutefois faire l'amour car le sexe de Vera est trop douloureux après le viol sauvage de Zeca. Ils 'endorment amoureusement et Robert rêve.
Six ans plus tôt, Robert assistait au mariage d'une de ses patientes reconnaissante. Robert avait invité sa fille, désormais âgée de quinze ans, tout en s'inquiétant pour son état mental visiblement fragile. Ainsi quand elle avait soudainement disparu était-il parti à sa recherche. Elle ne se trouvait pas dans les buissons où les jeunes gens faisaient l'amour mais plus loin, allongée sur le sol alors que ses chaussures cassées et son chandail rose gisaient par terre. Robert avait tenté de la sortir de sa prostration mais quand Norma s'était réveillée s'était pour émettre un cri strident qui résonne encore aux oreilles du dormeur.
Vera rêve aussi. Le beau Vicente confectionne des robes pour le magasin de sa mère. Il tente sans succès de séduire la jolie vendeuse, Cristina, qui se moque de ses gouts efféminés tout en le mettant gentiment en garde contre les drogues qu'il prend à la légère. Vicente se rend au mariage qui est précisément celui où Norma était invitée. Vicente est immédiatement séduit par la jeun fille mais, chargé de drogue, il ne comprend pas que celle-ci est chargée de tranquillisants. Comme celle-ci se défait de ses chaussures et de son chandail et tombe dans ses bras, il l'embrasse et tente de lui faire l'amour à même le sol. Lorsqu'elle tombe en catalepsie, Vincente lui rajuste ses vêtements et repart chez lui en moto.
Quelques jours plus tard, alors qu'il sort de chez lui en moto, il est pris en chasse par un monospace qui lui fait quitter la route. En sort Robert qui l'abat... d'une flèche hypodermique. Vincente se retrouve enchaîner dans une grotte sombre, près d'un baquet d'eau. Alors qu'il va mourir de soif après plusieurs jours, surgit enfin Robert qui le séquestre sans lui parler. Robert a reconnu en Vincente l'agresseur de sa fille qu'il avait vu s'enfuir en moto et qu'il tient pour responsable de l'état de folie grandissant de sa fille. Celle-ci ne supporte plus ne sait-ce que la vue d'un homme. Quand, Norma se suicide, Robert en veut au psychiatre mais plus encore à Vincente qu'il endort pour lui pratiquer une vaginoplastie clandestine dans sa clinique privée avec ses amis chirurgiens. Vincente est donc devenue Vera qui, progressivement, revient à la vie grâce au yoga et s'habitue à son bourreau jusqu'à en devenir amoureuse à la veille du drame.
Au petit matin, Robert et Vera se rappellent mutuellement leurs promesses d'amour et de liberté faites la veille. Robert, malgré l'avis de Marília laisse donc partir Vera faire des courses en ville, libre. Il reçoit alors la visite d'un de ses confrères qui veut absolument poursuivre leur petit commerce lucratif de chirurgie plastique clandestine. Devant le refus de Robert, il lui met sous le nez le journal où figure la photo de Vincente, toujours recherché avec l'énergie du désespoir par sa mère. Robert ment à son confrère en lui affirmant que Vincente était parfaitement consentant et s'apprête à le tuer quand survient Vera qui confirme les propos de Robert. Elle a toujours voulu être une femme, se dit libre et amoureuse, ce qui sidère le confrère. Robert lui est reconnaissant de son attitude mais ne perçoit pas son choc devant l'article de journal qu'elle découvre soudainement. Le soir Robert est avide de faire l'amour à Vera. Celle-ci prétexte une douleur vaginale, descend au salon, embrasse la photo de Vincente sur le journal et s'empare de l'arme de Robert. Remonté dans la chambre, elle abat sans façon Robert incrédule puis tue Marília qui, armée, s'inquiétait du bruit.
Vera se présente devant sa mère et Cristina. Elle est Vincente.
Parce qu'il se présente comme un film de genre, un film fantastique, La piel que habito pourra sembler mineur dans l'uvre d'Almodovar. Ce serait oublier que nombre de ses mélodrames contiennent une dimension fantastique et que celui-ci est un faux film fantastique et un vrai mélodrame. Surtout, c'est un film aux sentiers qui bifurquent sans cesse comme pour prouver que la liberté est toujours possible, que brisé, mutilé, transformé, l'homme ou la femme se définit par son libre arbitre, par son histoire et par ses choix.
Un film aux sentiers qui bifurquent
En inscrivant la date de 2012 sur sa première image, le film semble d'abord relever du fantastique, se situant entre Les yeux sans visage et L'ile du docteur Moreau où un savant fou greffe une peau artificielle et donc dangereuse (le plan sur les insectes grouillants est une métaphore inquiétante de la prolifération cellulaire). La venue du "tigre" laisse présager ensuite une histoire de haine et de vengeance entre deux demi-frères, type Duel au soleil. Le film oblique ensuite en film de vengeance sadique avec la séquestration de Vincente avant de se révéler, une fois la vaginoplastie effectuée, une histoire d'amour que l'on croit impossible entre le bourreau et sa victime et s'achève en film noir par une évasion vers la liberté.
Ce sont ainsi cinq fictions et cinq genres que porte le film. Or l'on sait à quel point il est souvent difficile de réinitialiser la croyance du spectateur vers une nouvelle fiction une fois qu'en a été abandonnée une et, a fortiori, quatre. La réussite de celui-ci tient probablement à son épaisseur romanesque sans cesse densifiée qui passe par un transfert d'intérêt du spectateur de Robert vers Vera.
Interprété par Antonio Banderas, Robert à tout du savant beau mais fou traumatisé par un amour défunt et dont on espère pour lui une résurrection sentimentale qui prendra forcement le beau visage de Vera. La froideur de Robert semble d'abord ébranlée par l'exemple de la lubricité du tigre alors qu'il nous a été rendu plus proche par la narration du premier flash-back pris en charge par Marília et raconté à Vera.
Ce premier flash back est constitué de scènes courtes en plan fixe, restes d'images mentales d'une mémoire de douze ans que Marília a cherché à oublier. Le second, pris en charge par Robert, résulte de sa seule mémoire et raconte une unique séquence, le viol de sa fille durant la cérémonie de mariage où chante Buika. Robert est toujours obsédé par ce traumatisme d'il y a six ans. Le troisième et dernier flash-back, initialisé par Vera, est beaucoup plus ample commençant juste avant celui de Robert en 2006 mais ce terminant en 2010 peut avant donc que ne commence l'histoire. Contrairement aux deux autres, ce flash-back ne semble être pris en charge par personne puisque commençant sur Vincente et intégrant des scènes où il n'est pas. Durant cette interzone, le spectateur change de camp. Vincente-Vera est devenu un personnage, énergique, courageux et séduisant.
S'amorce alors la cinquième partie, véritable film noir, le matin où Robert laisse partir Vera faire des courses. Robert triturant son Bonzaï apparait pour ce qu'il est : non pas un fou mais un être egocentrique et sans scrupule qui veut plier le monde à son désir. Vera, qui avait fini par tomber amoureuse de Robert dans sa nouvelle peau, retrouve son être profond, réagit aux contraintes abusives dont elle a été victime et retrouve sa liberté.
Ce scénario complexe et romanesque en diable construit un des plus beaux méchant du cinéma alors que Vincente-Vera est un formidable et unique personnage romanesque.
Splendeur visuelle et humour
La virtuosité narrative du film est discrètement mais splendidement soutenues par des motifs plastiques. La première partie fait la part belle aux barreaux, à la froide technologie. A la froideur métallique répond la perfection du yoga. Il y a aussi ces tableaux plus grands que nature du Titien qui sont accrochés au mur extérieur des chambres contigües de Roberts et Vera. Par deux fois, on a l'impression d'un tableau unique où la partie gauche de La Venus d'Urbino semble prolongée par la droite de Vénus avec organiste et Cupidon avant, qu'à la fin du troisième flash back, la disposition des deux tableaux ne soient donnée. Ces deux tableaux, dont Vera reprend approximativement la pose allongée sur sa couverture rouge, concourent au sentiment d'étrangeté, à tout ce que l'on ne comprend pas dans cette première partie bien plus mystérieuse que fantastique.
Vénus
avec organiste et Cupidon (Titien, 1548)
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Artiste fou et Cupidon absent
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La seconde partie est portée par le costume délirant et lubrique de Zeca en tigre. Il incarne le désir carnavalesque et destructeur des valeurs fondamentales allant jusqu'à agresser sa mère. La troisième partie est dominée par le motif de la souffrance, peau brulée de Gal, chaines de Vincente alors qu'en contrepoint se développe la musique belle et triste de Buika.
Le motif de la femme florale, à la peau fragile comme une fleur revient sous la forme des tableaux de la villa et est magnifiée par la robe que porte Vera. A cette fragilité s'oppose le cubi rouge de sang de cochon violemment mis sur la table ou le matelas taché de sang, les peaux brulés et le bonzaï torturé par Robert.
Les bifurcations assumées sont souvent teinté d'humour depuis le costume délirant du tigre, jusqu'à la tranquille "Que m'avez vous fait ?", "une vaginoplastie" qui amorce la quatrième partie et la stupéfaction incrédule de Robert quand il meurt à la mesure de son ignorance d'avoir faire souffrir. "Et notre promesse ?", "J'ai menti".
Exceptionnellement, le film ne contient aucune référence cinéphile. Certes, Almodovar a sans aucun doute vu Tristana de Buñuel situé aussi à Tolède où Catherine Deneuve était séquestrée par Fernando Rey et Vertigo ou Judy est transformée en Madeleine comme Vincente en Vera. Si Almodovar s'inspire de la perversité et splendeur de ces mises en scène, ce ne sont pas pour autant des citations, toujours explicitées chez lui par un plan, un dialogue ou une affiche. Si certains verront dans cette étrange disparition un acquis de la maturité ou un refus de distanciation supplémentaire par rapport aux multiples genres dont est constitué le film, on n'oubliera pas que cette absence n'a qu'un équivalent dans sa carrière celui de La loi du désir, peut-être parce que ce film se passe dans les milieux du cinéma. C'est dire si Almodovar ne considère pas ce film comme mineur. Il serait même tenté de se confronter à un art plus "noble", la peinture. La référence à Louise bourgeois est explicite aux travers du livre que lit Vera et dont elle s'inspire pour ses sculptures humaines de glaise et de jute torturées. Splendide aussi la pan de mur écrit et dessiné par Vera le temps de sa captivité.
Transgénèse et liberté
En poursuivant ce chemin complexe, Almodovar s'est notablement éloigné du Mygale de Thierry Jonquet qu'il voulait adapter depuis plus de dix ans. Il a gardé la vengeance d'un père après le viol de sa fille qui passe par un changement de sexe imposé au violeur. Mais Jonquet est beaucoup plus noir, poursuivant la vengeance par la prostitution forcée de la violeuse par un père devenu irrémédiablement brutal et sadique. Almodovar ne dévoile que progressivement la cruauté de Robert et invente le motif des expériences sur la peau. Le viol, ici inaccompli, sert d'excuse à un homme égocentrique pour choisir un cobaye pour ses expériences. Il transgresse la bioéthique pratiquant la transgénèse interdite aux humains.
Almodovar a interdit que le titre de son film soit, non seulement modifié, mais même traduit ; sans doute pour mieux en faire résonner les sens multiples. L'importance de la peau ne cesse d'être manifestée et exaltée mais tout aussi important est le fait qu'elle soit habitée. Le film se clôt ici par une branche d'ADN violette tournant belle comme un bijou.
Jusqu'ici Almodovar s'était fait le chantre des familles de substitution, préférant les paternités ou maternités de hasard ou de substitution aux familles génétiques. Ce n'est vraisemblablement pas par revirement éthique réactionnaire qu'il fait ici finalement triompher le retour aux sources. La peau est une apparence splendide qui est aujourd'hui modifiable et c'est tant mieux mais Almodovar pointe le risque qu'il y aurait à faire n'importe quoi. On y verra sans doute le signe d'une maturité nouvelle, d'une recherche de la vérité humaine la plus fragile et la plus sensible qui n'oublie pas toutes les composantes baroques qu'elle contient.
Jean-Luc Lacuve le 19/08/2011