La Vénus
d'Urbino
Titien , 1538
Huile sur toile, 119 x 165 cm
Florence, Musée
des offices
Ce qui suit est un condensé de la brillante et spirituelle analyse de Daniel Arasse (On n'y voit rien, Editions Denoel, 2001, ed. folio essais 2005 p. 125 à 173).
Daniel Arasse revient sur les conditions de la comande passée à Titien et détaille le caractère érotique de la peinture habituellement passé sous silence (voir, à la fin le texte en italique). L'historien de l'art réfute ensuite la description de Panofsky pour revenir à Alberti, et fait ainsi de ce tableau la matrice du nu érotique féminin dont s'inspirera par exemple Manet 325 ans plus tard dans son Olympia.
Une curieuse commande
La Vénus d'Urbino a été peinte pour Guidobaldo Della Rovere, l'héritier de Francesco Maria Della Rovere, le Duc d'Urbino. Son père avait déjà acheté, deux ans plus tôt, le portrait du même modèle, La Bella, qui est aujourd'hui au Pitti, à Florence. La Bella portait une belle robe, Guidobaldo voulait avoir son portrait nu.
Ce tableau n'a pas été peint pour célébrer son mariage avec Giulia Varano intervenu quatre ans plus tôt en 1534. Sa fiancée n'a alors que dix ans. Il ne s'agit ainsi pas à proprement parler d'un tableau de mariage comme La Vénus de Dresde peinte par Giorgione avant 1510 et terminée par Titien. En 1538, Giulia a quatorze ans et le mariage a pu être consommé à cette date. Il s'agirait alors d'un tableau dans le contexte du mariage.
Au XVIème siècle, on attribuait une puissance magique aux images. On recommandait d'accrocher de belles nudités, hommes ou femme, dans les chambres à coucher des époux. Si la femme regardait ces beaux corps au moment de la fécondation, son enfant serait plus beau.
Le geste de la main gauche est pourtant tout à fait exceptionnel, même au XVIème siècle. Titien ne l'a jamais repris et aucun autre peintre non plus. Même en 1538, il devait paraître un peu osé, à la limite du pornographique. Le tableau est un peu obscène parce qu'il rend public, il met sur le devant de la scène, un geste qui est admis dans l'intimité du mariage.
Rona Goffen a en effet montré comment, au XVIème siècle, la masturbation féminine était, dans un contexte précis, acceptée et même recommandée. La science disait que les femmes ne pouvant être fertilisées qu'au moment de leur jouissance, les médecins suggéraient aux femmes mariées de se préparer manuellement à l'union sexuelle pour avoir un enfant. Rona Goffen indique même que la pose de cette femme, appuyée sur son côté droit, correspond à des recommandations du même genre.
Autrement dit, si ce n'est pas un tableau de mariage, c'est un tableau imaginé dans un contexte de mariage ce que confirment le myrte sur la fenêtre, les roses dans la main gauche, les deux coffres du fond et le petit chien endormi sur le lit. Toutefois ces symboles ne sont pas univoques. Les coffres peuvent être des coffres de mariage mais les courtisanes en possédaient aussi dans leur palais et le myrte et les roses peuvent n'être seulement que des roses et du myrte. Le petit chien endormi sur le lit, Titien l'a également peint aux pieds de Danaé lorsqu'elle se fait engrosser par Jupiter.
L'erreur de Panofsky
Que représente le grand pan de peinture noire derrière le buste de la figure et la ligne horizontale vaguement brune qui marque le bord du lit entre la cuisse de la femme et le chien endormi ? Cette zone noire n'est pas un rideau comme le voudrait Panofsky qui voit dans sa découpe verticale "un bord de rideau" ; et la ligne brune n'est pas davantage le "bord du pavement". Le bord du rideau ne fait pas un pli, pas une ondulation. Son bord c'est juste une ligne géométrique, absolument rectiligne. Il y a bien un rideau derrière "Vénus" mais c'est le rideau vert, soulevé et noué au-dessus de sa tête. Du même coup, ce grand pan de peinture noire dont le bord tombe à l'aplomb exact du sexe de "Vénus" n'est certainement pas un rideau.
Le lit a l'air d'être posé sur le sol, les deux matelas ont l'air d'être posés directement sur le pavement, ils le prolongent. La position du lit dans la pièce est invraisemblable, d'autant que les lits du XVIème siècle étaient très hauts.
Comment Panofsky fait-il pour voir un rideau dont le bord serait à l'aplomb exact du sexe de "Vénus" ? Son bord ne fait pas un pli, pas une ondulation. Pour un rideau, il est plutôt raté. Son bord, c'est juste une ligne géométrique, absolument rectiligne. Ce n'est pas un rideau, ce n'est pas un mur. Ca ne représente rien. Même chose pour le "bord de pavement". En fait, Panofsky parle de bord de rideau et de bord de pavement parce que cela lui permet de voir dans le tableau la représentation cohérente d'une pièce de palais. Mais le tableau est incohérent, parfaitement construit mais manifestement incohérent.
Une construction perspective qui projette une image mentale
Le pan de peinture noire est un écran de présentation pour la figure. En 1512, dans une Sainte conversation avec la vierge à l'Enfant et un donateur (collection Magnani), Titien avait déjà utilisé ce dispositif pour représenter la Vierge et distinguer son lieu de celui du donateur qui se découpe devant un paysage. En 1538, vingt-six ans plus tard, Titien reprend ce dispositif pour représenter sa "Vénus".
Il n'y a ainsi ni bord de rideau ni bord de pavement. Ce sont des bords, purement et simplement. De purs bords. Ils ne représentent rien. Ils se contentent de fixer les limites entre les deux lieux du tableau : le lit avec la femme nue et la salle avec les servantes. Ils ne représentent rien et c'est pour cela qu'on ne peut pas dire à quoi ils correspondraient dans une salle de palais vénitien. Ils ne représentent rien ces bords, mais ils servent à quelque chose : ils articulent les deux lieux du tableau. Ces deux lieux n'appartiennent pas au même espace, spatialement, ils ne sont pas continus, ils sont contigus.
La perspective de l'arrière salle est travaillée avec une attention très rare dans l'uvre de Titien mais non pas pour construire une unité spatiale mais une unité mentale.
Pour construire une perspective régulière, il faut disposer de deux points : le point de fuite -qui correspond à la position de notre regard face au tableau- et le point de distance -qui indique la distance à laquelle nous sommes, en théorie, situés par rapport au tableau et détermine la rapidité de la diminution apparente des grandeurs dans la profondeur.
Ici, le point de fuite des lignes de pavement est placé à l'aplomb de la main gauche de "Vénus" et à la hauteur de son il gauche. Quant au point de distance, il est situé au bord du tableau. Visuellement nous sommes ainsi très proche du corps nu. Celui-ci vient en avant de la salle. Les servantes sont minuscules. Celle qui est debout ne mesure même pas la moitié du corps de "Vénus". Titien s'est servi de la perspective du fond pur construire une sorte de trompe-l'il qui fait surgir le corps nu vers nous.
Le point de fuite fixe la hauteur de notre regard par rapport au tableau. Il est situé un peu au-dessus du milieu, à la hauteur de l'il gauche de "Vénus". Mais par rapport à l'espace représenté au fond, c'est un point de vue très rabaissé. Par rapport à la servante qui est debout, notre il est mis à hauteur de ses jambes. Nous sommes donc très bas par rapport à elle. En fait, la position de notre regard est pratiquement à la hauteur e celui de la servante agenouillée, les bras plongés dans le coffre.
La construction du tableau nous donne théoriquement une position par rapport à Vénus équivalente à celle de la servante par rapport au coffre : très près de la figure et à genoux devant elle. Nous sommes certes debout et à quelque distance mais c'est l'effet produit par le dispositif du tableau.
La salle avec les deux servantes fonctionne ainsi comme un tableau dans le tableau. Selon André Chastel quand dans un tableau, le peintre a peint un tableau dans le tableau, celui-ci représente souvent "le scénario de la production" du tableau où il se trouve.
Pour réaliser sa peinture de femme nue sans aucun prétexte narratif, Titien -qui a déjà 50 ans mais auquel on n'a jamais passé une telle commande- va chercher sa femme nue là où elle se trouve. La pose générale de la figure, Titien la prend dans le tableau de Giorgione, La Vénus de Dresde qu'il a achevé près de trente ans plus tôt. Ensuite, puisqu'il en fait une "Vénus" citadine en la couchant sur un lit qui a l'air d'être dans un palais, il va la chercher à l'intérieur des couvercles des coffres de mariage et il la met sa femme nue sur le devant de la scène. Ce n'est ainsi pas un hasard si le pan de mur noir qui est derrière elle reprend l'intérieur du couvercle soulevé devant la servante agenouillée.
Toutefois, les nus dans les couvercles des coffres est une pratique florentine du XVème siècle largement passé de mode en 1538 et n'est aucunement une pratique vénitienne où les coffres sont sculptés de motifs décoratifs, comme plaçant à ce point au premier plan le corps féminin dénudé et en signalant plan à l'arrière plan les servantes qui s'affairent avec les vêtements du coffre, Titien suggère qu'il fait voir ce que le contenu du coffre a pour fonction de cacher. Les coffres de mariage étaient des objets typiquement féminins. C'est presque comme si la Vénus était sortie nue du coffre et ce n'est pas un hasard si les courbes du coffre et du corps se font formellement écho.
La matrice du nu féminin
Si La Vénus d'Urbino n'est pas le premier nu féminin de la peinture européenne ce pourrait être la première peinture d'une femme déshabillée. Présentée comme telle, et consciente de l'être. Comme disent les Anglais, elle est moins nude que naked, moins nue que dénudée. Elle le sait et n'en éprouve aucune mauvaise conscience.
Désormais, ni portrait de courtisane, ni tableau de mariage, La Vénus d'Urbino est devenue un grand fétiche érotique, une matrice du nu féminin dont Manet s'inspirera dans son Olympia 325 ans plus tard.
Alberti invente en effet à la fois la perpective comme base de la peinture et Narcisse comme inventeur de la peinture. Autrement dit, il fait de Narcisse l'inventeur de la perspective en peinture. La relation entre Narcisse et la perspective se fait à travers le miroir : le miroir de la fontaine où se regarde Narcisse et le plan de la représentation comme miroir du monde (" la peinture est-elle autre chose que l'art d'embrasser ainsi la surface d'une fontaine ? " Mais embrasser c'est ce que refuse de faire Narcisse avec Echo et c'est ce qu'il ne peut pas faire avec sa propre image reflétée dans le miroir de la fontaine. Il ne peut ni la toucher ni la baiser. Alors il la perd, elle se perd. Narcisse est l'inventeur de la peinture parce qu'il suscite une image qu'il désire et qu'il ne peut ni ne doit toucher. Il est sans cesse pris entre le désir de l'embrasser, cette image, et la nécessité de se tenir à distance pour pouvoir la voir. C'est ça l'érotique de la peinture qu'invente Alberti, et c'est elle que Titien met en scène dans la Vénus d'Urbino : il exhibe sur le devant de la scène une figure qui, elle se voit et se touche alors qu'il impose à son spectateur de substituer le voir au toucher. Voir seulement voir.
Un exemple de descrition érronée
: Si la pose de cette Vénus ressemble à celle de la Vénus
endormie de Giorgione que Titien avait achevé après la
mort de Giorgione, le thème de ce tableau est tout à fait
différent. La Vénus du Titien n'a aucun rapport avec l'image
idéalisée de Giorgione de la beauté féminine.
Elle est interprétée habituellement comme une allégorie
de l'amour matrimonial.
La composition nous invite à nous arrêter sur la figure
chaude et dorée de cette jeune femme avec ses frisettes tombant
en cascade et, les attirant, le mouvement soigneusement étudié
de son bras. La feuille a été peinte avec des mélanges
magistraux de couleur, le petit chien s'est paresseusement pelotonné
endormi.
La jeune Vénus est ingénue (!!!!) mais s'amuse peut-être
de l'agitation de ses deux demoiselles qui fouillent dans le coffre
et parait indifférente au monde extérieur, séparée
qu'elle est de la fenêtre par un rideau noir (Panofsky toujours
!). Par sa composition qui baigne dans une réalité chaude,
humaine et temporelle, ce tableau est une apologie de l'intimité,
de la simplicité, de la paix du monde domestique (!!!).