Pour Michael Fried, Manet veut transformer le théâtre de la peinture. Il renonce à la théâtralité classique fondée sur la mise en scène perspective et le sujet littéraire. Il cherche une théâtralité fondée seulement sur la peinture. D'après Fried, Manet cherche à faire des tableaux qui se contentent de se présenter au spectateur, de les regarder. Il s'efforce de faire en sorte que chaque portion de la surface regarde le spectateur en face. C'est ce que Fried appelle le face à face de la peinture et de ses spectateurs. C'est la naissance d'une modernité. Cette recherche trouve un support particulièrement adapté dans le nu érotique classique. Parce que ce nu suppose un sujet qui s'offre plus ostensiblement qu'aucun autre, comme objet de regard pour un public masculin.
Chez Titien, La vénus nous met sous l'empire de son regard, un regard fixe et dominateur. Chez Manet c'est toute la surface qui regarde le spectateur en face : la servante vient vers l'avant depuis un fond opaque, le chien endormi devient un chat tourné agressivement vers le spectateur. Manet a annulé toute perspective. Le tableau n'a aucune profondeur. Il est toute surface, et ce parti est confirmé par une minuscule transformation. Manet a soigneusement défait la relation directe que Titien avait installée entre la position de notre regard, le sexe de la femme et la profondeur. Chez Titien, la perspective plaçait notre regard à l'aplomb exact de la main qui caresse le sexe, et cette position était soulignée par la ligne verticale indiquant le bord du pan noir qui se découpe sur la profondeur de la salle. Manet a défait cette condensation. Il a peint lui aussi, pratiquement au même endroit, une bande verticale. Mais cette bande a glissé vers la droite, elle n'indique plus le sexe. Manet a étalé sur la surface ce que Titien avait condensé à l'articulation entre la surface et la profondeur. Il a rabattu la profondeur sur la surface. C'est toute la peinture qui nous fait face. Ce n'est pas la position de notre regard qui détermine la structure interne du tableau et notre relation avec lui. Une forme de modernité est née.
Manet n'a pas seulement "aplati" le tableau de Titien. Il a annulé la relation érotique que ce tableau instaurait avec son spectateur. La main gauche ne caresse plus le sexe ; elle est posée sur la cuisse, fermement, face au spectateur. Elle cache, mieux : elle barre l'entrée. Olympia nous regarde, mais elle ne se touche pas.
Source : Daniel Arasse : On n'y voit rien, Editions Denoel, 2001, ed. folio essais 2005 p. 162 à 169.
En 1863, Victorine Meurent, modèle préféré
de Manet dans les années 1860, pose pour ce nu jugé à
lépoque comme le plus scandaleux des nus féminins
jamais peints. Si luvre est acceptée au Salon de
1865, cest que le jury craint lorganisation dun nouveau
« Salon des refusés », comme en 1863. Mais elle fut
ridiculisée et injuriée avec une rare violence, ce qui
affecta Manet, qui cherchait à sinscrire dans la suite
des maîtres du passé.
Certains pourtant, comme Zola surent déceler la modernité
de cette uvre offerte à lEtat en 1890 grâce
à une souscription publique organisée par Claude Monet.
Cette uvre a choqué par son sujet comme par son traitement. Le sujet sinscrit pourtant dans la tradition du nu féminin cultivée par Titien, Vélasquez ou Goya, entre autres, ainsi que par des peintres académiques de lépoque de Manet. Mais tandis que ces nus-là trouvaient leur légitimité sous un couvert mythologique, allégorique ou symbolique, Manet peint le portrait dune prostituée mise en scène comme telle. Le titre lui-même explicite le sujet (Olympia était un surnom courant chez les courtisanes de lépoque), de même que le petit chat noir à droite, allusion érotique évidente, ou le bouquet de fleurs tendu vers le premier plan par la servante noire. Ce bouquet, certainement envoyé par un amant, a été ressenti à lépoque comme une suprême provocation de la part de Manet.
Le traitement du corps a été une autre
cause de scandale. En effet, si la composition sinspire largement
de La Vénus dUrbino de Titien, le nu en est très
éloigné : ici, aucune idéalisation, peu de modelé
et un traitement en aplats fermement cernés de noir qui va à
lencontre des principes académiques. Les couleurs froides
accentuent la dureté des aplats, mais léquilibre
des roses, des blancs et des noirs témoigne des talents de coloriste
de Manet.
Enfin, lassurance de cette femme, son regard droit et franc ont
été ressentis comme une provocation supplémentaire
de la part de lartiste ; daucuns ont cru y voir linfluence
évidente des photographies de prostituées de lépoque.
Mais ce qui a le plus frappé les meilleurs critiques du moment,
ce nétait pas le sujet provocant, certes ,
mais léblouissant « morceau de peinture »,
par exemple dans toutes les nuances de blanc, de crème et de
rose qui sétagent de bas en haut, du drap à la robe
de la servante. « Vous avez admirablement réussi à
faire une uvre de peintre, de grand peintre [...] à traduire
énergiquement et dans un langage particulier les vérités
de la lumière et de lombre, les réalités
des objets et des créatures », écrivit Zola.
La provocation nétait pourtant pas le but de Manet. Sa démarche était dictée par la sincérité. « Jai fait ce que jai vu », écrivit-il pour se défendre. Mais Olympia est une uvre de rupture. Cest le dernier jalon dune tradition qui remonte à la Renaissance italienne. Elle ouvre la voie à la modernité, aux images dune réalité contemporaine non idéalisée (dont se réclameront les impressionnistes) et elle inaugure, de Degas à Lautrec en passant par Zola (Nana), le thème artistique et littéraire de la prostituée vue sous langle du réalisme et non plus de la poésie dun Dumas fils.