Années 80. Enrique Goded est un cinéaste reconnu, en mal d'inspiration. Un jour qu'il découpe avec Martin, son amant et directeur de production des articles de journaux morbides qui pourrait lui servir d'inspiration pour son prochain film, il reçoit la visite d'un acteur débutant qui se présente aussi comme un ancien ami de collège. Enrique, troublé par la barbe de son ancien ami, reconnaît toutefois Ignacio qu'il n'a pas vu depuis 16 ans et qui insiste pour se faire appeler par son nom de scène Angel Adelma. L'insistance de celui-ci pour s'incruster dans le prochain film d'Enrique le dessert et c'est tout juste s'il parvient à laisser à Enrique sa nouvelle : "La visite" qui, dit-il, s'inspire de leur jeunesse dans le collège mais qui est pure invention pour la partie contemporaine située dans les années 70.
Dans la moderne et immense maison qu'il vient de louer, Enrique lit d'une traite la nouvelle d'Ignacio. Dans celle-ci Ignacio est devenu une superbe transsexuelle, Zahara, revenue avec sa troupe de théâtre dans la ville de son collège d'enfance. Au cours de son numéro, elle drague un jeune villageois. Celui-ci a trop bu et Zahara s'épuise à lui faire l'amour. Elle s'apprête à le détrousser lorsqu'elle se rend compte, en dérobant ses papiers, qu'il s'agit de son amour d'enfance, Enrique Serrano, aujourd'hui marié et père d'un enfant. Le lendemain, avec sa copine transsexuelle, elle décide d'exécuter leur plan de vengeance contre le père Manolo qui empêcha, lorsqu'ils étaient enfants, l'amour de Enrique et de Ignacio. Elles se rendent dans la chapelle du père Manolo, aujourd'hui vieilli et dérobent les ustensiles de messe. Ce n'est toutefois pas tout, Ignacio-Zahara veut faire chanter le père Manolo et lui réclame 1 million de pesetas pour ne pas publier l'histoire de son éducation dans le collège religieux q'une télévision est prête à lui acheter en cette année 1977 où la presse peut désormais critiquer librement les institutions religieuses. Le père Manolo lit la nouvelle, intitulée, "La visite" et qui raconte l'amour de Enrique et Ignacio, le désir du prêtre pour Ignacio et la répression par le père Manolo de l'amour entre Ignacio et Enrique qui aboutit au renvoi de ce dernier. Cet épisode se clôt sur un double morphing.
Bouleversé par la nouvelle, Enrique qui s'est évidement reconnu dans le personnage de Serrano (double morphing) appelle Ignacio dès le lendemain et lui propose de faire le film. Ignacio désire néanmoins le rôle de Zahara pour lequel Enrique ne le trouve pas satisfaisant. Il cherche à le draguer mais n'obtient rien. Intrigué, il vole le briquet d'Ignacio sur lequel figure le nom de son village natal. Il s'y rend et découvre qu'Ignacio est mort depuis quatre ans déjà et qu'il ne peut donc pas être celui qui vient de lui rendre visite. Il apprend aussi l'existence de Juan, le frère cadet d'Ignacio que sa mère avait placé auprès de lui pour le surveiller et qui, depuis à tout détruit de l'uvre de son frère. Sa mère avait toutefois préservé une nouvelle qu'Ignacio lui avait envoyée avant de mourir et qui s'était perdue au ministère de la culture. Cette nouvelle c'est bien sur "La visite". La lettre qui l'accompagne explique que, dans la réalité le père Manolo n'est plus dans leur village natal mais a quitté l'église et se trouve à Valence ou Ignacio le fait chanter.
Troublé par cette révélation, Enrique engage néanmoins Igancio-Angel-Juan pour faire le film et devient son amant. Lors de la séquence finale, le père Manolo réapparaît et vient expliquer la vérité à Enrique. C'est Juan qui a tué son frère Ignacio, excédé par ses besoins en drogue. Enrique quitte Juan. Plusieurs cartons indiquent alors que Juan est devenu un acteur célèbre puis un peu moins célèbre et qu'il a tué le père Manolo qui le faisait chanter. Enrique a lui continué à faire des films avec la même passion.
Le terme passion en gros caractère qui termine le film renvoie tout autant à l'élan lyrique qui l'anime qu'aux tourments dont il est agité. Le film, complexe dans sa construction, joue moins sur l'idée du vrai et du faux que sur l'irrémédiable tragédie de l'irréconcilié. L'art ne parvient en effet à recoller les morceaux de vies brisées que s'il en cherche pas à enjoliver la réalité.
La nouvelle "La visite" permet d'introduire six niveaux de récits. Apportée par Juan, elle permettra à Enrique de faire le film qui le lancera. La nouvelle permet deux flash-back enchâssés - Enrique en lit le début qui commence par la soirée de Zahara et Enrique Serrano et qui se poursuit par la visite au père Manolo qui lit l'enfance de Enrique et Ignacio. Un troisième flash-back est introduit par la lettre posthume de Ignacio, après que Enrique se soit procuré une seconde version de "La visite" chez la mère d'Ignacio et de Juan. Le père Manolo est devenu M. Beringuer et Ignacio s'apprête à le faire chanter. Enfin, après que cette partie de la vie d'Ignacio ait été occultée dans le film tourné par Enrique, lors de la dernière scène de celui-ci, M. Berenguer lance un quatrième flash-back. Celui-ci raconte la vraie vie de Ignacio adulte. Le film terminé, Almodovar se permet un flash-forward, sixième niveau de récit, sur ce que deviendront les personnages.
Le thème de l'uvre dans l'uvre est donc ici singulièrement creusé : récit d'adulte mensonger, vrai récit d'enfance, vrai film mais basé sur une fausse réalité. Il en développe par ailleurs le message classique : l'art est plus important que la vie. Sans lui, la vie d'Ignacio se brise sur le traumatisme l'enfance, avec lui, Enrique parvient à maitriser sa vie sans excès d'illusion sur la vérité ou sur la possibilité d'aimer mais en retrouvant l'inspiration qui lui permet de continuer son métier.
C'est sans doute pourquoi, les références cinéphiliques sont nombreuses. Diamants sur canapé (Blake Edwards, 1961), Voyage à deux (Stanley Donen, 1967) et Les deux cavaliers (John Ford, 1961) sont cités oralement dans le dialogue entre Paca et Zahara pour évoquer, par leur titre seulement, leur nostalgie d'un couple. A la fin du film, lorsque Berenguer et Juan sortent du cinéma avec l'intention de tuer Ignacio, ils passent devant les affiches d' Assurance sur la mort , La bête humaine et Thérèse Raquin, où un meurtre est l'objet central du récit. L'extrait de Esa mujer (Mario Camus, 1969), vu par Ignacio et Enrique au cinéma alors qu'ils sont enfants, possède ce qu'il faut d'empathie mélodramatique (la star Sara Montiel, sa tenue violette, le retour sur un passé douloureux) pour faire ressortir le traumatisme d'une enfance volée.
La narration en flash-back d'une aérienne description de l'enfance (la voix divine d'Ignacio, l'investissement corporel dans la nage ou le match de foot) sera en effet suivie d'une réalité traumatisée ou complexe. La pureté des amours enfantines ne trouvera qu'un écho affaibli dans la vie adulte (la scène de la piscine) avant l'apparition salvatrice du carton final, "Passion" ; où comment l'art rétribue les insuffisances de la vie.
Jean-Luc Lacuve, le 17/05/2004