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La chambre d'à côté

2024

Genre : Mélodrame

(The room next door). Librement adapté du roman Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez. Avec : Tilda Swinton (Martha / Michelle), Julianne Moore (Ingrid), John Turturro (Damian), Alessandro Nivola (Inspecteur Flannery), Esther-Rose McGregor (Martha adolescente), Alex Høgh Andersen (Fred), Victoria Luengo Rôle (sa femme), Juan Diego Botto (Martin), Raúl Arévalo (Bernardo). 1h47.

Dans une librairie en plein cœur de New-York, des clients attendent patiemment de pouvoir rencontrer la célèbre écrivaine Ingrid, présente pour une séance de dédicace de son dernier ouvrage. Elle affirme ne pas pouvoir accepter la mort. Au cours de la matinée, une amie de longue date, lui apprend que leur amie commune Martha est gravement malade d'un cancer.

A l'hôpital, Martha lui déclare être phase 3 d’un cancer du col de l’utérus. Elle a hésité à suivre un traitement long et douloureux mais espère beaucoup d'un nouveau protocole de soin. Martha et Ingrid ont fait leurs débuts au sein du même magazine. Lorsque Ingrid devint romancière à succès et Martha, reporter de guerre, leurs chemins se sont séparés. Bien que ne s'étant pas revues depuis de nombreuses années, leur amitié est renouvelée instantanément.

Martha fait ainsi part de sa souffrance d'être laissée seule par sa fille, Michelle, qui souffrit de n'avoir pas de père comme toutes les petites filles de son école. Martha lui expliqua à douze ans qu'elle était amoureuse de Fred mais que, lorsqu'il revint de la guerre du Vietnam, il était profondément marqué. Ils refirent l'amour immédiatement mais Fred éprouva le besoin de commencer une nouvelle vie au service des autres et préféra une affectation comme infirmier dans un lointain hôpital plutôt que de rester avec Martha et la fille qu'elle attendait. Michelle insista tant que Martha finit par rechercher la trace du père de sa fille. Elle apprit de l'hôpital qui était mort. Elle écrivit à son épouse qui l'informa des circonstances du drame; ils avaient croisé une maison en flamme et Fred s'y était précipité croyant entendre des gens à sauver. Son épouse ne put que constater son décès. Martha reçut d'elle plus tard une lettre que sa fille lui avait adressée qui déclarait que c'était ses cris à elle que son père avait entendu.

Ingrid promet de revenir voir son amie le plus souvent possible. Elles parlent de Damian, leur ancien amant commun, des amours de Dora Carrington et Lytton Strachey et leur relation au sein du Bloomsbury Group. Martha évoque le seul reportage où elle eut envie de sortir de la stricte objectivité pour narrer les amours de Martin et Bernardo, l'un reporter de guerre en Bosnie et l'autre prêtre espagnol de l'ordre des Carmes, dernier humanitaire à Sarajevo.

Et puis c'est le drame : Martha apprend que le protocole a échoué. Même si elle se soigne à l'hôpital, elle ne survivra pas longtemps. Un après-midi qu'elles  s'apprêtent à voir Voyage en Italie (Roberto Rossellini, 1954) Martha demande à Ingrid de l'assister dans sa décision de mettre fin à ses jours en l'accompagnant dans "la chambre d'à côté". Ingrid hésite. La neige tombe, rose sur New York et Martha, ironique sur cette conséquence pour une fois heureuse du changement climatique, puis de citer la fin de The Dead, la nouvelle de James Joyce.

Elles partent pour une maison choisie par Martha à deux heures de route de New York. Elle est absolument merveilleuse et Gens au soleil, le tableau d'Edward Hopper les incite à s'allonger sur les transats face à la piscine, la forêt et le soleil. Martha a oublié sa pilule d'euthanasie achetée sur le darknet. Ingrid retrouve dans son coffre l'enveloppe marquée "goodbye" qui contient la fameuse pilule ainsi que des carnets de guerre. Elles retournent dans leur maison. Martha se montre agressive quand Ingrid tente de la faire revenir sur sa décision. Elle s'excuse au matin et lui conseille de prendre quelques cachets de ses calmants si la situation lui semble trop difficile. Ingrid décide plutôt d'aller dans la salle de gym où elle est prise en charge par un kiné aussi baraqué que plein de sollicitude.

Le deuxième jour lorsque Ingrid monte les escaliers elle est bouleversée de voir la porte fermée, elle pleure et vomit mais Martha surgit bientôt et tente de calmer son amie qui lui en veut de prétexter un simple coup de vent. Néanmoins dans l'après-midi, elles se réconcilient, font une marche en forêt et le soir regardent Fiancées en folie (Buster Keaton, 1924) et The Dead (John Huston, 1987). Le troisième jour, elles visitent une librairie ou Matha achète Amours vagabondes mais le soir elle se plaint de n'avoir plus goût à rien.

Ingrid est de nouveau rassurée de voir la porte ouverte au matin du quatrième jour. La journée est belle. Ingrid va voir Damian qui l'ennuie avec sa crispation sur la fin du monde qui l'empêche de jouir de quoi que ce soit, le sexe excepté. En rentrant, Ingrid voit la porte fermée. Martha lui a laissé une lettre ainsi qu'une autre pour la police afin de la dédouaner.

L’inspecteur Flannery interroge longuement et avec acharnement Ingrid qui s'en tient à la version mise au point avec Martha mais se trouve déstabilisée quand l'inspecteur la confronte aux déclarations d'une amie de Martha qui a avoué avoir été sollicité pour accompagner Martha dans ses derniers jours. Heureusement, Ingrid peut compter sur Damian et l'avocate qu'il lui a choisi qui empêcheront probablement l'inspecteur de nuire.

Ingrid reçoit un appel de Michelle qui veut venir la voir dans la maison choisie par sa mère pour mourir. Ingrid lui explique le malentendu qui entraina leur brouille. Michelle passe la nuit dans la maison. Au matin, allongée sur le transat, elle incarne sa mère. Ingrid peut bien citer la fin de The Dead : la neige unit les vivants et les morts.

La mort, l'amitié, des femmes seules, les hommes entre eux, les joies de la maternité mais la difficulté d'élever un enfant, sont le carburant habituel des films de Pedro Almodovar pour des parcours plus ou moins fougueux. Ici c'est plutôt moins. L'euthanasie est mise en scène dans une forme d'idéal réservé aux intellectuels les plus fortunés. Martha préfère partir tant que son intégrité physique et intellectuelle n'est pas dégradée. Elle refuse la souffrance qui menace d'occuper tout l'esprit, les médicaments qui anesthésient. Les fleurs, les couleurs chatoyantes, le chant des oiseaux, la peinture, la littérature et le cinéma accompagnent son dernier voyage sans rebondissement, sans faux espoirs. Il s'agit d'un mélodrame très doux, feutré comme la neige ; en forme d'équivalence à The Dead, la nouvelle de James Joyce.

The Dead

Ce n'est qu'à la toute fin de The Dead, nouvelle parue au sein du recueil Les gens de Dublin, que Gretta révèle à son mari, Gabriel, l'émotion la plus forte et constante de sa vie : le souvenir de son jeune amoureux qui se laissa mourir d'amour pour elle. Gabriel au centre de la réception chaleureuse narrée dans les trois premiers quarts de la nouvelle en est foudroyé. Cet amour qu'il n'effacera jamais qui unit sa femme au mort sera partout présent, fut-il silencieux comme la neige qui tombe devant lui et sur toute l'Irlande « La neige tombe. Elle s’étend sur tout l’univers. Elle tombe, feutrée, sur tous les vivants et les morts »

Ingrid, qui fut rétive à toute pensée de la mort, acquiert ainsi une dimension qu'elle ne soupçonnait pas. Elle s'intéressait pourtant aux amours de Dora Carrington (1893-1932) et Lytton Strachey et leur relation au sein du Bloomsbury Group. Dora se suicide en détruisant la partie de son corps par lequel son amant est mort. Atteint d'un cancer de l'estomac, Lytton Strachey meurt en janvier 1932. Inconsolable et dépressive, Dora Carrington se donne la mort d'un tir de fusil de chasse dans l'estomac deux mois plus tard.

Martha de son côté flirte avec la mort dans chacun de ses déplacements sur les zones de guerre. Elle se reproche d'être une mauvaise mère. Parce qu'elle vit dans l'objectivité, elle ne peut rien contre la souffrance de Fred ou celle de sa fille qui veut croire que ce sont ses cris de souffrance que son père entendit lorsqu'il se précipita dans les flammes. C'est par le feu que Michelle veut être unie à son père au-delà de la mort.

C'est bien entendu par la neige qu’Ingrid sera reliée à jamais à Martha. La neige teintée de rose par le feu du réchauffement climatique actualise tragiquement celle vue par Gabriel en 1902 et qui tombe sur Michelle, parfait fantôme de sa mère, et Ingrid lors du dernier plan du film.

Il neige aussi en Espagne

La chambre d’à côté est le premier long-métrage anglophone de Pedro Almodovar après une première collaboration avec l’actrice américaine Tilda Swinton pour son moyen métrage La voix humaine (2020) puis le court western Strange way of life (2023). Enfermé dans l'hôpital et les intérieurs de Martha et Ingrid, dans celui de la librairie Rizzoli ou du Lincoln center en plein cœur de New-York, le film ne dévoile pas grand-chose de la métropole. En revanche, toutes les références culturelles sont anglo-saxonnes.

Certes le plan ou Ingrid vient s'allonger auprès de Martha en posant son visage auprès du sien renvoie à Persona (Ingmar Bergman,). Ce plan est toutefois peut-être médiatisé par le visage de Julian Moore et Natalie Portman dans May December (Todd Haynes, 2023). La cinéphilie d'Almodovar est en effet exceptionnelle et s'incarne ici dans l'extrait de Fiancées en folie (Buster Keaton, 1924), où Buster lutte contre les pierres qui dévalent sur lui pour se marier avec celle qu'il aime, et le DVD de The Dead (John Huston, 1987). Autre pont entre L'europe et les Etats-Unis Ingrid Bergman venant tourner Voyage en Italie sous la  direction de Rossellini dont on voit l'affiche au Lincoln center. Joyce réunit L'Angleterre et les Etats-Unis et seule Dora Carrington est purement anglaise.

Les films en langue anglaise d'Almodovar portent de notables références à la peinture avec  le Vénus et Cupidon d'Artemisia Gentileschi dans La voix humaine et deux tableaux de Georgia O'Keeffe dans Strange way of life. Ici, un autre tableau Georgia O'Keeffe, The chesnut grey, décore la chambre de Maria; évocation selon les dires du metteur en scène de sa sexualité passée. On trouve aussi une brève citation de Christina's world (Andrew Wyeth, 1948) au moment où la femme de Fred s'écroule dans l'herbe en voyant s'éloigner son mari vers la maison en flamme. Gens au soleil (Edward Hopper, 1960) permet l'équivalence avec les nombreux plans où Ingrid, Martha puis Michelle sont allongées sur les transats avec, en face d'elles l'immensité de la nature mais renvoie aussi aux contrastes très fort des couleurs : rouge, vert et jaune sur fond bleu.

The chesnut grey
Georgia O'Keeffe (1924)
Christina's world
Andrew Wyeth, 1948
Gens au soleil
(Edward Hopper, 1960)

Almodóvar nous enveloppe ainsi dans l'ambiance chaude et coloré qui le caractérise, grâce à une image réconfortante et lumineuse ; de légers zoom-avant sur les visages appuyés par la musique de son compositeur fétiche Alberto Iglesias. Tant que la neige tombera, la morte ne sera pas oubliée par Ingrid, elle ne sera pas oubliée par Michelle. Peut-être même peut-on voir dans le fait que maison censée être à deux heures de New York est en réalité située en Espagne (La Szoke house à 50 km de Madrid), le même universalisme de la mémoire inextinguible d'un amour que dans The Dead.

Jean-Luc Lacuve, le 12 janvier 2025

Sources :

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