2015. Elizabeth Berry, une actrice hollywoodienne, rend visite à Gracie Atherton-Yoo, dont elle va jouer le rôle dans un film inspiré de son histoire. Quand Elizabeth se présente au domicile de Gracie, une confortable maison au bord d’un lac à Savannah en Géorgie, elle lui remet un paquet qui avait été déposé sur le seuil. Il se trouve que c’est une boîte contenant des excréments, paquet que Gracie et Joe reçoivent encore épisodiquement vingt ans après les faits qui seront relatés dans le film. Vingt ans plus tôt, Gracie, mère de famille, alors âgée de 36 ans, a été surprise en compagnie de son amant, Joe, un collégien de 12 ans au moment de leur rencontre. Ce qui lui avait valu de faire de la prison pour détournement de mineur et d’apparaître régulièrement en première page des tabloïds. Elle a en effet mis leur bébé au monde en prison, divorcé puis épousé son amant, dont elle a eu deux autres enfants, devenus adolescents.
Elizabeth, manifestement fascinée par les tabloïds, est surprise du calme et de l'harmonie qui semblent régner dans la maison. Les enfants et leurs amis, les voisins, tous sont amicaux. Le soir dans sa chambre, Joe passe en boucle une publicité d'Elisabeth qui vante une eau qui la rend pure, claire, fraîche. Quand il rejoint Gracie au lit, elle lui demande de se doucher tant il sent le charbon. Il n'exauce qu'à moitié son souhait, se contentant de s'asperger d'eau parfumée. Elizabeth, de son côté, appelle son producteur pour demander les essais pour son partenaire adolescent.
Le lendemain, Gracie explique ses recettes de cuisine, emmène Elisabeth à son cours d'art floral. Le soir, au cours du déjeuner, Elisabeth souhaite savoir comment Gracie a rencontré son premier mari et si elle voit toujours les trois enfants de ce premier mariage. Gracie, toute attentive aux plats qu'elle a préparés, trouve la question incongrue puisque le film doit s'en tenir aux années 96-97, celles de la rencontre avec Joe. Quand Joe la raccompagne à sa voiture le soir, Elisabeth lui fait remarquer qu'il a 36 ans comme elle. Gêné par cette marque d'intimité, Joe retourne précipitamment chez lui.
Joe a la passion des papillons monarques. Pour éviter leur l'extinction, il prélève les feuilles où ils ont pondu leur œufs et les met dans une cage en tissu jusqu'à ce que la chrysalide se forme et se transforme en papillon. Il communique aussi avec une femme pour se parler de leur journée.
Elisabeth de son côté interroge Tom Atherton, le premier mari de Gracie en se montrant très compatissante avec le drame qui a fait éclater sa famille. Elle accompagne Gracie choisir la robe de Mary pour la cérémonie de remise des diplômes. Elisabeth se rend dans l'animalerie qui abritait les amours de Gracie et Joe. Mr. Henderson la laisse dans la réserve où ils faisaient l'amour et Elisabeth en mime l'action avec sensualité avant d'éclater de rire.
Elle interroge ensuite Morris Sperber qui lui a donné rendez-vous dans un bar musical. il assura autrefois la défense de Gracie et lui confie à quel point celle-ci est dans le déni total du détournement de mineur. La communauté de Savannah, dans son désir d'éviter les tensions, préserve Gracie en lui faisant croire qu'elle a une clientèle pour ses gâteaux, alors que c'est toujours le même groupe amical de soutien qui lui passe commande, jusqu'à plus soif de ses gâteaux aux ananas. Dans ce bar, Georgie Atherton, le fils aîné de Gracie, chante mais, caractériel, il s'en prent à son guitariste, top lent. Quand il remarque Elisabeth, Georgie vient l'interroger tout en sirotant son verre. Il doute qu'elle puisse comprendre quel drame ce fut pour lui cette révélation qui gâcha dès le premier jour son anniversaire où un seul invité est venu. Une fois qu’il est retourné chanter, Morris Spender ne peut que faire constater à Elisabeth les dégâts collatéraux des amours interdits de Gracie.
Elisabeth va dans le collège de Mary où elle a été invitée par la professeure de théâtre. A la question provocante d'un garçon qui lui demande comment se passent les scènes de sexe, elle répond avec encore plus de provocation : elle ne fait pas bien la différence entre plaisir réel et plaisir simulé. Quand une élève lui demande comment elle choisit ses rôles, elle répond qu'elle préfère les personnages avec des zones d'ombre, laissant plus de marge de manœuvre à son interprétation, ainsi le rôle qu'elle va jouer. Mary est mal à l'aise de cette réponse et lui claque la porte au nez quand elle la ramène chez elle.
Gracie apprend à Elizabeth à se maquiller comme elle : fond de teint, blush, rouge à lèvre. Quand elle rentre à son hôtel, Elizabeth voit sans enthousiasme les essais des partenaires trop jeunes. Quand il rentre, Joe trouve Gracie effondrée; elle a perdu sa cliente la plus importante.
Elizabeth rend visite à Joe dans son cabinet de radiologie. Elle se dit enchantée de savoir ce que cela fait d'être enfermée avec lui. Joe va chercher Honor, sa fille ainée à l'aéroport. Joe fume un joint avec Charlie sur le toit de la maison. Il se dit toujours inquiet pour ses enfants et devient trop sentimental. Rendu maladroit par la drogue, il tomberait si son fils ne le retenait.
Le soir au restaurant, Honor trouve déplacée la présence d'Elizabeth. Elle l'attaque, trouvant inutile ce film. Les Atherton viennent les saluer ce qui électrise encore plus la conversation. Honor reproche cette fois à sa mère de lui avoir offert un pèse-personne pour son entrée en faculté. Gracie rappelle qu'elle a aussi offert à chacune de ses filles, en parallèle, un collier. Gracie aurait aimé une soirée plus réussie. Elizabeth attend dehors. Georgie vient lui dire que Gracie a été violée par ses deux frères aînés quand elle avait 12 ans. Il réclame en échange de son silence sur cette information une place de sound-designer sur le tournage du film. Joe arrive opportunément pour la ramener chez elle. Elle prétexte ne pas savoir se servir de son inhalateur pour le faire monter dans son appartement. Il lui confie la lettre d'amour de Gracie qu'il a pu conservée. Elle l'embrasse. Il fait l'amour très vite et jouit trop vite, s'en satisfaisant. Elizabeth se montre maladroite en lui parlant "des histoires comme la sienne", il se révolte affirmant que c'est de sa vie dont elle parle et il part en colère. Elizabeth lit avec délectation et perversité la lettre d'amour de Gracie. En rentrant, Joe souhaite discuter avec Gracie de leur relation qui ne lui semble plus si normale. Elle lui dénie tout droit à une discussion où elle envisagerait avoir eu une emprise sur lui.
Le matin de la remise des diplômes, Joe libère le papillon. Gracie se calme en partant à la chasse; mais elle est présente aux remises de diplômes. Joe est sincèrement ému. Gracie vient dire à Elisabeth de ne pas croire Georgie : il a l'habitude de colporter son histoire d’un viol par ses deux frères. Ce qui est complètement faux. "Rappelez-vous, dit-elle, rayonnante, à une Elisabeth désemparée : je suis solide".
Sur un plateau de cinéma, Elizabeth, un serpent à la main, joue avec délectation le rôle de séductrice perverse face à un adolescent dans une animalerie.
Basé sur un fait divers qui a fait la une des tabloïds en Amérique entre 1997 et 2017, le film surjoue les codes formels des soaps et introduit le personnage fictif d'une actrice en quête de reconnaissance artistique pour briser la digue de déni d'une transgression, celle d'une relation "May December", c'est à dire entre une personne jeune et une personne âgée. Haynes débusque le mal qui s'était répandu à bas bruit dans la communauté consanguine de Savannah. Il travaille pour ce faire le cinéma de Bergman, notamment Persona où, comme ici, deux femmes vont jusqu'au bout de leur affrontement. Elles ne repartiront toutefois pas plus fortes mais enkystées dans leurs dures personnalités. Elles laissent néanmoins s'échapper celui qui n'avait été que le spectateur de leurs vies.
Les codes vaporeux du soap
Le film ausculte les conséquences d'un fait divers qui a fait la une des tabloïds entre 1997 et 2017. Alors qu'elle est âgée de 34 ans, Mary Kay Letourneau, sa relation avec Vili Fualaau, âgé de 12 ans, passe de l'amitié à l'intimité sexuelle durant l'été 1996. Mary Kay est arrêtée en mars 1997. Après la libération de Mary Kay, Vili, alors âgé de 21 ans, fait une demande auprès du tribunal pour demander l'annulation de l'interdiction faite à Letourneau de le contacter, ce qui est accepté. Ils se marient le 20 mai 2005. Le couple s'installe dans la banlieue de Seattle et élève leurs deux enfants nés pendant l'incarcération de leur mère. En mai 2017, après 12 ans de mariage, Vili Fualaau dépose une demande de séparation. Après plusieurs tentatives de réconciliation, le couple divorce en août 2019, à l’initiative de Vili. Mary Kay Letourneau meurt le 6 juillet 2020, près de Seattle, à l'âge de 58 ans d'un cancer, entourée de ses enfants et de Vili dont elle est restée très proche.
La lumière blanche, diffuse, voilée, laiteuse de Savannah, en Géorgie est celle des soaps des années 90 où des familles plus ou moins élargie et adultérines se déchirent pour une succession, ou autour d'un suicide, d'un crime ou autre scandale à coup de révélations stupéfiantes, énoncées d'une voix blanche. La musique, les 50 secondes du thème principal composé par Michel Legrand pour Le messager (Joseph Losey, 1971), contribue aussi à la sur-dramatisation du propos (d'autant qu'elle est aussi, pour le public français, celle de Faites entrer l'accusé). Ainsi dès sa première apparition : le visage défait de Gracie à l'ouverture du frigo s'apercevant... qu'elle va manquer de hot dog. C'est dans cette atmosphère que débarque la vénéneuse Elisabeth, bien décidée à faire craquer le vernis de bienséance qui recouvre un scandale de plus de vingt ans à son seul profit de petite vedette hollywoodienne décidée à franchir un cap dans sa carrière. Dans ce qui ne pourrait être qu'une soupe de compromis, Haynes parvient à tirer la quintessence de la personnalité de chacune des deux femmes, de Joe mais aussi de l'entourage, enfants et voisins.
Gracie, une âme à la peine
Déplacées dans le milieu policé et consanguin, Savannah les conséquences de cette histoire d'une transgression qui se déroule sur 20 ans sont condensés en quelques jours grâce à la visite d'une actrice hollywoodienne, en 2015, soit au moment où le couple devait commencer à se fêler. Autres éléments documentaires : Joe est d'origine Coréenne comme l'acteur qui l'interprète et est présenté un court extrait du téléfilm réalisé quelques années plus tôt, L'affaire Mary Kay Letourneau (Lloyd Kramer, 2000).
Gracie se dit sauvée par sa naïveté, inaccessible à la honte ou la culpabilité. Avoir invité Elisabeth est comme une autre façon de se le prouver. Cependant la digue pour faire face aux conséquences de la transgression qu'elle a commise commence à se fissurer. Elle s’écroule quand l'une de ses clientes la quitte; elle dénie à Joe tout droit à une discussion où elle envisagerait avoir eu une emprise sur lui.
Le soin qu'elle prend à accueillir Elizabeth est semblable à celui qu'Alma prend avec une autre Elisabeth, actrice célèbre, dans Persona (Ingmar Bergman, 1966). Elle essaie de rendre une artiste plus humaine, d'en faire son double pour qu'elle lui rende justice. N’estimant n'avoir rien à craindre d'Elizabeth, Gracie lui dévoile ses occupations et l'invite toujours à sa table en lui exposant sa vie. Elle prend soin d'elle comme Alma, l'infirmière de Persona prenait soin de l'actrice Elisabeth. La séquence de maquillage renvoie explicitement à ce film majeur ; depuis le coiffage jusqu’au maquillage et au regard des deux femmes dans la glace.
Alma et Elisabeth dans Persona | Gracie et Elizabeth dans May December |
Le titre "Persona" et le prénom de la garde malade, Alma, sont une allusion au conflit entre le persona (le masque social), et l'alma (le subconscient) dont vient la souffrance humaine pour le psychanalyste Carl Jung. Alma avait su tirer partie de sa relation conflictuelle avec Elisabeth ; elle l’avait rendue moins naïve et plus forte. Ce n'est pas le cas de Gracie qui va probablement tout perdre avec le départ de ses deux derniers enfants. Gracie comprend progressivement la perversité d’Elisabeth et lui coupe l’herbe sous le pied d'une interprétation larmoyante en faisant la victime d’un traumatisme d'enfance. Elle est royale dans sa dernière tentative de faire face à la médisance, sans croire probablement que cela sera suffisant pour qu'Elisabeth s'en tienne à sa vérité d'un amour plus fort que tout. Cet échec, elle l'assume quand elle ne tire pas sur le renard, indice sans doute qu'elle a compris cette fois la fin d'un combat pour faire croire à tous, notamment à Joe, que son amour transcendait toute conséquence négative.
Elizabeth, un serpent dans la maison
Elisabeth est une actrice connue mais encore à l'aube d'une carrière possible. On la reconnaît mais seulement parce que les nouvelles vont vite dans le petit monde consanguin de Savannah. Un voisin la googolise pour chercher "Elizabeth Berry nue" ; elle fait des publicités, ironiquement pour un démaquillant qui rend pure et fraîche ; elle n'est qu'une actrice de série et tourne pour un film indépendant au budget serré. Son producteur la rappelle à l'ordre sur ses frais de déplacement prévus pour pas plus de trois jours. Elle le menace à mots couverts de parler à sa femme s'il ne la laisse pas prolonger son immersion.
Elizabeth, est un personnage qui donne à Natalie Portman toute une étendue de jeu, de petite actrice modèle prenant notes, elle devient de moins en moins digne de confiance tant elle joue constamment, même dans l'intimité de ceux qu'elle fréquente. Elle est un vampire suçant le sang chaud de ses interlocuteurs pour nourrir son jeu d'actrice. Elle se repait des regards concupiscents des adolescents du lycée de Mary et sait les fasciner par l'énoncé du plaisir qu'elle prend à jouer des scènes de sexe. C'est là que Nathalie Portman se révèle la plus juste alors qu'elle mime avec audace la scène de sexe entre Joe et Gracie dans l'animalerie mais en finissant par éclater de rire.
Son interprétation face caméra de la lettre d'amour de Gracie est surjouée : minauderie et contentement de soi effacent la sincérité des sentiments. On est très loin de l'interprétation canonique, face-caméra, d'une lettre ou d'une déclaration à quelqu'un, telle qu'elle apparaît dans Les communiants (Ingmar Bergman, 1963) ou Roi et Reines (Arnaud Desplechin, 2004).
Martha énonçant sa lettre dans Les communiants | Elizabeth jouant la lettre de Gracie dans May December |
Elizabeth croit qu'il faut débusquer une vérité intérieure du personnage qu'elle croit avoir trouvé dans la révélation de Géorgie d’un traumatisme d’enfance. Elle sera désemparée en partant de voir sa base d'interprétation s'écrouler mais cela ne l'empêchera pas pour autant de jouer une Gracie venimeuse : le serpent de la séquence finale en étant la métaphore évidente.
Joe, une victime qui sort de sa chrysalide
Joe, toujours sous l'emprise de Gracie depuis ses douze ans, n'a pas grandi normalement. Il se soumet sans rechigner aux ordres de sa femme pour organiser le barbecue, ranger ses cages à chrysalides, reconduire les invités. Il ne prend jamais d'initiative et est souvent prostré dans le canapé à regarder des émissions de bricolage qu'il semble ne jamais mettre en œuvre.
Il est troublé par la présence d'Elisabeth quand il regarde la publicité où elle s'asperge le visage d'une eau fraîche et pure ou encore quand elle s'adresse à lui rappelant leur âge semblable. Après qu'elle soit venue le provoquer sur son lieu de travail, il ne résiste pas à ses avances mais jouit trop vite, semblant s'en satisfaire et entraîne Elisabeth dans la chambre... pour discuter. Le plus émouvant est la séquence du joint sur le toit où il se révèle l'enfant de son enfant. On note aussi le regard affectueux de Mary sur son père le matin de la remise de diplôme où il a fait s'envoler le papillon; une métaphore bien plus douce que celle du serpent ou du renard.
Jean-Luc Lacuve, le 8 février 2024.