Un regard-caméra s'obtient par l'enregistrement du regard du comédien dans l’axe optique de la caméra. La technique du regard caméra doit être très précise quant à la direction de ce regard. Le comédien doit regarder exactement le centre de la lentille frontale de l’objectif, et non pas vaguement en direction de la caméra. Un regard sur le corps de la caméra, donne au final un regard divergent.
Ce face à face au moment de l'enregistrement de la prise de vue ne suffit pas à définir la spécificité du regard-caméra. En effet, un tel enregistrement peut seulement chercher à anticiper l'effet de sidération (fascination, admiration, crainte) ressenti par le personnage face à ce qui sera révélé par le plan suivant, en contrechamp. Il peut aussi servir à générer une introspection, générateur par exemple d'un flash-back visuel ou sonore ou, à la fin de Psychose, l'enfermement de Norman en lui-même, définitivement possédé par l’esprit de sa mère.
Dans tous les films hollywoodiens où l'identification du spectateur au personnage est si importante, un regard caméra, qui interrompt brutalement cette identification (l'acteur me regarde pour s'adresser à moi : donc je ne suis pas lui) est considéré comme une faute. Le regard-caméra, comme figure de style cinématographique, produit une interruption dans le continuité du récit au profit d'une interpellation muette ou non de l'acteur face au spectateur.
Dans le cinéma moderne, un tel effet de distanciation vis à vis de l'intrigue peut être soit, justifié par la forme particulière du récit (partage d'impressions dans Orange mécanique), soit amusant (A bout de souffle, le 1er en voiture de Pierrot le fou) soit ajouter à l'émotion pour un spectateur directement interpellé pour être pris à témoin. (Monika, le 2e d'A bout de souffle où Anna Karina fait part de son désarroi dans les comédies de Woody Allen). C'est alors au spectateur de juger quel sens il doit donner à la scène.
L'un des derniers plans de Monika est considéré à tort ou a raison comme le premier regard-caméra de l'histoire du cinéma. Il, a plus que tout autre durablement impressionné les futurs metteurs en scène de la Nouvelle Vague. Jean-Luc Godard écrit ainsi :
"Un film d'Ingmar Bergman, c'est, si l'on veut, un vingt-quatrième de seconde qui se métamorphose et s'étire pendant une heure et demie. C'est le monde entre deux battements de paupières, la tristesse entre deux battements de coeur, la joie de vivre entre deux battements de mains."
Ou encore : "Il faut avoir vu "Monika" rien que pour ces extraordinaires minutes où Harriet Andersson, avant de recoucher avec un type qu'elle avait plaqué, regarde fixement la caméra, ses yeux rieurs embués de désarroi, prenant le spectateur à témoin du mépris qu'elle a d'elle-même d'opter involontairement pour l'enfer contre le ciel. C'est le plan le plus triste de l'histoire du cinéma."
Pour Alain Bergala, ce regard
est fondateur du regard de discrimination des spectateurs entre eux. A chaque
spectateur, Monika demande personnellement : "soit tu restes avec moi,
soit tu me condamnes et tu restes avec mon gentil mari". Jusqu'à
présent tout le monde adhérait au personnage de Monika : elle
a pris toutes les initiatives alors que son compagnon est plutôt falot.
Mais, cette fois-ci, elle veut quitter cet homme, petit bourgeois, gentil,
travailleur et économe qui lui fait mener une vie qu'elle ne supporte
pas plus que son ancienne condition de prolétaire. Elle n'aime pas
son enfant. Elle décide de coucher avec le premier homme venu pour
que la rupture soit définitive, qu'elle puisse quitter son mari et
son enfant.
Chaque spectateur doit se décider et prendre un parti qui n'est pas celui de son voisin, de son ami ou de sa femme. Il ne s'agit pas d'une petite transgression mais d'une date fondatrice du cinéma moderne qui éprouve une phobie envers la direction du spectateur où tout le monde passerait en même temps par la même compréhension, la même émotion, où il n'y a pas de dysfonctionnement dans la gestion collective des spectateurs.
Le plan est prémédité. La lumière du jour provenant de la vitre du café est rendue avec des projecteurs. Bergman éteint progressivement cette lumière du jour pour ne garder qu'un rapport d'intimité avec Monika. Bergman est à la limite de l'obscène : l'actrice fait une passe avec le spectateur".
Bergman introduit avec Les communiants (1963) un autre type de regard-caméra. Alors que Thomas se saisit de la lettre de Karin, c'est celle-ci qui la prononce, face-caméra sur un arrière-plan neutre, décontextualisé. Cette figure particulière du regard-caméra, au contraire de provoquer un effet la distanciation, renforce la puissance de la lettre et l'identification avec son auteur.
Dans Les communiants, Thomas lit la lettre de Martha puis sur ".. C'est pourquoi je vous écrit", c'est le visage face-caméra de Martha qui surgit et qui interprète la lettre |
Elle sera reprise par le cinéma moderne : par Arnaud Desplechin dans Roi et reines (2004), puis subvertie par Tod Haynes dans May December (2023) où Elizabeth joue la lecture, non de sa lettre mais celle de Gracie.
Martha énonçant sa lettre dans Les communiants | Elizabeth jouant la lettre de Gracie dans May December |
Bibliographie / Ressources internet :
Principaux films :
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May December | Tod Haynes | U. S. A. | 2023 |
Polytechnique | Denis Villeneuve | Canada | 2009 |
Rois et reine | Arnaud Desplechin | France | 2004 |
Orange mécanique | Stanley Kubrick | U. S. A. | 1971 |
Pierrot le fou | Jean-Luc Godard | France | 1965 |
Vivre sa vie | Jean-Luc Godard | France | 1963 |
Les communiants | Ingmar Bergman | Suède | 1963 |
La chasse | Erick Lochen | Norvège | 1959 |
A bout de souffle | Jean-Luc Godard | France | 1959 |
Les 400 coups | François Truffaut | France | 1959 |
Monika | Ingmar Bergman | Suède | 1953 |