Après des années passées à l'étranger, la grande chanteuse Becky Del Paramo retourne à Madrid, sa ville natale. Elle se sait atteinte d'une grave maladie de cur et souhaite, avant de mourir, y donner un concert d'adieu et se réconcilier avec sa fille Rebeca, négligée depuis sa plus tendre enfance.
Rebeca est aujourd'hui la présentatrice d'un journal télévisé et l'épouse du directeur de la chaîne, Manuel, qui fut jadis l'amant de Becky. Egoïste et sans scrupules, Manuel a pour maîtresse une autre présentatrice, Isabel, ce qui ne l'empêche pas de renouer avec Becky tout en manifestant l'intention de divorcer d'avec Rebeca.
Tiraillée entre son amour, sa rancune et sa rivalité envers sa mère, Rebeca se console auprès de Letal, un travesti imitateur de Becky, et finit par céder à ses avances. Peu après, Manuel est assassiné dans sa maison de campagne et le juge Dominguez convoque les trois suspectes : Becky, Isabel et Rebeca. Le soir même, Rebeca annonce au journal télévisé qu'elle est la meurtrière.
Emprisonnée, elle se lie d'amitié avec Paula, une assistante sociale, dont le petit ami, Hugo, un indicateur, s'avère être Letal. Dominguez organise une rencontre entre Rebeca et Becky, au cours de laquelle la jeune femme avoue qu'enfant, elle a causé la mort d'Alberto, le deuxième mari de sa mère, afin de permettre à celle-ci de vivre pleinement sa carrière. Bouleversée par cette révélation et consciente de sa dette à l'égard de sa fille, Becky décide d'endosser la responsabilité du meurtre. Lorsque Rebeca, enceinte, est libérée par le juge, les deux femmes fabriquent les preuves visant à incriminer Becky. Rebeca découvre alors que Letal, Hugo et Dominguez sont un seul et même homme (père, en outre, de l'enfant qu'elle porte). Innocentée par l'ultime sacrifice de sa mère, et soulagée de s'être réconciliée avec elle, la voilà prête à commencer une nouvelle vie.
Talons aiguilles marque une transition importante dans l'oeuvre d'Almadovar. Celui-ci va en effet abandonner le kitsch et la trame policière de ses premières oeuvres pour se tourner vers un mélodrame axé sur le deuil, celui de la mère, de la femme ou de l'enfant aimé. Les talons du titres sont en fait les "talons lointains" (titre original et objet d'une scène digne du Truffaut fétichiste de L'homme qui aimait les femmes) d'une mère trop absente dont la fille s'est toujours sentie privée.
Ce changement de style est révélé par le choix et l'utilisation de la référence cinématographique, Sonate d'Automne d'Ingmar Bergman, à laquelle il a pensé durant tout son film. Alors qu'Almodovar a cité beaucoup de films américains dans ces précédents opus, Talons aiguilles marque un tournant important dans ses emprunts : pour la première fois, la référence cinématographique est européenne et surtout elle est d'autant moins montrée (aucun extrait cette fois-ci) qu'elle est prise avec beaucoup plus de sérieux que d'habitude. Almodovar s'en sert même pour réfuter les accusations d'assagissement qui le mettent en cause à cette époque :
" Beaucoup de gens disent que je prends moins de risques en tant que cinéaste que par le passé. Je crois que j'en prends autant sinon plus mais en travaillant sur d'autres matériaux. Deux personnages qui se parlent et qui, pour se comprendre finissent par parler du film de Bergman, c'est une scène très risquée qui pourrait être très ridicule. Victoria avait trois pages de dialogues pour parler de Sonate d'automne et, à travers cela, expliquer la relation de son personnage avec sa mère. Avant de tourner, j'ai dit à Victoria que ce monologue pouvait tuer le film. Nous avons fait quinze prises de cette scène que je voulais faire en plan séquence pour laisser Victoria jouer pleinement tout le texte . Tous les techniciens étaient assis et regardaient. Je n'avais encore jamais ressenti une atmosphère d'une telle intensité sur un de mes tournages. " (1)
Si la scène décrite par Almodovar évite bien le ridicule, elle ne constitue pas pour autant un des points forts du film. La séquence introduite par un "Maman est-ce que tu as vu le film de Bergman, Sonate d'automne ? " est très explicative de la difficulté pour une fille de se hisser au niveau d'une mère célèbre.
Almodovar utilise aussi un autre point de convergence avec le film de Bergman dans cette séquence de confrontation mère-fille. Juste après le monologue, intervient en effet un flash-back sur l'enfant tuant son beau-père par l'échange de comprimés. Dans Sonate d'automne intervenaient aussi de nombreux flash-back sur la petite fille souffrant de l'absence de la mère. Formellement les différences sont pourtant flagrantes : son directe contre voix off, filmage de près de l'enfant contre renvoie dans la pénombre avec indistinction du visage, expression d'une action contre expression d'une douleur.
Il faudra donc attendre encore quelques années avant qu'Almodovar ne maitrise à la perfection sa mise en scène. Talons aiguilles n'en demeure pas moins une oeuvre passionnante où les deux facettes d'Almodovar, la brillante et la déjà plus noire sont réunies avec brio.
(1) Pedro Almodovar, Conversations avec Frédéric Strauss, éditions Cahiers du Cinéma, 1994