Retour à la présentation générale de
l'image-mouvement/ L'image temps

L'image-temps. Editions de Minuit, collection : Critique, novembre 1985. 378 pages au format 14 x 22. 19,8 €

 

 

Chapitre 1 : au delà de l'image-mouvement

Dans le cinéma classique c'est " l'image mouvement " qui prédomine. Celle-ci a pour objet de décrire les relations entre d'une part une action ou une situation et, d'autre part, une émotion, une pulsion ou une réaction. L'image mouvement se décompose ainsi en image-émotion (le gros plan principalement), image-pulsion et image-action (étant donnée la situation d'un personnage (S) celui-ci réagit à une action (A) qui le transforme et l'amène à une situation (S')). Dans le cinéma classique, le réalisateur s'efface devant ses personnages pour décrire de la façon la plus intense et la plus juste une émotion, une pulsion ou une action.

Le cinéaste moderne, comme le peintre moderne, privilégie l'art à la beauté. Il ne cherche pas tant à mettre en œuvres les moyens de décrire les mystères et la plénitude d'un être, en fait à imiter la nature humaine, qu'à exposer les moyens de la création. Comme Cézanne, il veut " rendre visible l'activité organisatrice du percevoir ". Comme dans l'art moderne encore, le cinéma moderne requiert une intervention plus active du spectateur qui ne doit plus se contenter de reconnaître globalement l'image décrite mais s'intéresser au processus de création.

Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n'est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C'est que le schème sensori-moteur ne s'exerce plus, mais n'est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l'errance ou à la balade. Ce sont de purs voyants, qui n'existent plus que dans l'intervalle de mouvement et n'ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l'esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d'intolérable qui est leur quotidienneté même. C'est là que se produit le renversement : le mouvement n'est plus seulement aberrant, mais l'aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. "Le temps sort de ses gonds" : il sort des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n'est pas le temps qui dépend du mouvement, c'est le mouvement aberrant qui dépend du temps. Au rapport, situation sensori-motrice -> Image indirecte du temps, se substitue une relation non localisable, situation optique et sonore pure -> image directe du temps.

Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néo-réalisme visait ainsi un réel à déchiffrer, toujours ambigu ; c'est pourquoi le plan-séquence tendait à remplacer le montage des représentations. Le néo-réalisme inventait donc un nouveau type d'image que Bazin proposait d'appeler l'"image-fait".

Cette thèse de Bazin était infiniment plus riche que celle qu'il combattait, et montrait que le néo-réalisme ne se limitait pas au contenu de ses premières manifestations

Mais les deux thèses avaient en commun de poser le problème au niveau de la réalité : le néo-réalisme produisait un "plus de réalité", formel ou matériel. Deleuze ne croit pas que le problème se pose au niveau du réel, forme ou contenu, mais plutôt au niveau du mental, en terme de pensée. La nouveauté de ce type de plan-séquence réside plutôt dans le fait que cette image empêche la perception de se prolonger en action pour la mettre en rapport avec la pensée.

Quand Zavattini définit le néo-réalisme comme un art de la rencontre, rencontres fragmentaires, éphémères, hachées, ratées, que veut-il dire ? C'est vrai des rencontres de Païsa de Rossellini ou du Voleur de bicyclette de De Sica. Et dans Umberto D, De Sica construit la séquence célèbre que Bazin citait en exemple : la jeune bonne entrant dans al cuisine le matin faisant une série de gestes machinaux e las, nettoyant un peu, chassant les fourmis d'un jet d'eau, prenant le moulin à café, fermant al porte du de la pointe du pied tendu. Et ses yeux croisent son ventre de femme enceinte, c'est comme naissait toute la misère du monde. Voilà que, dans une situation ordinaire ou quotidienne, au cours d'une série de gestes insignifiants, mais obéissant d'autant plus à des schémas sensori-moteurs simples, ce qui a surgit tout d'un coup, c'est une situation optique pure pour laquelle la petite bonne n'a pas de réponse ou de réaction. Les yeux, le ventre, c'est cela une rencontre.

Bien sûr, les rencontres peuvent prendre des formes très différentes atteindre à l'exceptionnel, mais elles gardent la même formule. Soit la grande tétralogie de Rossellini, qui, loin de marquer un abandon du néo-réalisme, le porte au contraire à sa perfection. Allemagne année zéro présente un enfant qui voit un pays devenu étranger et qui meurt de ce qu'il voit. Stromboli met en scène une étrangère qui va avoir une révélation sur l'île d'autant plus profonde qu'elle ne dispose d'aucune réaction pour atténuer ou compenser la violence de ce qu'elle voit, l'intensité et l'énormité de la pêche au thon ("c'était horrible..."), la puissance du volcan ("je suis finie, j'ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu"). Europe 51 montre une bourgeoise qui, à partir de la mort de son enfant, traverse des espaces quelconques et fait l'expérience des grands ensembles, du bidonville et de l'usine ("j'ai cru voir des condamnés"). Ses regards abandonnent la fonction pratique d'une maîtresse de maison qui rangerait les choses et les êtres, pour passer par tous les états d'une vision intérieure, affliction, compassion, amour, bonheur, acceptation jusque dans l'hôpital psychiatrique où on l'enferme à l'issue d'un nouveau procès de Jeanne d'Arc : elle voit, elle a appris à voir. Voyage en Italie accompagne une touriste atteinte en plein cœur par le simple déroulement d'images ou de clichés visuels dans lesquels elle découvre quelque chose d'insupportable. C'est un cinéma de voyant, non plus d'action

Ce qui définit le néo-réalisme, c'est la montée de situations purement optiques (et sonores, bien que le son synchrone ait manqué aux débuts du néo-réalisme), qui, se distinguent essentiellement des situations sensori-motrices de l'image action de l'ancien réalisme. C'est peut-être aussi important que la conquête d'un espace purement optique dans la peinture avec l'impressionnisme. On objecte que le spectateur s'est toujours trouvé devant des descriptions, devant des images optiques et sonores et rien d'autre. Mais ce n'est pas la question. Car les personnages, eux, réagissaient aux situations, mêmes quand l'un d'eux se trouvait réduit à l'impuissance, c'était ligoté et bâillonné, en vertu des accidents de l'action. Ce que le spectateur percevait, c'était donc une image sensori-motrice à laquelle il participait plus ou moins, par identification avec les personnages. Hitchcock avait inauguré le renversement de ce point de vue en incluant le spectateur dans le film. Mais c'est maintenait que l'identification se renverse effectivement : le personnage est devenu une sorte de spectateur. Il a beau bouger, courir, s'agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices, et lui fait voir ou entendre ce qui n'est plus justiciable en droit d'une réponse ou d'une action. Il enregistre plus qu'il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu'engagé dans une action

Ossessione (1942) de Visconti (distribué en France en 1952 seulement) passe à juste titre pour le précurseur du néo-réalisme (le terme de néoréalisme aurait d'ailleurs été lancé par le monteur du film) ; et ce qui frappe d'abord le spectateur, c'est la manière dont l'héroïne vêtue de noir est possédée par une sensualité presque hallucinatoire. Elle est plus proche visionnaire, d'une somnambule que d'une séductrice ou d'une amoureuse (de même plus tard la comtesse de Senso). La situation ne se prolonge pas directement en action, elle est d'abord optique et sonore, investie par les sens avant que l'action ne se forme en elle et en utilise ou en affronte les éléments. Ainsi l'arrivée du héros de Ossessione qui prend une sorte de possession visuelle de l'auberge ou bien, dans Rocco et ses frères, l'arrivée de la famille qui, de tous ses yeux et de toutes ses oreilles, tente d'assimiler la gare immense et la ville inconnue. Ce sera une constante de l'œuvre de Visconti, cet inventaire du milieu, des objets, meubles, ustensiles

Tout reste réel dans le néo-réalisme (qu'il y ait décor ou extérieurs) mais entre la réalité du milieu et celle de l'action, ce n'est plus un prolongement moteur qui s'établit, c'est plutôt un rapport onirique. On dirait que l'action flotte dans la situation plus qu'elle ne l'achève ou la resserre. C'est la source de l'esthétisme visionnaire de Visconti. Et La terre tremble confirme singulièrement ces nouvelles données. Certes la situation des pêcheurs, la lutte qu'ils engagent, la naissance d'une conscience de classe sont exposés dans ce premier épisode, le seul que réalisa Visconti. Mais justement cette "conscience communiste" embryonnaire y dépend moins d'une lute avec la nature et entre les hommes que d'une grande vision de l'homme et de la nature, de leur unité sensible et sensuelle, d'où les "riches" sont exclus et qui constitue l'espoir de la révolution, au-delà des échecs de l'action flottante : un romantisme marxiste.

Chez Antonioni, dès sa première grande œuvre Chronique d'un amour, l'enquête au lieu de procéder par flash-back, transforme les actions en descriptions optiques et sonores, tandis que le récit lui-même se transforme en actions désarticulées dans le temps (l'épisode de la bonne qui raconte en refaisant ses gestes passés ou bien la scène célèbre des ascenseurs). Et l'art d'Antonioni ne cessera de se développer dans deux directions, une étonnante exploitation des temps morts de la banalité quotidienne ; puis à partir de L'éclipse un traitement des situations limites qui les pousse jusqu'à des paysages déshumanisés, des espaces vidés dont on dirait qu'ils ont absorbé les personnages et les actions, pour n'en garder qu'une description géophysique, un inventaire abstrait.

Chez Fellini, ce n'est pas seulement le spectacle qui tend à déborder le réel, c'est le quotidien qui ne cesse de s'organiser en spectacle ambulant, et les enchaînements sensori-moteurs qui font place à une succession de variétés

On a souligné le rôle de l'enfant dans le néoréalisme, c'est dans le monde adulte, l'enfant est affecté d'une certaine impuissance motrice, amis qui le rend d'autant plus apte à voir et à entendre.

Dans le néo-réalisme, les liaisons sensori-motrices ne valent plus que par les troubles qui les affectent, les relâchent, les déséquilibrent ou les distraient : crise de l'image-action. N'étant plus induite par une action, pas plus qu'elles se prolongent en action, la situation optique et sonore n'est donc pas un indice ni un synsigne. On parlera d'une nouvelle race de signes, les opsignes et les sonsignes. Et sans doute, ces nouveaux signes renvoient à des images très diverses. Tantôt c'est la banalité quotidienne, tantôt ce sont des circonstances exceptionnelles ou limites. Mais, surtout, tantôt ce sont des images subjectives, souvenirs d'enfance, rêves ou fantasmes auditifs et visuels où le personnage n'agit pas sans se voir agir, spectateur complaisant du rôle qu'il joue lui-même, à la manière de Fellini. Tantôt, comme chez Antonioni, ce sont des images objectives à la manière d'un constat, serait-ce même un constat d'accident, défini par un cadre géométrique qui ne laisse plus subsister entre ses éléments, personnages et objets que des rapports de mesure et de distance, transformant cette fois l'action en déplacement de figures dans l'espace (par exemple la recherche de la disparue dans L'avventura). C'est en ce sens que l'on peut opposer l'objectivisme critique d'Antonioni et le subjectivisme complice de Fellini ; il y aurait donc deux sortes d'opsignes, les constats et les instats, les uns qui donnent une vision profonde à distance tendent vers l'abstraction, les autres une vision proche et plane induisant une participation.

Cette opposition coïncide à certains égards avec l'alternative définie par Worringer : abstraction ou expression. Les visions esthétiques d'Antonioni ne sont pas séparables d'une critique objective (nous sommes malades d'Eros, mais parce qu'Eros est lui-même malade objectivement : qu'est-ce que l'amour pour qu'un homme ou une femme en sortent aussi démunis, lamentables et souffrants, et réagissent aussi mal au début et qu'à la fin, dans une société corrompue ?), tandis que les visions de Fellini sont inséparables d'une empathie, d'une sympathie subjective (épouser même la décadence qui fait qu'on aime seulement en rêve ou en souvenir, sympathiser avec ces amours là, être complice de la décadence et même la précipiter pour sauver quelque chose, peut-être, autant qu'il est possible

Les temps morts d'Antonioni ne montrent pas seulement les banalités de la vie quotidienne, ils recueillent les conséquences ou l'effet d'un événement remarquable qui n'est que constaté par lui-même sans être expliqué (la rupture d'un couple, la soudaine disparition d'une femme…) la méthode du constat chez Antonioni a toujours cette fonction de réunir les temps morts et les espaces vides : tirer toutes les conséquences d'une expérience décisive passée, une fois que c'est fait et que tout a été dit. "Quand tout a été dit, quand la scène majeure semble terminée, il y a ce qui vient après (Antonioni, cinéma58, septembre 58)

Les images d'Antonioni qui suivent impersonnellement un devenir, n'en subissent pas moins de rapides ruptures. Nous sommes renvoyés à des espaces quelconques, déconnectés. La connexion des parties de l'espace n'est pas donnée, parce qu'elle ne peut se faire que du point de vu subjectif d'un personnage pourtant absent, ou même disparu, non seulement hors champ, mais passé dans le vide. Dans Le cri, Irma n'est pas seulement la pensée subjective obsédante du héros qui fuit pour oublier, mais le regard imaginaire sous lequel cette fuite se fait et raccorde ses propres segments, regard qui redevient réel au moment de la mort. Et surtout dans L'avventurra, la disparue fait peser sur le couple un regard indéterminable qui lui donne le sentiment perpétuel d'être épié, et explique l'incoordination de ses mouvements objectifs, quand il fuit tout en prétendant la rechercher. Encore dans Identification d'une femme, toute la quête se fait sous le regard supposé de la femme partie, dont on ne saura pas, dans les splendides images de la fin, si elle a vu ou non le héros blotti dans la cage d'escalier. Le regard imaginaire fait du réel quelque chose d'imaginaire, en même temps qu'il devient réel à son tour et nous redonne de la réalité. A partir de L'éclipse, l'espace quelconque n'est plus seulement déconnecté mais vidé, déserté. C'est que, de conséquence en conséquence, les personnages se sont objectivement vidés : ils souffrent moins de l'absence d'un autre que d'une absence à eux-mêmes (par exemple Profession reporter)

Bien qu'il ait subit dès le début l'influence de certains auteurs américains, Ozu construit dans un contexte japonais une œuvre qui développa, la première, des situations optiques et sonores pures. Les Européens ne l'imitèrent pas, mais le rejoignirent par leurs propres moyens.

L'œuvre emprunte la forme balade, voyage en train, course en taxi, excursion en bus, trajet à bicyclette ou à pied : l'aller retour des grands-parents de province à Tokyo, les dernières vacances d'une fille avec sa mère, l'escapade d'un vieil homme… mais l'objet c'est la banalité quotidienne appréhendée comme vie de famille dans la maison japonaise

Chez Ozu, tout est ordinaire ou banal, même la mort ou les morts qui font l'objet d'un oubli naturel. Les célèbres scènes de larmes soudaines (celle du père de d'un après-midi d'automne qui se met à pleurer silencieusement après le mariage de sa fille, celle de la fille de Printemps tardif qui sourit à demi en regardant son père endormi, puis se retrouve au bord des larmes, celle de la fille de Dernier caprice qui fait une remarque aigre sur la mort de son père, puis éclate en sanglots) ne marquent pas un temps fort qui s'opposerait aux temps faibles de la vie courante, et il n'y a aucune raisons d'invoquer comme le fait Paul Schrader l'émergence d'une émotion refoulée comme action décisive.

Pour Ozu, la vie est simple et l'homme ne cesse de la compliquer en "agitant l'eau dormante" (ainsi des trois compères de Fin d'automne). Et si, après guerre, l'œuvre d'Ozu ne tombe nullement dans le déclin qu'on a parfois annoncé, c'est parce que l'après-guerre vient confirmer cette pensée, mais en la renouvelant, en renforçant et débordant le thème des générations opposées : l'ordinaire américain vient percuter l'ordinaire du Japon, heurt de deux quotidiennetés qui s'exprime jusque dans la couleur lorsque le rouge Coca-Cola ou le jaune plastique font brutalement irruption dans la série des teintes délavées, inaccentuées de la vie japonaise. Et, comme dit un personnage du Goût du saké : si ç'avait été l'inverse, si le saké, le samisen et les perruques de geisha s'étaient soudain introduis dans la banalité quotidienne des Américains… ?

La nature n'intervient pas, comme le croit Paul Schrader (transcendantal style in film : Ozu, Bresson, Dreyer, extraits dans cdC n°286), dans un moment décisif ou dans une rupture manifeste avec l'homme quotidien. La splendeur de la nature, d'une montagne enneigée, ne nous dit qu'une chose : Tout est ordinaire et régulier, Tout est quotidien. Elle se contente de renouer ce que l'homme a rompu, elle redresse ce que l'homme voit brisé. Et, quand un personnage sort un instant d'un conflit familial ou d'une veillée mortuaire pour contempler la montagne enneigée, c'est comme s'il cherchait à redresser l'ordre des séries troublé dans la maison, mais restitué par une Nature immuable et régulière.

La vie quotidienne ne laisse subsister que des relations sensori-motrices faibles et remplace l'image-action par des images optiques et sonores pures. Chez Ozu, il n'y a pas de ligne d'univers qui relie des moments décisifs, et les morts au vivants, comme chez Mizoguchi ; il n'y a pas non plus d'espace-souffle ou d'englobant qui recèle une question profonde, comme chez Kurosawa. Les espaces d'Ozu sont élevés à l'état d'espaces quelconques, soit par déconnexion, soit par vacuité comme chez Antonioni. Les faux-raccords de regard, de direction et même de positions d'objets sont constants, systématiques. Un cas de mouvement d'appareil donne un bon exemple de déconnexion : dans Eté Précoce, l'héroïne avance sur la pointe des pieds pour surprendre quelqu'un dans un restaurant, la caméra reculant pour la garder au centre du cadre ; puis la caméra avance sur un couloir, mais ce couloir n'est plus celui du restaurant, c'est celui de l'héroïne déjà revenue chez elle.

Les deux plans successifs de Eté précoce ( voir : faux raccord)

Quant aux espaces vides, sans personnages et sans mouvements, ce sont des intérieurs vidés de leurs occupants, des extérieurs déserts ou paysages de la nature. Ils prennent chez Ozu une autonomie, même dans le néo-réalisme qui leur maintient une valeur apparente relative (par rapport à un récit) ou résultante (une fois l'action éteinte). Ils atteignent à l'absolu, comme contemplations pures, et assurent immédiatement l'identité du mental et physique, du réel et de l'imaginaire, du sujet et de l'objet.

Espaces vides; extérieur et intérieur de Printemps tardif (1949)
contemplation d'une permanence des choses et de la nature qui echappe au temps humain

Entre un espace ou paysage vides et une nature morte à proprement parler, il y a certes beaucoup de ressemblances, de fonctions communes et de passages insensibles. Mais ce n'est pas la même chose, une nature morte ne se confond pas avec un paysage. Un espace vide vaut avant tout par l'absence d'un contenu possible tandis que la nature morte se définit par la présence et la composition d'objets qui s'enveloppent en eux-mêmes ou deviennent leur propre contenant : ainsi le long plan du vase presque à la fin de Printemps tardif. De tels objets ne s'enveloppent pas nécessairement dans le vide, mais peuvent laisser des personnes vivre et parler dans un certain flou, comme la nature morte au vase et aux fruits de La dame de Tokyo ou celle aux fruits et aux clubs de golf dans Qu'est-ce que la dame a oublié ? C'est comme chez Cézanne, les paysages vides ou troués n'ont pas les mêmes principes de composition que les natures mortes pleines.

Le vase de Printemps tardif s'intercale entre le demi-sourire de la fille et ses larmes naissantes. Il y a devenir, changement, passage. Mais la forme de ce qui change, elle, ne change pas, ne passe pas. C'est le temps en personne, "un peu de temps à l'état pur " : une image-temps directe, qui donne à ce qui change la forme immuable dans laquelle se produit le changement. La nuit qui se change en jour, ou l'inverse, renvoient à une nature morte sur laquelle la lumière tombe en faiblissant ou en croissant (La femme d'une nuit, Cœur capricieux). La nature morte est le temps, car tout ce qui change est dans le temps, mais le temps ne change pas lui-même. Les natures mortes d'Ozu durent, ont une durée, les dix secondes du vase : cette durée du vase est précisément la représentation de ce qui demeure, à travers la succession des états changeants. Une bicyclette peut aussi durer, c'est à dire représenter la forme immuable de ce qui se meut, à condition de demeurer, de rester immobile, rangée contre le mur (Histoire d'herbes flottantes). La bicyclette, le vase, les natures mortes sont les images pures et directes du temps. Chacune est le temps, chaque fois, sous telles ou telles conditions de ce qui change dans le temps. Tel est l'opsigne : rendre sensible le temps, la pensée, les rendre visibles et sonores.

Natures mortes : Les bicyclettes, le vase de Printemps tardif (1949) (voir : fin)
Figuration du temps, immuable, alors que, entre le plan d'avant et celui d'après, quelque chose a changé


Welles met en scène trois types nouveaux d'images temps, lorsqu'il utilise des moyens pour décrire une action qui excèdent l'efficacité du récit. Ainsi dans Citizen Kane dix années se sont engouffrées dans le champ contre-champs dans lequel Kane âgé répond " bonne année " à un Theacher jeune qui vient de lui souhaité " joyeux Noël ".

Ainsi du fréquentatif qui symbolise l'étiolement des relations entre Charles et sa femme incarnée dans la séquence des petits déjeuners. Les époux sont d'abord proches autour d'une petite table décorée de fleurs puis de plus en plus loin autour d'une table de plus en plus grande et de plus en plus sévère.

Ainsi lorsque Charles marche vers le bureau de Leland après la représentation à l'Opéra où Susan s'est montrée exécrable, il sait que l'intégrité de Leland consommera une rupture définitive entre eux. La profondeur de champ fait que c'est dans le temps qu'il se meut, il occupe une place dans le temps plutôt qu'il ne change de place dans l'espace. Et lorsque l'enquêteur au début de M. Arkadin émerge dans la grande cour, il émerge littéralement du temps plus qu'il ne vient d'ailleurs.

Les travellings de Visconti et de Resnais opèrent aussi une temporalisation de l'image et forment une image temps directe. " Plutôt qu'un mouvement physique, il s'agit surtout d'un déplacement dans le temps " (Prédal, p 120). Au début de Sandra, quand l'héroïne retourne à sa maison natale, et s'arrête pour acheter le fichu noir dont elle se couvrira la tête, et la galette qu'elle mangera comme une nourriture magique, elle ne parcourt pas de l'espace, elle s'enfonce dans le temps. Chez Resnais aussi c'est dans le temps qu'on s'enfonce. C'est une mémoire du monde explorant directement le temps, atteignant dans le passé ce qui se dérobe au souvenir. Combien le flash-back semble dérisoire à côté d'explorations du temps si puissantes, telle la marche silencieuse sur les tapis épais de l'hôtel qui met chaque fois l'image au passé dans L'année dernière à Marienbad

Ce processus de création s'incarne au cinéma dans " l'image-temps ". Elle vient en rupture de la description des liens sensori-moteurs d'un personnage pour formaliser la vision surplombante du metteur en scène par rapport à son personnage. Lorsque le cinéma classique figure l'écoulement du temps, il le fait au travers du regard d'un personnage qui par exemple peut voir la marque du temps sur l'être aimé, une ville, une maison…

 

Chapitre 2 : Récapitulation des images et des signes

Metz puis Deleuze admettent le thème d'Edgar Morin d'après lequel le "cinématographe est devenu cinéma en s'engageant dans la voie narrative (le cinéma ou l'homme imaginaire? chapitre III)

Pasolini veut que le cinéma soit une langue, qu'il soit pourvu d'une double articulation (le plan équivalant au monème, mais aussi les objets apparaissant dans le cadre, "cinèmes " équivalant aux phonèmes). Les objets de la réalité sont devenus unités d'image, en même temps que l'image mouvement, une réalité qui "parle " à travers ces objets. Le cinéma, en ce sens, n'a pas cessé d'atteindre à un langage d'objets, de manière très diverse, chez Kazan où l'objet est fonction comportementale, chez Resnais où il est fonction mentale, chez Ozu, fonction formelle ou nature morte, chez Dovjenko déjà, puis chez Paradjanov, fonction matérielle, matière lourde soulevée par l'esprit (Sajat Nova est sans doute le chef- d'œuvre d'un langage matériel d'objet)

D'une part L'image-mouvement (le plan) s'établit entre des objets et exprime un tout qui change. C'est un procès de différentiation. D'autre part l'image-mouvement comporte des intervalles : si on la rapporte à un intervalle apparaissent des espèces distinctes d'image, avec des signes par lesquels elles se composent (ainsi l'image-perception, l'image-affection, l'image-action). C'est un procès de spécification. Ces composés de l'image-mouvement, du double point de vue de la spécification et de la différentiation, constituent une matière signalétique qui comportent des traits de toute sorte, visuels et sonores, intensifs, affectifs, rythmiques, tonaux et mêmes verbaux (oraux et écrits). Mais même avec ses éléments verbaux, ce n'est pas une langue ni un langage. C'est une masse plastique, une matière a-signifiante et a-syntaxique, une matière non linguistiquement formée bien qu'elle ne soit pas amorphe et soit formée sémiotiquement, esthétiquement, pragmatiquement. Ce n'est pas une énonciation, ce ne sont pas des énoncés. C'est un énonçable. Nous voulons dire que, lorsque le langage s'empare de cette matière, alors elle donne lieu à des énoncés qui viennent dominer ou même remplacer les images et les signes, et qui renvoient pour leur compte à des traits pertinents de la langue tout différents de ceux dont on était parti. Aussi devons nous définir la " sémiotique ", comme le système des images et des signes indépendamment du langage en général.

Le cinéma relèverait de la linguistique s'il était une langue et produisait une énonciation (la relation, la loi, le nécessaire). Il relèverait de la sémiologie s'il était un langage et produisait des énoncés. Pour Deleuze, le cinéma relève de la sémiotique inventée par Pierce, en tant que système de signe indépendant du langage et produisant un énonçable. Les énoncés et narrations ne sont pas une donnée des images, mais une conséquence. La narration est fondée dans l'image mais elle n'est pas donnée. Quant à la question de savoir s'il y a des énoncés proprement cinématographiques, c'est une toute autre question, qui porte sur la spécificité de ces énoncés, sur les conditions de leur appartenance au système des images et des signes, bref c'est la question inverse.

La force de Pierce, quant il inventa la sémiotique, fut de concevoir les signes à partir des images et de leurs combinaisons, non pas en fonction de déterminations déjà langagières. L'image lui semble de rois sortes : la priméité (quelque chose qui ne renvoie qu'à soi-même, pure possibilité), la secondéité quelque chose qui ne renvoie à soi que par autre chose, l'existence, l'action-réaction, l'effort-résistance), la tiercité (quelque chose qui ne renvoie à soi qu'en rapportant une chose à une autre chose, la relation, la loi, le nécessaire). Les trois sortes d'images ne sont pas seulement ordinales, première, deuxième, troisième mais cardinales : il y a deux dans la seconde, si bien qu'il y a priméité dans la secondéité et qu'il y a trois dans la troisième, si bien qu'on peut y voir l'achèvement de l'image mouvement. Le signe est une image qui vaut pour une autre image (son objet) sous le rapport d'une troisième image qui en constitue l'interprétant, celui-ci étant à son tour un signe, à l'infini.

Le signe a pour fonction de rendre "efficientes les relations " : non pas que les relations et les lois manquent d'actualité en tant qu'image, mais elles manquent encore de cette efficience qui les fait agir "quand il le faut ", et que seule la connaissance leur donne (Pierce p. 30)

L'intervalle de mouvement sépare dans une image un mouvement reçu et un mouvement exécuté
L'image-mouvement donne lieu à un ensemble sensori-moteur, qui fonde la narration dans l'image
L'image-perception (zéroité) reçoit l'action sur une face, l'image affection est ce qui occupe l'intervalle, l'image pulsion peut être un intermédiaire entre l'affection et l'action, mais, plus fréquemment l'image action est ce qui exécute le mouvement sur l'autre face (secondeité), l'image réflexion (intermédiaire entre l'action et la relation) et l'image relation ce qui reconstitue l'ensemble du mouvement (tiercité).

Le signe est une image particulière qui renvoie à l'un des six types d'image, soit du point de vue de sa composition bipolaire, soit du point de vue de sa genèse
L'image-perception a pour signe de composition le dicisigne et le reume. Le dicisigne renvoie à une perception de perception, et se présente ordinairement au cinéma quand la caméra " voit " un personnage qui voit ; il implique un cadre ferme, et constitue ainsi une sorte d'état solide de la perception. Mais le reume renvoie à une perception fluide ou liquide qui ne cesse de passer à travers le cadre. L'engramme, enfin, est le signe génétique de l'état gazeux de la perception, la perception moléculaire, que les deux autres supposent.

L'image-affection a pour signe de composition l'icône qui peut être de qualité ou de puissance ; c'est une qualité ou une puissance qui ne sont qu'exprimés, par un visage, sans être actualisés. C'est le qualisigne, ou le potisigne, qui constitue l'élément génétique, parce qu'ils construisent la qualité ou la puissance dans un espace quelconque, c'est à dire dans un espace qui n'apparaît pas encore comme milieu réel. L'image-pulsion, intermédiaire entre l'affection et l'action, se compose de fétiches du Bien ou du mal : ce sont des fragments arrachés à un milieu dérivé, mais qui renvoient génétiquement aux symptôme d'un monde originaire opérant sous le milieu. L'image-action implique un milieu réel actualisé, devenu suffisant, tel qu'une situation globale va susciter une action, ou au contraire une action va dévoiler une partie de la situation : aussi les deux signes de composition sont-ils le synsigne et l'indice. Le lien intérieur de la situation et de l'action, de toute façon, constitue l'élément génétique ou l'empreinte. L'image-réflexion, qui va de l'action à la relation, se compose lorsque l'action et la situation entrent dans des rapports indirects : les signes sont alors des figures, d'attraction ou d'inversion. Et le signe génétique est discursif, c'est-à-dire une situation ou une action de discours, indépendamment de la question : le discours lui-même est-il effectué dans un langage ? L'image-relation rapporte enfin le mouvement au tout qu'il exprime, et fait varier le tout d'après la répartition de mouvement : les deux signes de composition seront la marque, ou la circonstance par laquelle deux images sont unies par une habitude (relation "naturelle "), et la démarque, circonstance par laquelle une image se trouve arrachée à sa relation ou série naturelle ; le signe de genèse sera le symbole, la circonstance par laquelle nous sommes déterminés à comparer deux images, même arbitrairement (relation "abstraite ").

 

Chapitre 3 : Du souvenir au rêve.


Le flash-back est un circuit fermé qui va du présent au passé, puis nous ramène au présent. Dans Le jour se lève c'est une multiplicité de circuits dont chacun parcourt une zone de souvenirs et revient à un état de plus en plus profond, de plus en plus inexorable de la situation présente. Le héros de Carné, à la fin de chaque circuit, se retrouve dans sa chambre d'hôtel investie par la police, chaque fois plus proche de l'issue fatale (les vitres brisées, le trou des balles sur le mur, la succession des cigarettes…). On sait toutefois que le flash-back est un procédé conventionnel extrinsèque : il se signale en général par un fondu-enchainé, et les images qu'il introduit sont souvent surexposées ou tramées. C'est comme un écriteau : " attention ! souvenir ". Dans ce cas le flash-back, malgré ses circuits ne fait qu'assure la progression d'une narration linéaire. Il doit recevoir sa propre nécessité d'ailleurs. Il faut que l'on ne puisse pas raconter l'histoire au présent. Il faut que quelque chose d'autre justifie ou impose le flash-back et marque et authentifie l'image souvenir. Pour Carné, c'est le destin qui dépasse la causalité psychologique et qui donne à la fois une nécessité au flash-back et une marque du passé aux images-souvenir. Ainsi dans Le jour se lève, le son de la ritournelle obsédante vient du fond des temps pour justifier le flash-back, et la "colère " emporte le héros tragique jusqu'au fond du temps pour le livrer au passé. Mais si le flash-back et l'image souvenir trouvent ainsi leur fondation dans le destin, c'est seulement de manière relative ou conditionnelle. Car le destin peut se manifester par d'autres voies : figures expressionnistes d'aveugles ou de clochards dont Carné a parsemé son œuvre, immobilisations et pétrifications des Visiteurs du soir, usage du mime dans Les enfants du Paradis, et plus généralement de la lumière, dont Carné se sert suivant le style français, gris lumineux qui passe par toutes les nuances atmosphériques et constitue le grand circuit du soleil et de la lune.

Mankiewicz utilise le flash-back d'une toute autre manière il s'agit de fouiller un inexplicable secret, une fragmentation de toute linéarité, de bifurcations perpétuelles comme autant de rupture de causalité. Le flash-back trouve sa justification à chaque bifurcation du temps. La multiplicité des circuits trouve donc un autre sens. Ce sont donc les bifurcations du temps qui donnent au flash-back une nécessité et aux images souvenir une authenticité une authenticité un poids de passé sans lequel elles resteraient conventionnelles. Les points de bifurcations sont souvent si imperceptibles qu'ils ne peuvent se révéler qu'après coup, à une mémoire attentive. C'était déjà la question constante de Fitzgerald, dont Mankiewicz est très proche : qu'est-ce qui s'est passé ? Comment en sommes nous arrivé là ?

La mémoire attentive conduit le récit. Dans son essence même, elle est voix, qui parle, se parle ou murmure, et rapporte ce qui s'est passé. D'où la voix off qui accompagne le flash-back. Souvent chez Mankiewicz ce rôle spirituel de la mémoire fait place à une créature plus ou moins liée à l'au-delà : le fantôme de L'aventure de madame Muir, le revenant de On murmure dans la ville, les automates du limier. Dans Chaînes conjugales, il y a la quatrième amie, celle qu'on ne verra jamais, qu'on entrevoit mal une fois, et qui a fait savoir aux trois autres qu'elle partait avec un de leurs maris (mais lequel ?); c'est sa voix off qui surplomb les trois flashes-back

Ce ne sont pas seulement plusieurs personnes qui ont chacune un flash-back, c'est le flash-back qui est à plusieurs personnes (trois dans La comtesse aux pieds nus, trois Chaînes conjugales, ou Tout sur Eve). Et ce ne sont pas seulement les circuits qui bifurquent entre eux, c'est chaque circuit qui bifurque avec soi-même, comme un cheveu fourchu.

Dans les trois circuits de Chaînes conjugales, chacune des femmes se demande à sa manière quand et comment son mariage a commencé à déraper, à prendre une voie bifurquante. Et même quand il y a une seule bifurcation, tel le goût pour la boue dans une créature fière et splendide (La comtesse aux pieds nus) ses répétitions ne sont pas des accumulations, ses manifestations ne se laissent pas aligner, ni reconstituer un destin, mais ne cessent de morceler tout état d'équilibre, et d'imposer à chaque fois un nouveau "coude ", une nouvelle rupture de causalité, qui bifurque elle-même avec la précédente, dans un ensemble de relations non linéaires.

Une des plus belles fourches de Mankiewicz est dans On murmure dans la ville, où le médecin, venu annoncer au père que sa fille était enceinte, se retrouve en train de parler d'amour à la fille et la demande en mariage, dans un paysage onirique.

Dans Le limier, deux personnages sont ennemis pour l'éternité, dans un univers d'automates ; mais il y a un monde où l'un des deux malmène l'autre et lui impose un costume de clown, et un monde où l'autre prend une tenue d'inspecteur, domine à son tour jusqu'à ce que les automates déchaînés brassent toutes les possibilités, tous les mondes et tous les temps.

Les personnages de Mankiewicz ne se développent jamais dans une évolution linéaire : les stades que parcourt Eve, prendre la place de l'actrice, lui voler son amant, séduire le mari de l'amie, faire chanter l'amie, n'entrent pas dans une progression, mais constituent chaque fois une déviation qui fait un circuit, laissant subsister sur l'ensemble un secret dont héritera la nouvelle Eve à la fin du film, point de départ pour d'autres bifurcations. Il n'y a en fait ni ligne droite, ni cercle qui boucle. "All about Eve " ce n'est pas exactement " Tout sur Eve ", c'est plutôt " un bout ", comme le dit un personnage du film : " Elle pourrait vous en dire un bout sur ce thème...

Dans Soudain L'été dernier, s'il n'y a qu'un seul flash-back, quand la jeune fille retrouve à la fin le souvenir abominable qui la ronge, c'est que les autres flashes-back ont été inhibés, remplacés par des récits ou des hypothèses, sans annuler pourtant les bifurcations correspondantes qui laissent toujours subsister un inexplicable secret. En effet, la pédérastie du fils n'explique rien. La jalousie de la mère est une première bifurcation, dès qu'elle est supplantée par la jeune fille ; la pédérastie en est une seconde, quand le fils se sert de la jeune fille comme il se servait de sa mère, appâts pour les garçons ; mais il y en a encore une, encore un circuit, qui reprend la description des fleurs carnivores et le récit de l'affreux destin des petites tortues dévorées, lorsque le flash-back découvre sous la pédérastie du fils un mystère orgiaque, des goûts cannibaliques dont il finit victime, lacéré, démembré par ses jeunes amants de misère, aux sons d'une musique barbare de bidonville

Ce qui est rapporté est toujours un dérapage, une déviation, une bifurcation. Mais bien que la bifurcation ne puisse en principe être découverte qu'après coup, par flash-back, il y a un personnage qui a pu la pressentir, ou la saisir sur le moment quitte à s'en servir plus tard pour le bien ou pour le mal. L'habilleuse secrétaire de l'actrice a compris immédiatement la fourberie d'Eve : au moment même ou Eve fait son récit mensonger, elle a tout entendu de la pièce d'à côté, hors champ, et rentre dans le champ pour regarder Eve intensément et manifester brièvement son doute. Plus tard le diabolique critique de théâtre surprendra une autre bifurcation d'Eve quand elle s'efforce de séduire l'amant de l'actrice. Il entend, et peut-être aperçoit, par la porte entrebâillée, comme entre deux champs. Il saura s'en servir plus tard, mais il a compris sur le moment. Dans les deux cas nous ne sortons pas de la mémoire. Seulement au lieu d'une mémoire constituée comme fonction du passé qui rapporte un récit, nous assistons à la naissance de la mémoire, comme fonction du futur qui retient ce qui se passe pour en faire l'objet à venir de l'autre mémoire. Pour Mankiewicz, la mémoire ne pourra jamais évoquer et raconter le passé si elle ne s'était déjà constituée au moment où le passé était encore présent, donc dans un but à venir. C'est dans le présent que l'on se fait une mémoire pour s'en servir dans le futur quand le présent sera passé. C'est ce rôle d'épieur, ou de témoin involontaire qui donne toute sa force au cinéma de Mankiewicz : naissance visuelle et auditive de la mémoire. D'où la complémentarité du hors-champ et du flash-back : l'un renvoyant au personnage qui surprend la bifurcation l'autre renvoyant au personnage qui la rapporte au passé (parfois le même personnage, parfois un autre).

Mais si le flash-back et l'image souvenir trouvent leur raison d'être dans ces bifurcations du temps, cette raison peut agir directement, sans passer par le flash-back. C'est notamment vrai pour les deux grands films théâtraux, shakespearien Jules César et Cléopâtre. L'interprétation du Jules César de Shakespeare par Mankiewicz insiste sur l'opposition psychologique de Brutus et de Marc-Antoine. Brutus apparaît comme un personnage absolument linéaire : sans doute est-il déchiré par son affection pour césar, sans doute est-il orateur et politique habiles, mais son amour pour la république lui trace une oie toute droite. Après avoir parlé au peuple, il permet à Marc-Antoine de parler à son tour, sans rester lui-même ou laisser un observateur : il se retrouve proscrit, promis à la défaite, seul et acculé au suicide, figé dans sa rectitude avant d'avoir pu rien comprendre à ce qui s'était passé. Marc-Antoine au contraire est l'être fourchu par excellence : se présentant comme soldat, jouant de son parler malhabile, à la voix rauque aux articulations incertaines, aux accents plébéiens, il teint un discours extraordinaire tout en bifurcations qui va retourner le peuple romain.

Dans Cléopatre, c'est la reine d'Egypte qui est devenue l'éternelle bifurcante, la fourchue, l'ondoyante tandis que Marc-Antoine n'est plus que livré à son amour fou, coincé entre le souvenir de césar et la proximité d'Octave. Caché derrière un pilier, il assistera à l'une des bifurcations de Cléopatre en face d'Octave, et s'enfuira dans le fond, mais toujours pour lui revenir.

Une insuffisance de l'image-souvenir par rapport au passé. Si l'image se fait image souvenir, c'est seulement dans la mesure où elle a été chercher un "souvenir pur " là où il était. Appelé du fond de la mémoire, il se développe en souvenir-image. L'image souvenir ne nous livre pas le passé, mais représente seulement l'ancien présent que la passé a été. L'image souvenir est une image actualisée qui ne forme pas avec l'image actuelle et présente un circuit d'indiscernabilité. La reconnaissance attentive, quand elle réussit, se fait par images-souvenir. Mais c'est seulement cette réussite qui permet au flux sensori-moteur de reprendre son cours momentanément interrompu. Mais la reconnaissance attentive ne nous renseignait-elle pas beaucoup plus quand elle échoue que quand elle réussit. Lorsqu'on n'arrive pas à la rappeler, le prolongement sensori-moteur reste suspendu, et l'image actuelle, la perception optique présente, ne s'enchaîne ni avec une image motrice, ni même avec une image-souvenir qui rétablirait le contact. Elle entre plutôt en rapport avec des éléments authentiquement virtuels, sentiments de déjà vu ou de passé " en général ", images de rêve, fantasmes ou scènes de théâtre. Bref, ce n'est pas l'image souvenir ou la reconnaissance attentive qui nous donne le juste corrélât de l'image-optique-sonore, ce sont plutôt les troubles de la mémoire et les échecs de la reconnaissance.

Chapitre 4 : les cristaux de temps

Cristal tournant chez Tarkovski, cristal parfait chez Ophuls, cristal fêlé duquel s'échappe la vie chez Renoir :

Supposons un état idéal qui serait le cristal parfait, achevé. Les images d'Ophuls sont des cristaux parfaits. Leurs facettes sont des miroirs de biais, comme dans Madame de... Et les miroirs ne se contentent pas de réfléchir l'image actuelle, ils constituent le prisme, la lentille où l'image dédoublée ne cesse de courir après soi pour se rejoindre, comme sur la piste de cirque de Lola Montes. Sur la piste ou dans le cristal, les personnages emprisonnés s'agitent, agissants et agis, exécutant leurs prouesses au sein d'un diamant ou d'une cage de verre sous une lumière irisée . On ne peut guère que tourner dans le cristal : ainsi la ronde des épisodes mais aussi des couleurs (Lola Montes) des valses mais aussi des boucles d'oreille (Madame de), des visions en rond du meneur de jeu de La ronde. La perfection cristalline ne laisse subsister aucun dehors : il n'y a pas de dehors du miroir ou du décor, mais seulement un envers où passent les personnages qui disparaissant ou meurent, abandonnés par la vie qui se réinjecte dans le décor. Dans Le plaisir, l'arrachement du masque du vieillard danseur ne montre aucun dehors, mais un envers qui renvoie et reconduit au bal le médecin pressé. Et jusque dans ses apartés tendres et familiers, l'impitoyable M. Loyal de Lola Montes ne cesse de réinjecter sur scène l'héroïne défaillante. Si l'on pense aux rapports en général du théâtre et du cinéma, on ne se trouve plus dans la situation classique où les deux arts ont deux moyens différents d'actualiser une même image virtuelle, mais on ne se trouva pas non plus dans la situation d'un montage d'attraction où un spectacle théâtral (ou de cirque, etc.) étant filmé, joue lui-même le rôle d'une image virtuelle qui viendrait prolonger les images actuelles en en leur succédant un moment, durant une séquence. La situation est tout autre : l'image actuelle et l'image virtuelle coexistent et cristallisent, elles entrent dans un circuit qui nous ramènent constamment de l'une à l'autre, elles forment une seule et même scène où les personnages appartiennent au réel et pourtant jouent un rôle. Bref, c'est tout le réel, la vie tout entière, qui est devenue spectacle, conformément aux exigences d'une perception optique et sonore pure. La scène, alors ne se contente pas de fournir une séquence, elle devient l'unité cinématographique qui remplace le plan ou constitue elle-même le plan-séquence (...) Le dédoublement, la différenciation des deux images, actuelle et virtuelle, ne va pas jusqu'au bout, puisque le circuit qui en résulte ne cesse de nous ramener des unes aux autres. C'est seulement un vertige, une oscillation.

La profondeur de champ assure un emboîtement de cadres, une cascade de miroirs, un système de rimes entre maîtres et valets, vivants et automates, théâtre et réalité, actuel et virtuel. C'est la profondeur de champ qui substitue la scène au plan. Gilles Deleuze conteste le rôle de "pure fonction de la réalité " que lui attribuait Bazin. Pour lui, la profondeur a plutôt pour fonction de constituer l'image en cristal, et d'absorber le réel qui passe ainsi dans le virtuel autant que dans l'actuel. La règle du jeu fait coexister l'image actuelle des hommes et l'image virtuelle des bêtes, l'image actuelle des vivants et l'image virtuelle des automates, l'image actuelle des personnages et l'image virtuelle de leur rôle pendant la fête, l'image actuelle des maîtres et leur image virtuelle chez les domestiques, l'image actuelle des domestiques et leur image virtuelle chez les maîtres. Tout est image en miroir, échelonnées en profondeur. Mais la profondeur de champ ménage toujours un fond par lequel quelque chose peut fuir : la fêlure. A la question : "Qui ne joue pas la règle du jeu ?", il est curieux que l'on est donné diverses réponses et que Truffaut par exemple dise que c'est l'aviateur. L'aviateur pourtant reste prisonnier de son rôle et se dérobe quand la femme lui propose de fuir avec elle. Le seul personnage qui soit hors règle, interdit du château et pourtant lui appartenant, ni dehors ni dedans, mais toujours au fond c'est le garde-chasse, le seul à ne pas avoir de double ou de reflet. Faisant irruption malgré l'interdit, poursuivant le valet braconnier, assassinant par erreur l'aviateur, c'est lui qui casse le circuit, qui fait éclater le cristal fêlé et en fait fuir le contenu coup de fusil.

Selon Renoir, le théâtre est inséparable, à la fois pour les personnages et pour les acteurs, de cette entreprise qui consiste à expérimenter et sélectionne des rôles jusqu'à ce qu'on trouve celui qui déborde du théâtre et entre dans la vie. Dans ses moments pessimistes, Renoir doute qu'il puisse y avoir un gagnant : alors il n'y a plus que les coups de feu du garde qui font exploser le cristal comme dans la règle du jeu, ou les remous de la rivière sous l'orage piquée par la pluie dans une partie de campagne. Mais, suivant son tempérament, Renoir parie pour un gain : quelque chose se forme à l'intérieur du cristal, qui réussira à sortir par la fêlure et à s'épanouir librement. C'est déjà le cas de Boudu, qui retrouve le fils de l'eau en sortant du théâtre intime et renfermé du libraire où il a essayé beaucoup de rôles. Ce sera le cas de Harriet dans Le fleuve, où es enfants abrités dans une sorte de cristal ou de kiosque hindou essaient des rôles, dont certains tournent au tragique, comme meurt tragiquement le petit frère, mais dont la jeune fille fait faire son apprentissage, jusqu'à ce qu'elle y trouve la puissante volonté de vie qui se confond avec le fleuve et le rejoint au dehors. Film étrangement proche de Lawrence.

Pour Renoir le théâtre est premier parce que la vie doit en sortir. Le théâtre ne vaut que comme recherche d'un art de vivre, c'est ce que comprend le couple disparate du Petit théâtre. Où donc commence le théâtre, où commence la vie ? " reste toujours la question posée par Renoir. On naît dans un cristal, mais le cristal ne retient que la mort, et la vie doit en sortir après s'être essayée. Même adulte, le professeur du Déjeuner sur l'herbe connaîtra cette aventure. La danse déchaînée à la fin de French Cancan n'est pas une ronde, un reflux de la vie dans le circuit, dans la scène de théâtre, comme chez Ophuls, mais au contraire un galop, une façon dont le théâtre s'ouvre à la vie, se déverse dans la vie entraînant Nini dans une eau courante agitée. A la fin du Carrosse d'or, trois personnages auront trouvé leur rôle vivant, tandis que Camilla restera dans le cristal, mais pour y essayer encore des rôles dont l'un lui fera peut-être découvrir la vraie Camilla.

Chapitre 5 : Pointes de présent et nappes de passé

Le premier, Bazin avait théorisé le problème de la profondeur de champ. Avant Welles, on avait bien une profondeur de l'image mais pas une profondeur de champ. C'est une révolution qui peut être comparée à celle qu'à connue la peinture entre le XVIe et le XIIVe siècle passant, selon Wolflin, de l'âge classique à l'âge baroque. Dans la peinture du XVIe, la composition se fait sur des plans parallèles et successifs chacun autonome. AU XVIIe, les éléments d'un plan renvoient directement à une autre dans une organisation suivant une diagonale ou une trouée qui donne le privilège à l'arrière plan de communiquer directement et immédiatement avec le premier plan.

La profondeur fut longtemps produite par une simple juxtaposition de plans indépendants, une succession de plans parallèles dans l'image : par exemple la conquête de Babylone dans Intolérance de Griffith montre en profondeur la ligne de défense des assiégés, de l'avant-plan à l'arrière plan, chacune ayant sa valeur propre et réunissant des éléments côte à côte dans un ensemble harmonieux. C'est d'une toute autre manière que Welles invente une profondeur de champ suivant une diagonale ou une trouée qui traverse tous les plans, met les éléments de chaque plan en interaction avec les autres, et surtout fait communiquer directement l'arrière plan avec l'avant plan (ainsi dans la scène du suicide où Kane entre violemment par la porte du fond, toute petite, tandis que Susan se meurt dans l'ombre, en plan-moyen, et que le verre énorme apparaît en gros plan). De telles diagonales apparaîtront chez Wyler, comme dans Les plus belles années de notre vie quand un personnage est occupé dans une scène secondaire, mais pittoresque, au premier plan, tandis qu'un autre personnage donne un coup de fil décisif à l'arrière-plan : le second surveille le premier selon une diagonale qui relie l'arrière à l'avant et les fait réagir. Avant Welles, cette profondeur de champ ne semble avoir eu comme précurseur que Renoir avec Les bas-fonds (1936) ou La règle du jeu (1939) et Stroheim, surtout avec Les rapaces (1924). En redoublant la profondeur de champ avec de grands angulaires, Welles obtient des grandeurs démesurées du premier plan jointes aux réductions de l'arrière plan qui prend d'autant plus de force ; le centre lumineux est au fond, tandis que des masses d'ombre peuvent occuper le premier plan, et que de violents contrastes peuvent rayer l'ensemble ; les plafonds deviennent nécessairement visibles soit dans le déploiement d'une hauteur, elle-même démesurée, soit au contraire dans un écrasement suivant la perspective. C'est là que le terme de baroque convient littéralement ou de néo-expressionnisme.

Les images en profondeur expriment des régions du passé, chacune avec ses accents propres ou ses potentiels, et marquent des temps critiques de la volonté de puissance de Kane. Le temps n'est plus subordonné au mouvement mais le mouvement au temps. Telle est la fonction de la profondeur de champ : explorer chaque fois une région du passé.

Chapitre 6 : Puissances du faux

On appellera organique une description qui suppose l'indépendance de son objet. Décors et extérieurs sont posés comme indépendants de la description que la caméra en fait et valent comme une réalité préexistante. Elles servent à définir des situations sensori-motrices. Le réel supposé se reconnaît à sa continuité, même interrompue, aux raccords qui la rétablissent

On appelle au contraire cristalline une description qui vaut pour son objet, qui le remplace, le crée et le gomme à la fois et ne cesse de faire place à d'autres descriptions qui contredisent déplacent ou modifient les précédentes. Elles renvoient à des situations purement optiques et sonores détachées de leur prolongement moteur : un cinéma de voyant, non plus d'acteurs.

C'est la condition dostoievskienne telle qu'elle est reprise par Kurosawa : dans les situations les plus urgentes, L'idiot éprouve le besoin de voir les donnée d'un problème plus profond que la situation et encore plus urgent. Mais chez Ozu, dans le néo-réalisme, dans la nouvelle vague, la vision n'est même pas un présupposé ajouté à l'action, elle prend toute la place et tient lieu d'action.

La puissance du faux remplace et détrône la forme du vrai parce qu'elle pose la simultanéité de présents incompossibles (Leibnitz et sa bataille navale, Borges et ses chemins qui bifurquent), ou la coexistence de passés non nécessairement vrais. La description cristalline atteignait déjà à l'indiscernabilité du réel et de l'imaginaire, mais la narration falsifiante fait un pas de plus et pose au présent des différences inexplicables, au passé des alternatives indécidables entre le vrai et le faux
L'homme qui ment (Alain Robbe-Grillet), Le grand escroc (Godard 1964), Stavisky de Resnais. Le "je est un autre" a remplacé "moi=moi".
Même l'homme véridique finit par comprendre qu'il n'a jamais cessé de mentir disait Nietzsche, La pirate de Doillon ou Faux fuyant de Limosin et Bergala.
Il y a un nietzschéisme de Welles, comme si Welles repassait par les principaux points de la critique de la vérité chez Nietzsche : le monde vrai n'existe pas, et, s'il existait, serait inaccessible, inévocable, et, s'il était évocable, serait inutile, superflu. Le monde vrai suppose un "homme véridique", un homme qui veut la vérité, mais un tel homme a d'étranges mobiles comme s'il cachait un autre homme en lui, une vengeance : Othello veut la vérité, mais par jalousie, ou pire par vengeance d'être noir, et Vargas, l'homme véridique par excellence de La soif du mal semble longtemps indiffèrent au sort de sa femme tout occupé dans les archives à amasser les preuves contre son ennemi.

Pour Lang, on dirait qu'il n'y a plus de vérité, mais seulement des apparences. Lang américain devient le plus grand cinéaste des apparences, des fausses images (d'où l'évolution de Mabuse). Tout est apparence. L'apparence est ce qui se trahit soi-même ; les grands moments chez Lang sont ceux où un personnage se trahit. Les apparences se trahissent, non pas parce qu'elles feraient place à une vérité plus profonde, mais simplement parce qu'elles se révèlent elles-mêmes comme non vraies : le personnage fait une gaffe, il connaît le prénom de la victime (L'invraisemblable vérité), ou bien il sait l'allemand (Les bourreaux meurent aussi). Dans ces conditions il est possible de faire surgir de nouvelles apparences sous le rapport desquelles les premières sont jugeables et jugées. Les résistants, par exemple, susciteront de faux témoins qui feront condamner par la Gestapo le traître qui savait l'allemand. Le système du jugement subit donc une grande transformation, parce qu'il passe dans les conditions qui déterminent les rapports dont les apparences dépendent : Lang invente un relativisme où le jugement exprime le point de vue "le meilleur ", c'est à dire le rapport sous lequel les apparences ont une chance de se retourner au profit d'un individu ou d'une humanité de plus haute valeur. On comprend la rencontre de Lang et de Brecht, et les malentendus de cette rencontre. Car chez Lang comme chez Brecht, le jugement ne peut s'exercer directement dans l'image, mais passe du coté du spectateur auquel on donne les conditions de possibilité de juger l'image elle-même. Ce qui reposait chez Brecht sur une réalité des contradictions repose au contraire chez Lang sur une relativité des apparences. Chez l'un comme chez l'autre, si le système du jugement subit une crise, il n'en est pas moins sauvé, sauvé transformé. Il en va tout autrement chez Welles (bien qu'il ait fait un film languien mais répudié L'étranger, là où le personnage se trahit. Chez Welles, le système du jugement devient impossible, même et surtout pour le spectateur. Le saccage du bureau du juge dans La dame de Shanghaï et surtout l'imposture infinie du jugement dans Le procès témoigneront de cette nouvelle impossibilité.

Que reste-t-il ? Il reste les corps, qui sont des forces, rien d'autre que des forces. Mais la force ne se rapporte plus à un centre, pas plus qu'elle n'affronte un milieu ou des obstacles. Elle n'affronte que d'autres forces, elle se rapporte à d'autres forces, qu'elle affecte ou qui l'affectent. La puissance (ce que Nietzsche appelle "volonté de puissance" et Welles "character"), c'est ce pouvoir d'affecter et d'être affecté, ce rapport d'une force avec d'autres...

Est-ce à dire que, dans la vie, tout est question de forces ? Oui, si l'on comprend que le rapport des forces n'est pas quantitatif, amis implique nécessairement certaines qualités. Il y a des forces qui en savent plus répondre aux autres que d'une seule manière, uniforme, invariable : le scorpion de M. Arkadin ne sait que piquer, et pique la grenouille qui le porte sur l'eau, quitte à mourir noyé....

Le scorpion est le type d'une force qui ne sait plus se métamorphoser elle-même, d'après les variations de ce qu'elle peut affecter et de ce qui peut l'affecter. Bannister est un grand scorpion qui ne sait plus que piquer. Arkadin ne sait plus que tuer et Quinlan truquer des preuves. C'est un type de force épuisée, même quand elle est restée quantitativement très grande, mais elle ne peut plus que détruire et tuer, avant de se détruire elle-même, et peut-être afin de se tuer elle-même. Aussi est-elle descendante, décadente, dégénérée : elle représente l'impotence dans les corps, c'est à dire lepoint précis où la volonté de puissance n'est plus qu'un vouloir dominer, un être pour la mort, et qui a soif de sa propre mort, à condition de passer par celle des autres. Welles multiplie le tableau de ces impotents tout puissants : Bannister et ses prothèses ; Quinlan et sa canne, Arkadin et son désarroi quand il n'a plus d'avion ; Iago l'impotent par excellence.

Les hommes dits supérieurs sont vils ou mauvais. Mais le bon n'a qu'un nom, c'est générosité et c'est ce trait par lequel Welles définit son personnage préféré, Falstaff, c'est aussi le trait dominant dans l'éternel projet de Don quichotte. Si le devenir est la puissance du faux, le bon, le généreux, le noble est ce qui élève le faux à la énième puissance. Falstaff et Don Quichotte peuvent paraître hâbleurs et pitoyables, dépassés par l "histoire ; ils sont experst en métapmorphoses de la vue, ils opposent le devenir à l'histoire. Incommensurables à tout jugement, ils sont l'innocence du devenir. Seul le bon se laisse épuiser par la vie plutôt qu'il ne l'épuise, se mettant toujours au service de ce qui renaît de la vie, de ce qui se métamorphose et crée...

Dans ce devenir perpétuel, les corps n'ont plus de centre. La force n'a plus de centre précisément parce qu'elle est inséparable de son rapport avec d'autres forces alors les plans courts ne cessent de s'affronter les uns aux autres alors le plan séquence (début de La soif du mal) suscite un fouillis de centres évanouissants, les aberrations de mouvement prennent leur indépendance, les mobiles et les mouvements perdent leurs invariants. Le mouvement fondamentalement décentré devient faux mouvement et le temps fondamentalement libéré devient puissance du faux. Le montage court présente des images planes aplaties qui sont autant de projections qui expriment les métamorphoses d'une chose ou d'un être immanent. D'où l'allure d'une succession de " numéros " qui marque souvent les films de Welles, par exemple les différents témoins du passé de M. Arkadin peuvent être considérés comme une série de projections d'Arkadin lui-même, de même dans Le procès tous les personnages, policiers, collègues, étudiants, concierge, avocat, petites filles, peintre ou prêtre constituent la série projective d'une même instance qui n'existe pas hors de ces métamorphoses. Mais suivant l'autre aspect, le plan séquence à profondeur de champ marque puissamment les volumes et les reliefs, les plages d'ombres d'où les corps sortent et où ils rentrent, les oppositions et les combinaisons du clair et de l'obscur, les violentes zébrures qui affectent les corps quand ils courent dans un espace à claire voie.... Welles impose à partir de La dame de Shanghai un unique personnage : le faussaire.


Le cinéma du vécu de Pierre Perrault. Quand il critique toute fiction, c'est au sens où elle forme un modèle de vérité préétablie, qui exprime nécessairement les idées dominantes ou le point de vu du colonisateur, même quand elle est forgée par l'auteur du film. La fiction est inséparable d'une vénération qui la présente pour vraie, dans la religion dans la société, dans le cinéma, dans les systèmes d'images. Jamais le mot de Nietzsche, "supprimez vos vénérations" n'a été aussi bien entendu que par Perrault.

Quand Perrault s'adresse à ses personnages réels du Québec, ce n'est pas seulement pour éliminer la fiction, mais pour libérer du modèle de vérité qui la pénètre et retrouver au contraire la pure et simple fonction de fabulation qui s'oppose à ce modèle. Ce qui s'oppose à la fiction, ce n'est pas le réel, ce n'est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c'est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu'elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre. Tel le dauphin blanc de Pour la suite du monde, le caribou du Pays de la terre sans arbre et par-dessus tout la bête lumineuse, le Dionysos de La bête lumineuse. Ce que le cinéma doit saisir, ce n'est pas l'identité d'un personnage, rée ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C'est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à fictionner, quand il entre "en flagrant délit de légender ", et contribue ainsi à l'invention de son peuple. Le personnage n'est pas séparable d'un avant et d'un après, mais qu'il réunit dans le passage d'un état à l'autre. Il devient lui-même un autre quand il se met à fabuler sans jamais être fictif. Et le cinéaste de son côté devient lui-même un autre quand il "s'intercède " ainsi des personnages réels qui remplacent en bloc ses propres fictions dans leurs propres fabulations. Tous deux communiquent dans l'invention d'un peuple. Je me suis intercédé Alexis (Le règne du jour) et tout le Québec, pour savoir qui j'étais "en sorte que pour me dire, il suffit de leur donner la parole". C'est une simulation d'un récit, la légende et ses métamorphoses, le discours indirect libre du Québec, un discours à deux têtes, à mille têtes, petit à petit. Alors le cinéma peut s'appeler "cinéma vérité " d'autant plus qu'il a détruit tout modèle du vrai pour devenir créateur, producteur de vérité : ce ne sera pas un cinéma de la vérité, mais la vérité du cinéma.

C'est ainsi que l'entendait Rouch quand il parlait de "cinéma-vérité". Tout comme Perrault avec ses reportages-enquêtes, Rouch avait commencé par des films ethnographiques. L'évolution des deux auteurs s'expliquerait mal si l'on se contentait d'invoquer l'impossibilité d'atteindre à un réel brut ; que la caméra ait une action sur les situations, et que les personnages réagissent à la présence de la caméra, tout le monde l'a toujours su, et cela ne troublait guère Flaherty ni Leacock, qui n'y voyait déjà que de faux problèmes. Chez Rouch comme chez Perrault, la nouveauté a d'autres sources. Elle commence à s'exprimer clairement chez Rouch dans Les maitres fous quand les personnages du rite, possédés, ivres, écumant et en transes sont d'abord montrés dans leur réalité quotidienne où ils sont garçons de café, terrassiers, manœuvres, tels qu'ils redeviendront après la cérémonie. Ce qu'ils étaient avant... Inversement dans Moi, un noir, ce sont les personnages réels qui sont montrés à travers les rôles de leur fabulation. Dorothy Lamour, la petite prostituée, Lemmy Caution, le chômeur de Treichville, quitte à commencer à corriger eux-mêmes ensuite la fonction qu'ils ont déchainée. Dans Jaguar, les trois personnages, et surtout le galant, se distribuent les rôles qui leur font affronter comme autant de puissances légendaires, les réalités de leur voyage, la rencontre avec les féticheux, l'organisation du travail, la fabrication des lingots d'or qu'on enferme et qui ne servent à rien, la visite du grand marché au pas de course, enfin l'invention de leur petit commerce sous un titre qui remplace la formule toute faite par une figure apte à faire légende : "petit à petit l'oiseau fait son..bonnet". Et ils reviendront dans leur pays à la façon des ancêtres, pleins d'exploits et de mensonges où le moindre incident devient puissance. Il y a toujours passage d'un état à un autre au sein du personnage, comme lorsque le chasseur baptise un lion l'Américain ou que les voyageurs de Cocorico monsieur Poulet rencontrent la diablesse. A s'en tenir à ces chef d'œuvre, on s'aperçoit en premier lieu que le personnage a cessé d'être réel ou fictif, autant qu'il a cessé d'être vu objectivement ou de voir subjectivement : c'est un personnage qui franchit passages et frontières parce qu'il invente en tant que personnage réel et qu'il devient d'autant plus réel qu'il a mieux inventé.

Pour Perrault, il s'agit d'appartenir à son peuple dominé, et de retrouver une identité collective perdue, réprimée. Pour Rouch, il s'agit de sortir de sa civilisation dominante et d'atteindre aux prémisses d'une autre identité. Pour Rouch "je est un autre " selon la formule de Rimbaud. De son coté Perrault n'a pas besoin de devenir un autre pour rejoindre son propre peuple. Ce n'est plus Naissance d'une nation, mais constitution, reconstitution d'un peuple, où le cinéaste et ses personnages deviennent autre ensemble et l'un par l'autre, collectivité qui gagne de proche en proche, de lieu en lieu.



Chez Shirley Clark ou chez Cassavetes... Le personnage ne cesse de passer la frontière entre le réel et le fictif (la puissance du faux, la fonction de fabulation : le cinéaste doit atteindre ce que le personnage était avant et sera après, il doit réunir l'avant et l'après dans le passage incessant d'un état à l'autre (l'image-temps directe); le devenir du cinéaste et de son personnage appartient déjà à un peuple, à une communauté, à une minorité dont ils pratiquent et libèrent l'expression (le discours indirect libre)... Ce qui doit être filmé c'est la frontière à condition qu'elle ne soit pas moins franchie par le cinéaste dans un sens que par le personnage réel dans l'autre sens : il y faut le temps, un certain temps est nécessaire qui fait partie intégrante du film. C'est ce que disait Cassavetes dès Shadow puis Faces : ce qui fait partie du film c'est de s'intéresser aux gens plus qu'au film, aux "problèmes humains" plus qu'aux "problèmes de mise en scène", pour que les gens ne passent pas du côté de la caméra sans que la caméra ne soit passé du côté des gens. Dans Shadows, ce sont les deux nègres blancs qui constituent la frontière et son perpétuel franchissement dans une réalité double qui ne se distingue plus du film. La frontière ne peut être saisie que fuyante, quand on ne sait plus où elle passe, entre le Blanc et le Noir, mais aussi entre le film et le non-film : il appartient au film d'être toujours hors de ses marques, en rupture avec "la bonne distance", toujours débordant "la zone réservée" où on aurait voulu le tenir dans l'espace et dans le temps (P.200-201)

 

Chapitre 7 : La pensée et le cinéma

Chez Jean-Luc Godard, le problème du rapport entre images n'est plus de savoir si ça va ou si ça ne va pas, mais de savoir comment ça va. Chaque série renvoie pour son compte à une manière de voir ou de dire, qui peut être celle de l'opinion courante opérant par slogans, mais aussi celle d'une classe, d'un genre, d'un personnage typique opérant par thèse, hypothèse, paradoxe ou même mauvaise astuce. Chaque série sera la manière dont l'auteur s'exprime indirectement dans une suite d'images attribuables à un autre, ou, inversement, la manière dont quelque chose ou quelqu'un s'exprime indirectement dans la vision de l'auteur considéré comme autre. Il n'y a plus l'unité de l'auteur, des personnages et monde, telle que le monologue intérieur le garantissait. Il y a formation d'un discours indirect libre, d'une vision indirecte libre. Si l'on cherche la formule la plus générale de la série chez Godard, on appellera série toute suite d'images en tant que réfléchi dans un genre. Un film tout entier peut correspondre à un genre dominant, telle Une femme est une femme à la comédie musicale ou Made in USA à la bande dessinée. Mais même dans ce cas le film passe par des sous-genres, et la règle générale est qu'il y ait plusieurs genres, donc plusieurs séries. D'un genre à l'autre, on peut passer par franche discontinuité, ou bien de manière insensible et continue avec des genres intercalaires et partout de nouvelles possibilités s'ouvrent avec le montage. Ce statut réflexif du genre a de grandes conséquences : au lieu que le genre englobe des images qui lui appartiennent par nature, il constitue la limite d'images qui ne lui appartiennent pas mais qui se réfléchissent en lui. La danse surgit comme un moment dans le comportement des héros, comme la limite vers laquelle tendent une série d'images dans Une femme est une femme, dans la scène du café de Bande à part ou celle de la pinède dans Pierrot le fou.

Les genres réflexifs de Godard sont de véritables catégories par lesquelles le film passe. Il ne s'agit pas d'un procédé de catalogue, ou même de collage, mais d'une méthode de constitution de séries, chacune marquée par une catégorie. Godard ne cesse de créer des catégories : d'où le rôle si particulier du discours dans beaucoup de ses films où, comme le remarquait Daney, un genre de discours renvoie toujours à un discours d'un autre genre. Godard va des problèmes aux catégories, quitte à ce que les catégories lui redonnent un problème. Par exemple la structure de Sauve qui peut (la vie) : les quatre grandes catégories "l'imaginaire ", "la peur ", "le commerce ", la musique " renvoient à un nouveau problème "qu'est-ce que la passion ? ", " la passion ce n'est pas cela… ", qui fera l'objet du film suivant. C'est que les catégories, ne sont pas fixées une fois pour toutes. Elles sont redistribuées remaniée réinventées pour chaque film. Au découpage des séries correspond un montage de catégories chaque fois nouveau. Il faut, chaque fois que les catégories nous surprennent, et pourtant ne soient pas arbitraires, soient bien fondées, et qu'elles aient entre elles de fortes relations indirectes : en effet elles ne doivent pas dériver les unes des autres, si bien que leur relation est du type "Et", mais ce "et" doit accéder à la nécessité. Il arrive souvent que le mot écrit indique la catégorie, tandis que les images visuelles constituent les séries : d'où le primat très spécial du mot sur l'image, et la présentation de l'écran comme tableau noir. Et, dans la phrase écrite, la conjonction "et" peut prendre une valeur isolée et magnifiée (Ici et ailleurs "). Cette recréation de l'interstice ne marque pas forcement une discontinuité entre séries d'images : on peut passer continûment d'une série à une autre, en même temps que la relation d'une catégorie à une autre se fait illocalisable, comme on passe de la danse à l'errance dans Pierrot le fou, ou de la vie quotidienne au théâtre dans une femme est une femme ou de la scène de ménage à l'épopée dans Le mépris. Ou bien encore c'est le mot écrit qui peut être l'objet d'un traitement électronique introduisant mutation, récurrence et rétroaction (comme déjà sur le cahier de Pierrot le fou, la …rt se transformait en la mort).

Les catégories ne sont donc jamais des réponses ultimes, mais des catégories de problèmes qui introduisent la réflexion dans l'image même. Ce sont des fonctions problématiques ou propositionnelles. Dès lors, la question pour chaque film de Godard est : qu'est-ce qui fait fonction de catégories ou de genres réflexifs ? Au plus simple, ce peut être des genres esthétiques, l'épopée, le théâtre, le roman, la danse, le cinéma lui-même. Il appartient au cinéma de se réfléchir lui-même, et de réfléchir les autres genres, pour autant que les images visuelles ne renvoient pas à une danse, à un roman, à un théâtre, à un film préétablis, mais se mettent elles-mêmes à faire cinéma, à faire danse, à faire roman, à faire théâtre le long d'une série pour un épisode.


Les catégories ou genres peuvent être aussi des catégories psychiques (l'imagination, la mémoire, l'oubli…). Mais il arrive que la catégorie ou le genre prennent des aspects beaucoup plus insolites, par exemple dans les célèbres interventions de types réflexifs, c'est-à-dire d'individus originaux qui exposent pour elle-même et dans sa singularité la limite vers laquelle tendait ou tendra telle série d'images visuelles : ce sont des penseurs, comme Jean-Pierre Melville dans A bout de souffle, Brice Parain dans Vivre sa vie, Jeanson dans La Chinoise, ce sont des burlesques comme Devos ou la reine du Liban dans Pierrot le fou, ce sont des échantillons de figurants comme les figurants de Deux ou trois choses que je sais d'elle (je m'appelle ainsi, je fais ceci, j'aime cela…). Tous des intercesseurs qui font fonction de catégorie, en lui donnant une individuation complète : l'exemple le plus émouvant est peut-être l'intervention de Bruce Parain qui expose et individue la catégorie du langage, comme la limite vers laquelle tendait l'héroïne, de toutes ses forces, à travers les séries d'images (le problème de Nana).

Bref, les catégories peuvent être des mots, des choses, des actes, des personnes. Les carabiniers n'est pas un film de plus sur la guerre, pour la magnifier ou la dénoncer. Ce qui est très différent, il filme les catégories de la guerre. Or comme le dit Godard ce peut-être des choses précises, armées de mer, de terre et d'air, ou bien "des idées précises ", occupation, campagne, résistance, ou bien des sentiments précis, violence, débandade, absence de passion, dérision, désordre, surprise, vide, ou bien des "phénomènes précis ", bruit, silence.

Les couleurs elles-mêmes peuvent faire fonction de catégories. Non seulement elles affectent les choses et les personnes, et même les mots écrits ; mais elles forment elles-mêmes des catégories : le rouge en est une dans Week-end. La lettre à Freddy Buache dégage le procédé chromatique à l'état pur : il y a le haut et le bas, la Lausanne bleue, céleste, et la Lausanne verte, terrestre et aquatique. Deux courbes ou périphéries, et, entre les deux, il y a le gris, le centre, les lignes droites. Les couleurs sont devenues des catégories dans lesquelles la ville réfléchit ses images et en fait un problème. Trois séries, trois états de la matière, le problème de Lausanne. Toute la technique du film, ses plongées, ses contre contre-plongées, ses arrêts sur l'image, sont au service de cette réflexion. On lui reprochera de ne pas avoir fait un film sur Lausanne ; c'est qu'il a renversé le rapport de Lausanne et des couleurs et fait passer Lausanne dans les couleurs comme sur une table des catégories qui ne convenait pourtant qu'à Lausanne. C'est bien du constructivisme : il a reconstruit Lausanne avec des couleurs, le discours de Lausanne, sa vision indirecte.

Le cinéma cesse d'être narratif, mais c'est avec Godard qu'il devient le plus "romanesque ". Comme dit Pierrot le fou : " Chapitre suivant. Désespoir. Chapitre suivant. Liberté, Amertume". Bakhtine définissait le roman, par opposition à l'épopée ou la tragédie, comme n'ayant plus l'unité collective par laquelle les personnages parlaient encore un même et seul langage. Au contraire le roman emprunte nécessairement tantôt la langue courante anonyme, tantôt la langue d'une classe, d'un groupe, d'une profession, tantôt la langue propre d'un personnage. C'est la réflexion dans les genres, anonymes ou personnifiés, qui constitue le roman, son plurilinguisme, son discours et sa vision. Godard donne au cinéma les puissances propres au roman. Il se donne des types réflexifs comme autant d'intercesseurs à travers lesquels, je est toujours un autre. C'est une ligne brisée, une ligne en zigzag, qui réunit l'auteur, ses personnages et le monde et qui passe entre eux.. On assiste à l'effacement du monologue intérieur comme tout du film, au profit d'un discours ou d'une vision indirects libres ; l'effacement de l'unité de l'homme et du monde, au profit d'une rupture qui ne nous laisse plus qu'une croyance en ce monde ci.

Cinéma, corps et cerveau, pensée

Carmelo Bene est l'un des plus grands constructeur d'image-cristal : le palais de Notre Dame des Turcs, flotte dans l'image, ou plutôt c'est toute l'image qui bouge et palpite, les reflets se colorent violemment, les couleurs elles-mêmes cristallisent dans Don Juan, dans le danse des voiles de Capricci où les étoffent s'interposent entre la danseuse et la caméra. Des yeux hantent le cristal, comme l'œil dans l'ostensoir, mais ce qui est d'abord donné à voir, de sont les squelettes de Notre Dame, les vieillards de Capricci, le vieux saint décrépi de Salomé qui s'épuisent en gestes toujours repris, en attitudes toujours empêchées et recommencées, jusqu'à la posture impossible (Le Christ de Salomé qui n'arrive pas à se crucifier tout seul : comment la dernière main pourrait se clouer elle-même ?). La cérémonie chez Bene commence par la parodie qui n'affecte pas moins les sons que les gestes, car les gestes sont aussi vocaux, et l'apraxie et l'aphasie sont les deux phases d'une même posture. Mais ce qui sort du grotesque, ce qui s'en arrache, c'est le corps gracieux de la femme comme mécanique supérieure, soit qu'elle danse entre ses vieillards soit qu'elle asse par des attitudes stylisées d'un vouloir secrète, soit qu'elle soit en posture d'extase. N'est-ce pas pour vouloir enfin libérer enfin le troisième corps, celui du "protagoniste" ou du maître de cérémonie qui passe par tous les autres corps ? C'est lui dont déjà dont l'œil se glissait dans le cristal, c'est lui qui communique avec le milieu cristallin comme dans Notre Dame des Turcs où l'histoire du palais devient autobiographie du protagoniste. C'est lui qui reprend les gestes empêchés, ratés comme dans Notre Dame où il ne cesse de manquer sa propre mort, momie toute bandée qui n'arrive plus se faire une piqûre, la posture impossible. C'est lui qui doit profaner le corps gracieux ou s'en servir à quelque égard pour acquérir enfin le pouvoir de disparaitre, comme le poète de Capricci qui cherche la meilleure position pour mourir. Disparaitre, c'était déjà le vouloir obscur de Salomé quand elle s'éloignait, de dos vers al lune. Mais quand le protagoniste ainsi reprend tout, c'est parce qu'il a atteint maintenant au point de non vouloir qui définit maintenant le pathétique, le point schopenhauerien, le point d'Hamlet dans Un Hamlet de moins, là où disparait le corps visible. Ce qui se libère dans ce non-vouloir, c'est la musique et la parole, leur entrelacement dans un corps qui n'est plus que sonore, un corps d'opéra nouveau. Même l'aphasie devient alors la langue noble et musicale. Ce ne sont plus les personnages qui ont une voix, ce sont les voix ou plutôt les modes vocaux du protagoniste (murmure, souffle, cri, éructions...) qui deviennent les seuls véritables personnages de la cérémonie, dans le milieu devenu musique : tels les prodigieux monologues d'Hérode Antipas dans Salomé, qui s'élèvent de son corps recouvert par la lèpre, et qui effectuent els puissances sonores du cinéma. Et sans doute dans cette entreprise Bene est le plus proche d'Artaud. Il connait la même aventure : il "croit" au cinéma, il croit que le cinéma peut opérer une théâtralisation plus profonde que le théâtre lui même, mais il y croit un court instant. Il pense bientôt que le théâtre est plus apte à se renouveler lui-même et à libérer les puissances sonores, que le cinéma trop visuel restreint encore, quitte à ce que la théâtralisation intègre des supports électroniques au lieu de cinématographiques. Reste qu'il ya cru un moment, le temps d'une œuvre trop vite interrompue, volontairement interrompue : la capacité qu'aurait le cinéma de donner un corps, c'est à dire de la faire, de le faire naître et disparaitre dans une cérémonie, une liturgie.

Antonioni serait l'exemple parfait d'une double composition. On a souvent voulu trouver l'unité de son œuvre dans les thèmes tout faits de la solitude et de l'incommunicabilité, comme caractéristiques de la misère du monde moderne. Pourtant, selon lui, nous marchons de deux pas très différents, un pour le corps , un pour le cerveau. Dans un beau texte, il explique que notre connaissance n'hésite pas à se renouveller, à affronter de grandes mutations, tandis que notre morale et nos sentiments restent prisonniers de valeurs inadaptées, de mythes auxquels personne ne croit, et ne trouvent pour se libérer que de pauvres expédiants, cyniques, érotiques ou névrotiques.

Antonioni ne critique pas le monde moderne, aux possibilités duquel, il "croit" profondément : il critique dans le monde la coexistence d'un cerveau moderne et d'un corps fatigué, usé, névrosé. Si bien que son œuvre passe fondamentalement par un dualisme d'un côté tout le poids du passé dans le corps, toutes les fatigues du monde et de la névrose moderne, de l'autre le cerveau qui découvre la créativité du monde, ses couleurs suscitées par un nouvel espace-temps, ses puissances multipliées par les cerveaux artificiels.

La névrose n'est donc pas la conséquence du monde moderne, mais plutôt de notre séparation avec ce monde, de notre inadaptation à ce monde. Le cerveau, au contraire est adéquat au monde moderne, y compris dans ses possibilités d'essaimer des cerveaux électroniques ou chimiques : une rencontre se fait entre le cerveau et la couleur, no pas qu'il suffise de peindre le monde, mais parce que le traitement de la couleur est un élément important dans la prise de conscience du nouveau monde (le correcteur de couleur, l'image électronique…). A tous ces égards, Antonioni marque Le désert rouge comme un tournant de son œuvre.

Si Antonioni est un grand coloriste, c'est parce qu'il a toujours cru aux couleurs du monde, à la possibilité de les créer, et de renouveler toute notre connaissance cérébrale. Ce n'est pas un auteur qui gémit sur l'impossibilité de communiquer dans le monde. Simplement le monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui le peuplent, sont encore insipides et incolores. Le monde attend ses habitants qui sont encore perdus dans la névrose. Mais c'est une raison de plus pour faire attention au corps, pour en scruter les fatigues et les névroses, pour en tirer des teintes. L'unité de l'œuvre d'Antonioni, c'est la confrontation du corps-personnage avec sa solitude et son passé, et du cerveau-couleur avec toutes ses potentialités futures, mais les deux composant un seul et même monde, le nôtre, ses espoirs et son désespoir. (Source : Entretien avec Antonioni par Jean-luc Godard, in La politique des auteurs, Cahiers du cinéma, éditions de l'étoile).


C'est la grandeur de l'œuvre de Cassavetes, avoir défait l'intrigue ou l'action mais même l'espace pour atteindre aux attitudes comme aux catégories qui mettent le temps dans le corps autant que la pensée dans la vie. Quand Cassavetes dit que les personnages ne doivent pas venir de l'histoire ou de l'intrigue mais l'histoire être sécrétée par les personnages il résume l'exigence d'un cinéma des corps : le personnage est réduit à ses propres attitudes corporelles et ce qui doit en sortir c'est le gestus c'est çà dire un spectacle, une théatrâlisation ou une dramatisation qui vaut pour toute intrigue. Faces se construisait sur les attitudes du corps présentées comme des visages allant jusqu'à la grimace, exprimant l'attente, la fatigue, le vertige, la dépression. Et à partir des attitudes des Noirs, des attitudes des blancs, Shadows dégageait le gestus social qui se noue autour de l'attitude du nègre-blanc, mis dans l'impossibilité de choisir, solitaire à la limite de l'évanescence. Comolli parle d'un cinéma de révélation où la seule contrainte est celle des corps, et la seule logique celle des enchaînements d'attitudes : les personnages se constituent geste à geste et mot à mot à mesure que le film avance, ils se fabriquent eux-mêmes, le tournage agissant sur eux comme un révélateur, chaque progrès du film leur permettant un nouveau développement de leur comportement, de leur durée propre, coïncidant très exactement avec celle du film.... En règle générale, Cassavetes ne garde de l'espace que ce qui tient aux corps, il compose l'espace avec des morceaux déconnectés que seul un gestus relie. C'est l'enchaînement formel des attitudes qui remplace l'association des images.

Dans l'œuvre de Glauber Rocha, les mythes du peuple,  prophétisme et banditisme, sont l'envers archaïque de la violence capitaliste, comme si le peuple retournait et redoublait contre soi-même, en un besoin d'admiration, la violence qu'il subit de part et d'autre (Le Dieu noir et le diable blond). La prise de conscience est disqualifiée, soit parce qu'elle se fait en l'air comme chez l'intellectuel, soit parce qu'elle est comprimée dans un creux comme chez Antonio das Mortes, seulement apte à saisir les deux violences et la continuation de l'une par l'autre.

Que reste-t-il alors ? le plus grand cinéma d'agitation qu'on ait jamais fait : l'agitation ne découle pas d'une prise de conscience mais consiste à tout mettre en transe, le peuple et ses maitres, et la caméra même tout pousser à l'aberration, pour faire communiquer les violences autant que pour faire passer l'affaire privée dans le politique et l'affaire politique dans le privé (Terre en transe). D'où l'aspect très particulier que prend la critique du mythe chez Rocha : il ne s'agit pas d'analyser le mythe pour en découvrir le sens ou la structure archaïque, mais de rapporter le mythe archaïque à l'état des pulsions dans une société parfaitement actuelle, la faim, la soif, la sexualité, la puissance, la mort, l'adoration.

Chapitre 9 : Les composantes de l'image

S'il est vrai que le cinéma moderne implique l'écroulement du schème sensori-moteur, l'acte de parole ne s'insère plus dans l'enchaînement des actions et réactions, et en relève pas davantage une trame d'interactions. Il se replie sur lui-même, il n'est plus une dépendance ou une appartenance de l'image visuelle, il devient une image sonore à part entière, il prend une autonomie cinématographique, et le cinéma devient vraiment audio-visuel.

L'acte de parole devient acte de fabulation, chez Rouch ou chez Perrault, ce que Perrault appelle "le flagrant délit de légender", et qui prend la portée politique de constitution d'un peuple (c'est par là seulement que peut se definir un cinéma présenté comme direct ou vécu).