Aux Indes, sur les bords d'un grand fleuve, vit une famille britannique : le père, la mère et leurs deux filles, Harriet et Valerie. Leur voisin M. John a lui aussi une fille Melanie, née d'une mère hindoue. Quand il reçoit la visite de son neveu le capitaine John qui a perdu une jambe à la guerre, les trois jeunes filles s'éprennent de ce dernier. Conscient de son infirmité, John se refuse à répondre à l'amour qui lui est offert et c'est seul qu'il repartira. La vie reprendra alors son cours, sur les bords du fleuve, comme par le passé. La brève venue du beau jeune homme n'aura été qu'un intermède.
C'est le premier film en couleur tourné en Inde et le premier film en technicolor de Jean Renoir. Le film, largement improvisé, est très fidèle à l'esprit d'aventure et à l'humanisme de Jean Renoir.
Un film indien entre aventures et improvisations
Renoir est ébloui par la simplicité et la vérité du roman de Rumer Godden dont il achète immédiatement les droits. Il mettra pourtant cinq ans pour faire aboutir son film. Rumer Godden déteste l'adaptation qu'a faite Michael Powell de son roman Le narcisse noir, tourné en studio. Elle refuse toute demande en provenance d'Hollywood. C'est en apprenant que Renoir avait passé une nuit dans sa maison d'enfance qu'elle se révisa. Elle fut la première invité du couple Renoir au 1273 Leona drive, sur Beverly Hills.
Renoir et Rumer Godden souhaitaient que le capitaine John soit interprété par James Mason, Marlon Brandon ou une star hollywoodienne, meilleure façon de faire triompher un film aux Etats-Unis. Un contrat est sur le point d'être signé avec Mel Ferrer qui renonce au dernier moment. Le choix par Renoir de Thomas E. Breen parait catastrophique à Rumer Godden. Mais ils devront se satisfaire d'un casting d'enfants et d'amateurs.
Les caches pour étouffer le son n'arrivent pas fin décembre. Renoir en profite pour tourner du matériel documentaire et entrer ainsi en en contact plus étroit avec le pays. Renoir découvre Rhada dans chez Daniélou, un musicologue installé en Inde depuis 20 ans et invente pour elle, le rôle de la métisse indienne. Rumer Godden, la romancière et coscénariste du film, trouvait plus honnête de montrer l'Inde au travers des yeux d'un occidental mais elle accepte les idées de Renoir et, ensemble, ils modifient le script initial afin que la caméra sorte des murs de la maison et film le fleuve et les alentours de Calcutta.
La maison choisie est le palais du maharadja de Gwalior, 7 Riverside à Barrackpore à 15 kilomètres au nord de Calcutta, près du Gange. Il faudra six mois de tournage soit le double de ce qui était prévu. Il faut souvent refaire les plans pour cause de bruits parasites (oiseaux, avions, foule de spectateurs trop bruyants...) car Renoir tient au son direct. La lourde caméra technicolor avec ses caches pour l'insonorisation pèse plus de 100 kilos, manipulée d'abord sans aucune machinerie. Il faudra attendre la fin du tournage pour que le producteur fasse venir une vieille grue. La pellicule est très peu sensible et Claude Renoir demandera sans succès un plus fort éclairage.
Le montage demandera presque un an. Renoir en profite pour y inclure de la musique indienne et rien que de la musique indienne. Les preview montrent que les spectateurs aiment cette musique et la partie documentaire. Les rôles de fiction sont ainsi un peu raccourcis. L'histoire et les motivations du capitaine John semblant peu claire, il est décidé d'un commentaire off sous la forme du journal d'Harriet. Ce commentaire off doit être plaqué sur un montage déjà effectué.
Le fleuve de Jean Renoir
Trois jeunes filles tombent amoureuses du même homme. L'une est métisse, étrangère à elle-même, ne sachant qui elle est. La seconde revient d'Angleterre, où elle a étudié, étrangère dans sa propre famille. La troisième, la plus jeune, est encore étrangère au monde des adultes et elle s'effraie d'y entrer malgré elle :
"Faire des enfants, cela fait mal? demande telle.
- Pas vraiment, répond sa mère, juste assez mal pour vous rendre sensible,
comme l'amour."
Il faut accepter la souffrance pour approcher le bonheur. Il faut savoir même accepter la mort d'un enfant :
"Je bois aux enfants. Réjouissons-nous qu'un enfant meure enfant. C'en est un qui s'évade. Nous les enfermons dans nos écoles. Nous leur enseignons nos superstitions. Nous les entraînons dans nos guerres et ils ne peuvent résister. Nous massacrons les innocents. Et le monde est fait pour eux. Ils grimpent aux arbres, ils se roulent dans l'herbe. Ils sont proches des fourmis et des oiseaux. Comme les animaux, ils n'ont pas de honte. Ils savent ce qui compte, la naissance d'une souris, la chute d'une feuille. Si le monde était fait d'enfants…"
Cette philosophie peut étonner de la part de Renoir. Elle peut être le signe de son humilité devant un pays immense où la spiritualité coexiste avec la misère, les conflits, la guerre.
Mais, comme le remarque Gilles Deleuze (L'image-temps, chapitre 4 : les cristaux de temps), là aussi Renoir parie pourtant pour un gain : quelque chose se forme à l'intérieur du cristal qui réussira à sortir par la fêlure et à s'épanouir librement. Les enfants, abrités dans cette sorte de cristal que constitue le kiosque hindou, essaient des rôles, dont certains tournent au tragique, comme meurt tragiquement le petit frère. Mais Harriet va y faire son apprentissage. Elle prend conscience de sa grandeur et de sa petitesse puisque "on y perd son rêve" mais qu'on y gagne la puissante volonté de vie qui se confond avec le fleuve et le rejoint au dehors. Cette alliance d'une profonde volonté de vivre trouvée dans une nature luxuriante cruelle (plans magnifiques d'arbres, de fleurs à la fin, lorsque la mort, avec le mal, la déchirure, sont apparus) rend le film étrangement proche du panthéisme de D.H. Lawrence.
Le film est un triomphe critique (Prix de la critique internationale à Venise) et public aussi bien en Europe qu'aux Etats-Unis.
Jean-Luc Lacuve, le 21/03/2012
Sources :