Un soir Bennie, trompettiste de jazz, entre dans une boite bondée où il est mal à l'aise. Un autre soir, il esquive un homme auquel il doit vingt dollars et s'en va avec ses amis draguer des filles dans un bar new-yorkais. Bennie drague la jolie Nancy tandis que le grand Tom et Dennis draguent deux autres filles.
Le lendemain matin, Bennie revient sur la 46e rue voir son frère, Hugh, afin de lui emprunter les vingt dollars qui lui manquent. Hugh est un chanteur noir sur le déclin qui doit se résoudre à accepter de présenter des girls dans son tour de chant. Son manager, Rupert, négocie auprès de Jack Ackerman un cachet de soixante-dix dollars pour deux soirées à Philadelphie et le nom de Hugh sur l'affiche. Hugh donne ses vingt dollars à Bennie qui remercie à peine son aîné.
La jeune Lelia, vingt ans, accompagne son frère Hugh à la gare routière. Comme Bennie, elle est de coloration presque blanche. Hugh, protecteur, insiste pour que Lelia rentre en taxi. Celle-ci n'en fait rien et s'attarde à la devanture d'un cinéma qui passe une rétrospective Brigitte Bardot et Man or gun (Albert C. Gannaway, 1958). Elle est importunée par un homme mais protégée par un autre (John Cassavetes).
A Philadelphie, Sam, le pianiste de la boite, accueille Hugh et Rupert. Pour présenter les filles, Sam propose de raconter une histoire drôle (le lapin qui tombe de l'arbre et dit : Y a que les oiseaux pour s'envoyer en l'air). Hugh s'y résout mais sa chanson n'intéresse personne et Jack, qui assiste au spectacle, demande à Sam d'écourter brutalement sa prestation pour faire entrer les girls... qui sont chaleureusement applaudies.
Dans un bar-restaurant, Bennie, Tom et Dennis font face aux sarcasmes de Lelia et de son ami David, amateur de littérature qui organise une soirée. Par défi, Bennie et Dennis proposent de se rendre dans un musée. Dennis propose le Metropolitan avec ses momies mais c'est finalement au jardin de sculptures du Moma que se rendent Dennis, Tom et Bennie. Tom se moque du snobisme de Dennis qui reste muet devant le Monument à Balzac de Rodin alors que Bennie est intrigué par une sculpture inspirée des masques africains.
Au cours de la soirée littéraire de David, Lelia rencontre Tony, un jeune garçon avec lequel elle connaît ses premiers rapports. L'amant est quelque peu troublé, craignant que cette aventure d'un soir ne tourne à la liaison. Cependant, il raccompagne la jeune fille chez elle et découvre par l'arrivée inopinée de Bennie que celle-ci est une Noire, ce qui, de par son teint très clair, ne se voyait pas. Tony tente de s'esquiver, mais ne peut éviter les sarcasmes de Bennie qui le chasse.
Tony tente de rappeler Lelia au téléphone mais celle-ci, blessée, ne répond pas. Le lendemain matin, Hugh a rejoint l'appartement familial et les deux frères cajolent leur sœur. Le soir, Hugh a invité ses amis noirs, ce qui met Bennie mal à l'aise. Vickie, une amie de Lelia lui présente Dave 'Davy' Johnson qu'elle rembarre. A bout devant la négritude affichée des amis de Hugh, Bennie déclenche une bagarre, s'enfuit et ne revient qu'à six heures du matin.
L'après-midi, Davy vient inviter Leila à danser mais celle-ci le dédaigne et le fait attendre près de trois heures. Dans le night-club, Davy parvient néanmoins à l'amadouer.
À la gare routière, où Hugh est arrivé une nouvelle fois en retard, Rupert l'avertit que leur tournée vers Chicago va être écourtée : Ackerman a signalé à Cincinnati que Hugh faisait des histoires. Rupert, découragé, est sur le point de lâcher le chanteur. Mais, cette fois, c'est Hugh qui fait preuve de modestie et d'amitié et lui redonne courage.
Bennie, Tom et Dennis sont repartis pour une nouvelle soirée de drague. Dans un café, ils tentent de séduire deux jolies jeunes filles mais sont surpris de voir arriver les trois garçons avec qui elles sortaient et qui s'étaient momentanément absentés. Le ton monte rapidement entre les deux groupes de trois garçons qui finissent par se battre dans le local à poubelles de l'immeuble. Malgré la force de Tom, le groupe de Bennie à le dessous et se fait violemment corriger. Tom remet ses amis debout et les entraine dans un bar. Là, Bennie prend conscience qu'il ne peut passer son temps à voler les filles des autres et qu'il souhaite avoir sa propre copine. Il s'en va seul dans la nuit, probablement décidé à changer.
Le générique de fin signale que le film a été réalisé par John Cassavetes et qu'il s'agit d'une improvisation.
Au départ libre improvisation sur des exercices théâtraux, Shadows est financé de manière inattendue et révolutionnaire. Après une première sortie inaboutie en 1958, il devient, renforcé par huit grandes scènes tournées dans un second temps en 1959, un grand film sur la quête d'identité. Cassavetes, dès ce premier essai, se démarque du cinéma commercial et de ses conventions. Le jeune réalisateur de 28 ans n'a de cesse de faire surgir la vérité de ses personnages au travers du jeu des acteurs même si celle-ci est douloureuse et âpre. Shadows appartient ainsi pleinement au génie de Cassavetes et occupe une place unique, précieuse et rare dans le cinéma moderne.
Interroger les valeurs de la beat generation
Le thème le plus évident du film est celui de la question noire, du racisme ordinaire, traité en deux gros plans âpres et définitifs : le froncement de sourcil de Tony dans un premier gros plan et le gros plan de Lelia où elle voit le regard de Tony. Tout le monde, Hugh, Rupert mais aussi le spectateur, comprend que l'histoire d'amour entre les deux jeunes gens n'a plus d'avenir. Tony essaie de rappeler Lelia au téléphone ; celle-ci tente encore de refuser la cour de Davy mais le premier n'a qu'un message piteux à transmettre à Lelia quand il la voit sortir avec le second et Lelia, transpercée par la remarque de Davy au night-club, finit par rendre les armes et accepter la tendresse amoureuse de son compagnon.
Plus fondamentalement, le film traite des gens qui ne savent pas qui ils sont, qui portent des masques, sont en perte d'identité puis en quête d'identité. Hugh, chanteur sur le déclin, change enfin d'attitude avant de partir pour Chicago et reconnaît les efforts de Rupert pour les maintenir à flot. Bennie, fatigué de toujours draguer les filles des autres, décide d'en finir avec cette vie qui ne lui rapporte que des coups. Le film se clôt dans cette errance de Bennie sous les enseignes qui clignotent dans la nuit. Au moins n'est-il plus en train de dénier la réalité, de refuser sa négritude qui le faisait devenir violent lors de la soirée donnée par Hugh. Cette quête d'identité s'était signalée une première fois lors de la visite au jardin de sculptures du MOMA où Bennie s'attarde devant une statue, sorte de masque inspiré de l'art nègre. Elle lui renvoie pour la première fois un signe positif de son identité qu'il mettra le temps du film à admettre.
Lelia suit un même parcours identitaire. Il y a d'abord la scène de déambulation de nuit lorsqu'elle sort de la gare routière de Porth Authority où elle a accompagné son frère. Elle s'ouvre au monde même si l'expérience est difficile puisqu'elle est importunée par un homme. Elle est néanmoins protégée par un autre, interprété par Cassavetes lui-même. Elle doit ensuite faire face à sa première expérience sexuelle, douloureuse "Je ne savais pas que cela pouvait être si affreux" dit-elle à Tony, déclaration bien loin du halo romantique habituellement dédié aux premiers rapports amoureux. Là aussi un grand masque africain préside à cette découverte de la difficulté, du combat pour aimer. Enfin, Lelia devra renoncer à son attitude hostile envers Davy pour faire le deuil de ce premier amour.
Avec les moyens du théâtre de la musique et du cinéma
Ainsi, même si le film fait le portrait d'adolescents de la beat generation (jeunes désuvrés, balades de nuit, fêtes dans les appartements), il n'en dresse pas moins le constat d'un état globalement peu satisfaisant qui demande une recherche personnelle pour trouver sa propre vérité. Le film ne possède pas de dénouement explicite mais les personnages se rendent compte qu'ils étaient en train de se mentir sur eux mêmes. Cette prise de conscience est un espoir même si le film se termine sur un point d'interrogation sans happy-end avec une scène positive explicite.
Cassavetes fait remonter l'origine du titre du film à ce que l'un des acteurs s'amusait à dessiner ses camarades au fusain et appela son dessin Shadows. Mais Cassavetes avait appelé ainsi son atelier de théâtre au Variety arts studio, car shadows avait le sens d'acteurs en anglais élisabéthain. Le titre du film rend donc tout autant hommage au travail des comédiens pour trouver leur personnage qu'au thème de la quête d'identité.
Ce combat est magnifié par la musique de jazz qui doit finalement assez peu à Charlie Mingus crédité au générique mais qui utilise très peu des improvisations de son album Self portrait in three colors. Shadows témoigne aussi de la splendeur de New York, les scènes de jour ou de nuit sur la 46e rue, Central park en hiver et le parc de sculptures du MoMA, tout nouvellement installé (Il sera réaménagé en 1983-84 et de nouveau en 2002-2005 par l'architecte japonais Yoshio Taniguchi). Dans Shadows, on distingue les Nus de dos de Matisse, La famille de Moore et le Monument à Balzac de Rodin.
Un film à la genèse révolutionnaire
En 1957, Cassavetes est à l'affiche de L'homme qui tua la peur (Martin Ritt, 1957) est un acteur en vogue à la télévision (Playhouse 90, The U.S. Steel hour). Il donne un cours de théâtre, pour lequel il est possible d'obtenir des bourses, au rez-de-chaussée du Variety arts studio, immeuble de répétitions de cinq étages. Cassavetes, acteur formé aux méthodes de L'Actors Studio, est un adepte de l'improvisation. Il définit le personnage de Leila comme la sur de Hugh et Ben. Chacun entre et improvise un rôle. Un soir, il annonce qu'il doit se rendre à l'émission de Jean Shepherd, Night people, à 1h00 du matin. Là, Cassavetes déclare qu'il est possible de faire un film totalement libre des contraintes commerciales imposées par les studios si chaque auditeur lui envoie un dollar. Le lendemain, Cassavetes reçoit 2 000 billets de 1 dollar. De retour au Variety arts studio, il annonce à ses comédiens qu'ils vont faire un film à partir de leur travail.
Cassavetes utilise le plateau du Variety arts studio
comme décor de l'appartement de Hugh, Bennie et Lelia.
(source : supplément au DVD Criterion-Ocean) |
Il leur demande de s'identifier totalement à leur personnage jusqu'à oublier qu'ils jouent. Ils gardent leur propre prénom dans le film et Cassavetes les convainc de l'importance de passer du temps entre eux, au café, chez le coiffeur. Leila Goldoni témoigne (3) que les dialogues pouvaient changer mais la forme de la scène restait dans une certaine mesure la même, se concentrant sur une personne après l'autre. Il y avait une certaine répétition dans l'improvisation. Les scènes sont très écrites. Le "J'ignorais que ça pouvait être aussi affreux" vient de Cassavetes qui se démarque ainsi du halo romantique et rompt avec les conventions.
Durant quatre mois, Cassavetes tourne des scènes sans méthode "Je croyais, dit-il, tenir un outil magique pour filmer des impressions ; ce que sont les gens plutôt que leur vie intérieure". Le soir de la première au Paris Theater, le film, tourné en 16mm, dure une heure.
L'échec de la première au Paris Theater
(source : supplément au DVD Criterion-Ocean)
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"La salle était comble mais, rapidement, toutes les personnes sont parties sauf un critique, un ami qui a trouvé le film merveilleux". Cet ami c'est probablement Jonas Mekas qui, comme le raconte Dominique Noguez (2), proclamera triomphalement dans Film Culture que les cinéastes de la nouvelle génération pouvaient désormais faire leurs films eux-mêmes. Pour marquer l'événement, Film Culture crée d'ailleurs un Prix du cinéma indépendant (Independent Film Award) dont elle donne l'étrenne à Cassavetes le 26 janvier 1959. Dans ses attendus, la revue souligne que Shadows "plus qu'aucun film américain récent, présente la réalité contemporaine d'une manière neuve et non conventionnelle ( ) les situations et l'atmosphère de la vie nocturne new-yorkaise y sont rendues de façon vive, cinématographique, vraie". Mais, plus que son atmosphère et ses décors nocturnes -"texture de rues désertes et sombres, de bars, de néons" plus que son contenu (scènes de la vie de famille noire- deux frères et une sur à New York) dont l'exemplarité et la portée seront d'ailleurs en partie contestées par la critique marxiste européenne, c'est la manière dont le film a été tourné que saluent Mekas et sa revue.
Après l'échec de la première qui semblait irréparable, le producteur Papatakis prête 2 000 dollars et des amis encore 13 000 dollars pour continuer et permettre dix jours de tournage supplémentaires. Dominique Noguez précise que les deux producteurs indépendants qui ont complété le budget sont Maurice McEndree et Seymour Cassel. Il prétend que Cassavetes accepta d'arranger son film à la demande de ses distributeurs, pour des raisons commerciales. Dans le portrait réalisé pour Cinéastes de notre temps par André S. Labarthe en 1965 et 1968 (1) John Cassavetes en donne une autre explication. "La première version a été montrée à des cinéphiles qui l'ont trouvé merveilleuse dit-il et le bruit a couru que la seconde version était plus commerciale. Mais je préfère les dix jours du nouveau tournage aux quatre mois de tournage improvisé."
Cassavetes rappelle Lelia Goldoni, retournée à Los Angeles
où elle s'est mariée, lui fournit un billet pas cher pour New
York... et une perruque car elle a maintenant les cheveux courts. Sont tournées
la scène du départ de la gare routière de Porth Authority
où, ensuite, elle remonte la rue pendant 40 secondes, la scène
au MOMA, la scène du lit et celle dans le night-club avec David Jones.
C'est cette seconde version, gonflée en 35 mm qui fut envoyée
dans les festivals et exploitée dans le monde entier.
Jean-Luc Lacuve, le 22/07/2012.
Sources :