Le film s'ouvre par une citation de Jean-Luc Godard : "Il y a quelque chose qui nous unit Bertrand et moi, c'est que nous sommes les enfants de la Libération et de la Cinémathèque". Bertrand Tavernier se souvient avec émotion de sa vision de Lyon libéré en 1944 depuis les hauteurs de la ville et dont le spectacle est resté gravé en lui. Le cinéaste marche dans le jardin familial et où il tourna son premier film, L’horloger de saint Paul (1974) où la figure du père, interprété par Noiret était un hommage au sien propre, ami d'Aragon, qu'il filmait alors en parallèle (extrait de Lyon, le regard intérieur, 1988).
Le manque de soins médicaux durant la période de la reconstruction entraine chez le jeune Bertrand un œil touché par la tuberculose. Mal soigné, des séquelles au niveau de la rétine, le conduisent à 6 ans dans un sanatorium de Saint-Gervais, en Haute-Savoie. C'est là qu’a lieu le premier éblouissement cinématographique, avec la projection de Dernier atout (1942), une comédie policière enlevée de Jacques Becker. L’amour du cinéma, lui, est né avec l’admiration pour l’œuvre si élégante et personnelle de ce cinéaste. Ainsi dans Casque d'or (1952) où chaque personnage, même la fiancée délaissée, à droit à une belle scène, Rendez-vous de Juillet (1949), Falbalas (1945), le film à l'origine de la vocation de Jean-Paul Gaultier comme le rappelle un extrait filmé d'un débat en salle. Chez Becker, l'attention aux gestes des personnages prime les effets de mise en scène. Comme chez Howard Hawks et son regard à hauteur d'homme, il n'y a aucun cadrage ou mouvement de caméra voyants chez lui mais des gens au travail, dans Goupi mains rouges (1942), Antoine et Antoinette (1947), Edouard et Caroline (1951), Rue de l'estrapade (1952), Les amants de Montparnasse (1958), Le trou (1960) ou Touchez pas au grisbi (1954). Chez lui, le scénario est au service des personnages et cherche à mieux les définir.
Adolescent, le jeune Bertrand vit en pension et étanche sa soif cinéphile dans les cinémas de quartier, le Florida ou l'Eldorado. Il participe aux débats comme on les voit dans, Les sièges de L'Alcazar (Luc Moullet, 1989). Il aime des films méconnus comme, Macao, l'enfer du jeu (Jean Delannoy, 1939) dans lequel il repère aujourd'hui un beau travelling.
Les films de Jean Renoir, vus au cinéma le Club, sont son second grand choc ainsi de la scène où les soldats entonnent la Marseillaise dans La grande illusion (1937) ou de sa fin, antimilitariste, dans la neige. Partie de campagne (1946), La Marseillaise (1938), La règle du jeu (1939), Le crime de monsieur Lange (1935), Toni (1934), La chienne (1931), La bête humaine (1938), French cancan (1954) renforceront son admiration pour Renoir. Tavernier réfute l'idée communément admise d'un Renoir qui ne serait pas un grand technicien tout comme les propos eux-mêmes de Renoir à Rivette et Truffaut qui se disait adepte de l’improvisation et détestant le cinéma de studio. Tavernier reprend le jugement à l'emporte pièce de Gabin sur Renoir :"comme metteur un génie, comme homme une pute".
Jean Gabin fut lui l'étalon des changements du cinéma français. Le personnage de Gabin ne s’est pas "embourgeoisé" dans l’après-guerre : il a simplement incarné les mutations de la figure prolétarienne, tout en élargissant le registre de l’acteur, malgré une indéniable routine en fin de carrière. C'est ce que l'on peut voir dans Sous le signe du taureau (Gilles Grangier, 1968), La nuit est mon royaume (Georges Lacombe, 1951), Des gens sans importance (Henri Verneuil, 1955), Gas-oil (Gilles Grangier, 1955), Le chat (Pierre Granier-Deferre, 1970), La vérité sur Bébé Donge (Henri Decoin, 1951), Voici le temps des assassins (Julien Duvivier, 1955), Le désordre et la nuit (Gilles Grangier, 1958), La traversée de Paris (Claude Autant-Lara, 1956), Le président (Henri Verneuil, 1960), Maigret tend un piège (Jean Delannoy, 1955), Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1961), Razzia sur la chnouf ( Henri Decoin, 1954), En cas de malheur (Claude Autant-Lara, 1958),
Marcel Carné est une autre grande figure du cinéma qui doit beaucoup à sa collaboration avec des scénaristes Henri Janson ou Jacques Prévert : Les assassins de l'ordre (Marcel Carné, 1971), Hôtel du nord (Marcel Carné, 1938), Le jour se lève (Marcel Carné, 1939) décors de Trauner, Les enfants du paradis (Marcel Carné, 1945), Les portes de la nuit (1945),
Maurice Jaubert a signé de grandes partitions : L'Atalante (Jean Vigo, 1933) Quatorze Juillet (René Clair, 1933), Un carnet de bal (Julien Duvivier, 1937), dans les années 1930 avant de mourir prématurément. On lui doit aussi Le quai des brumes (Marcel Carné, 1938), La belle équipe (Julien Duvivier, 1936), Remorques (Jean Grémillon, 1941), Au-delà des grilles (René Clément, 1948). Sa maitrise de l'orchestration va de paire avec celle de faire ressortir de manière inoubliable certains instruments : la guitare dans Jeux interdits (René Clément, 1951), l'harmonica dans Touchez pas au grisbi (Jacques Becker, 1954), la trompette dans Ascenseur pour l'échafaud (Louis Malle, 1957). Tavernier rend compte de la musique d'Un condamné à mort s'est échappé (Robert Bresson, 1956), La belle et la bête (Jean Cocteau, 1946), Madame De... (Max Ophuls, 1953), Les anges du péché (Robert Bresson, 1943), Justin de Marseille (Maurice Tourneur, 1935), Bagarres (Henri Calef, 1948), Joseph Kosma (Serge Le Péron, 1996 joseph Kosma, compositeur d'origine hongroise, a quitté la Hongrie pour se rendre à Berlin. Il y rencontra Kurt Weill et Hanns Eisler. Il suivit le théâtre itinérant de Bertolt Brecht. À son arrivée à Paris, en 1933, il fit la connaissance de Prévert, Carné, Renoir... et Desnos, Queneau... Kosma mit en musique les poèmes de Prévert. Le travail de ces deux hommes donna naissance à des chansons aussi célèbres que Les Feuilles mortes.
Eddie Constantine est le héros de Tavernier adolescent avec Cet homme est dangereux (Jean Sacha, 1953), Ca va barder (John Berry, 1954), Lucky Jo (Michel Deville, 1964) ou Alphaville (Jean-Luc Godard, 1965)
Avec ses amis cinéphiles, Tavernier récupère et sauve deux bobines très abimées de Remous (Edmond T.Gréville, 1933) à l'origine de sa passion pour ce cinéaste qui dirigea, Menaces (1939), Le diable souffle (1948) ou Noose (1948).
Revenu Sous les toits de Paris (René Clair 1930), Tavernier admire aussi Jean-Pierre Melville même s'il estime que Bob le flambeur (1955) et Deux hommes dans Manhattan (1958) comportent des failles. Mais Le doulos (1962) est le film préféré de Tarantino. Il va l'interviewer et devient son assistant sur Léon Morin prêtre (1961). Il admirera ensuite, Le samouraï (1967) et L'armée des ombres (1969). Mais Melville, peu convaincu du travail de son assistant sur Léon Morin prêtre conseille à Tavernier de devenir attaché de presse pour Beauregard. La jeune génération de la Nouvelle Vague que défend alors Tavernier elle touchée par le conflit de la guerre d’Algérie, au cœur d’Adieu Philippine (Jacques Rozier, 1960) et évoquée dans Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda). Tavernier défendre les films de Godard, dont Pierrot le fou (1965) et Le mépris (1963). Il reproche à Truffaut de rejeter en bloc tout le « cinéma de scénaristes » même s'il admire Les quatre cent coups (1959), Tirez sur le pianiste (1960) ou Landru (Claude Chabrol, 1962). On est loin du cinéma engagé d'Espoir (André Malraux, 1938), Allo Berlin ? ici Paris (Christian Duvivier, 1931), Le garçon sauvage (Jean Delannoy, 1951) ou Octobre à Paris (Jacques Panijel, 1962) que Tavernier accompagne dans son périple d'exploitation difficile. Autre belle œuvre engagée dont il réalise la bande-annonce, La 317e section (Pierre Schoendoerffer, 1964).
La seconde rencontre décisive pour devenir cinéaste après celle de Melville fut celle de Claude Sautet. Tavernier admire Classe tous risques (Claude Sautet, 1959) où Lino Ventura, gros mangeur, était surveillé en douce à la cantine par Claude Sautet : son personnage en cavale devait accuser les jours de privation et de manque, Les choses de la vie (1969) et Max et les ferrailleurs (1971).
Avec Thierry Frémaux, devant l'institut Lumière, Tavernier échange avec chaleur sur leur cinéphilie commune; de ce qu'ils ne savent pas encore : qu'a bien pu dire Louis Lumière pour inciter ses ouvriers et ouvrières pour La sortie des usines Lumière, premier film du cinématographe ? "Avancer", "Moteur"... ? L'histoire du cinéma français est à compléter et c'est d'ailleurs à cela que Bertrand Tavernier va s'employer puisque le générique promet de nouveaux développements sur cette même période historique du cinéma s'arrêtant à ses propres débuts de cinéaste.
Pour Bertrand Tavernier la beauté d'un film ne résulte pas tant de la qualité de mise en scène, comprise comme l'expression d'un auteur, mais comme l'assemblage réussi des qualités du travail des acteurs, des chefs décorateurs, des musiciens ou des scénaristes.
Tavernier dans son exploration du cinéma français cherche aussi à révéler ce qu'à de spécifiquement français notre cinéma national. Il trouve des liens plus ou moins explicites entre des réalisateurs aussi différents que Bresson, Becker et Melville, en insistant sur l’attention obsédante que portent ces cinéastes pour les gestes et les rites quotidiens.
Ces exercices d'admirations restent pourtant souvent superficiels, ne cherchant pas, excepté pour Jacques Becker, à définir la spécificité d'un metteur en scène mais s'attardant sur un détail plus ou moins éclairant. Ainsi le travelling de Macao, l'enfer du jeu (Jean Delannoy, 1939), certes inhabituel pour l'époque, vaut celui sur Carette dans La règle du jeu (Jean Renoir, 1939). Ce dernier mouvement d'appareil, bien plus lyrique, définit l'espace de liberté dont jouit le braconnier. Il est exemplaire de la possibilité offerte souvent à de nombreux personnages renoiriens de s'échapper d'une situation fermée dans la profondeur de champ comme à la fin de La grande illusion (1937). A contrario, l'assassinat dans La chienne (1931) est filmé avec la chanson de la rue hors champ, comme une fuite impossible. Si Bresson est évoqué par la musique dans Un condamné à mort s'est échappé, il n'est pas fait mention de son travail sur le son ou de l'exigeant non travail sur le jeu des acteurs.
Dans son préambule à Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (1995), le réalisateur-cinéphile américain rappelait qu'un grand film suscite une grande émotion et que celle-ci repose sur la volonté d'expression de son réalisateur. En partageant son admiration pour tous les artisans du film, Bertrand Tavernier rend hommage à de beaux extraits qu'il ressuscite pour de nombreux spectateurs. Mais faute d'une problématisation suffisante, ces spectateurs en retiendront-ils longtemps la beauté ?
Jean-Luc Lacuve le 20/01/2017.