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Le mépris

1963

Voir : photogrammes des 40 premiers plans, Musique du générique, Tu vois mes pieds dans la glace ? ...

Avec : Brigitte Bardot (Camille Javal) Michel Piccoli (Paul Javal), Jack Palance(Jérémie Prokosch) Fritz Lang (lui-même, réalisateur de l'Odyssée, Giorgia Moll (Francesca Vanini), Jean-Luc Godard (assistant de Lang). 1h50.

Le scénario du film raconté par Godard :
" Camille Javal est une jeune femme d'environ 27-28 ans, française, fixée à Rome depuis son mariage, il y a quelques années, avec Paul Javal. Camille est très belle, elle ressemble un peu à l'Eve du tableau de Piero della Francesca (douteux : à ma connaissance Piero n'a jamais peint Eve !) , ses cheveux sont bruns (lorsqu'elle porte une perruque uniquement). Paul Javal est un écrivain d'environ 35 ans qui a travaillé quelques fois pour le cinéma mais le travail de replâtrage de L'Odyssée est le premier travail vraiment important qu'on lui confie. Ce film est tourné à Cinecitta par Fritz Lang. Celui-ci pose sur le monde un regard lucide qui sera la conscience du film, le trait d'union moral qui relie l'odyssée d'Ulysse à celle de Camille et Paul. Cette Odyssée est bouleversée par Jérémie Prokosch, producteur de films. Il ressemble un peu, au moral, au producteur de La Comtesse aux pieds nus, en moins maladif, en plus coléreux et plus sarcastique. Comme beaucoup de producteurs, il aime humilier et offenser ses employés ou amis et se comportera avec eux, avec son entourage, en toute circonstance, comme un petit empereur romain notamment avec Francesca, sa secrétaire de publicité, qui lui sert autant de secrétaire que d'esclave.

Camille monte dans la voiture de Jérémie Prokosch et le drame se noue dans un regard entre elle et son mari. Ils comprennent tous les deux la pensée qui a traversé l'esprit de Camille : son mari l'a utilisée pour séduire le producteur. Les tentatives maladroites de Paul pour chasser cette pensée fugitive condensent la méprise en mépris.

Dans la seconde partie du film, l'équipe se retrouve à Capri pour le tournage. Là encore, un geste anodin de Paul, une claque sur les fesses de Francesca entraîne le drame. Camille aperçoit ce geste et Paul s'en aperçoit. Il imagine que Camille s'imagine quelque chose, et tente de la persuader qu'il n'y a rien, ce qui est vrai, et que Camille sait, puisqu'elle les regardait elle aussi sans intention précise, qu'elle contemplait sans arrière pensée. Mais Paul insiste tellement qu'il finit par exaspérer Camille qui va s'enfuir avec Jérémie Prokosch. Leur voiture s'encastre sous un camion. "

Pour Alain Bergala, Le mépris est à la fois le spectacle le plus somptueux et un film rigoureusement expérimental. Godard utilise les moyens du cinéma -comme d'autres du microscope électronique ou du bistouri au laser- pour voir quelque chose qui échapperait sans cela à notre échelle de perception ordinaire : comment peut-on passer en une fraction de seconde, entre deux plans, de la méprise au mépris, d'une désynchronisation imperceptible à un renversement des sentiments. Godard se sert du cinéma non pour nous expliquer, comme dans le cinéma des scénaristes, mais pour comprendre en nous donnant à voir. Expérimentateur, il agrandit ce dixième de seconde et ce petit espace entre un homme et une femme à l'échelle du cinémascope et d'un film d'une heure et demie, comme Homère l'avait fait avant lui à l'échelle d'une décennie et de la Méditerranée.

Le Mépris s'ouvre sur une phrase d'André Bazin : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs (cette phrase attribuée par Godard à André Bazin, est en fait, sous une forme légèrement différente "le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs" de la plume de Michel Mourlet dans son article Sur un art ignoré publié dans le n° 98 des Cahiers du cinéma)

Que serait un monde qui s'accorderait au désir cinématographique de Godard ? Un monde où tout ce qui nous affecte pourrait être rendu visible à la surface des choses, dans la musique des mouvements et la vitesse des corps. Un monde où il serait inutile de recourir à l'explication par l'intériorité et la profondeur pour comprendre ce qui se passe entre les êtres, qui est pour Godard le seul sujet de cinéma possible. Le reste, l'intériorité, n'est pas une chose à montrer parce que ça ne regarde personne. S'il est bien question dans le mépris de doute, de jalousie, de souffrance, Godard par son exigence de ne rendre compte que ce qu'il peut rendre visible, dégorge ces sentiments de toute leur glue existentielle pour nous en restituer uniquement avec la plus grande élégance et grâce à son usage du cinéma comme art du montage, le jeu des lignes, la musique.

Le sujet du Mépris est de regarder ce qui s'est passé dans un couple, non pas pendant des années comme dans le cinéma des scénaristes mais pendant un dixième de seconde, celui précisément où le décalage a lieu, où la méprise s'est installée pour la première fois. Ce dixième de seconde, à peine visible à l'œil nu, où les vitesses ont cessé d'être synchrones. Encore une affaire de montage : revenir sur la coupe pour trouver l'accord ou le désaccord. Et dans cette enquête sur un sentiment, il nous faudra revenir plusieurs fois sur le lieu du crime sur cette scène sans drame où Camille monte pour la première fois dans la voiture de Prokosch qui démarre d'abord lentement comme au ralenti, puis d'un seul coup en trombe devant Paul qui en sait quelle vitesse adopter. Et il ne faut pas s'étonner si cette enquête passe par L'Odyssée qui est aussi une affaire de trajectoire, de tours et de détours, de vitesses différentielles. La crise que Paul traverse c'est celle de quelqu'un qui s'affole car il n'arrive pas à trouver la bonne vitesse et qui se met à bouger par saccade dans tous les sens. Le pathétique du personnage, c'est qu'il cherche à fixer des sentiments avec des mots et que dans son affolement de ne pas arriver à comprendre (là où il n'y a sans doute rien à comprendre avec des mots qui ne renvoient qu'à eux-mêmes, mais tout à regarder, ce que Camille sait mieux faire que lui comme le prouve ce dialogue où il lui demande : "pourquoi tu as l'air pensive ?" Et où elle lui répond : "c'est parce que je pense, imagine-toi"), il se heurte précisément aux apparences, à la surface des choses où il n'a pas la patience, ni la sagesse de chercher la vérité. Dans cette précipitation à comprendre, il va se heurter à l'inertie de Camille qui sait elle que l'amour passe par une attention à la surface, comme le montre la fameuse scène d'ouverture aux masques et aux remparts dont s'entoure Jérémie Prokosch et à la sagesse suprême de Fritz Lang qui est celle des dieux, à la fois ironique et bienveillante, totalement réconciliée.

Comme le disait lui-même Jean-Luc Godard dans le compte-rendu de son film dans les Cahiers du cinéma d'août 1963 :

"le Mépris est un film simple et sans mystère, film aristotélicien, débarrassé des apparences, le Mépris prouve en 149 plans (176 après montage) que, dans le cinéma comme dans la vie, il n'y a rien de secret, rien à élucider, il n'y a qu'à vivre et à filmer"

Comment parler des choses les plus simples (l'émergence d'un sentiment, les différences de comportement) en les incarnant dans des images sublimes et définitives. Succession de plans magnifiques montés musicalement, les saccades désordonnées de Piccoli, les accélérations de Jack Palance et le rythme étale de Fritz Lang. D'une ligne à l'autre, il ne reste plus que l'intensité sans la substance, la vitesse sans la masse, l'émotion sans le pathos afin de saisir les différences de rythmes et de comportements (la sublime inertie de Bardot)

Pourtant Godard a pris grand soin dans son scénario de définir ses personnages :

Camille n'agit que deux ou trois fois dans le film. Et c'est ce qui provoque les trois ou quatre rebondissements véritables du film, en même temps que ce qui constitue le principal élément moteur.

Mais contrairement à son mari, qui agit toujours à la suite d'une série de raisonnements compliqués, Camille agit non psychologiquement, si l'on peut dire, par instinct, une sorte d'instinct vital comme une plante qui a besoin d'eau pour continuer à vivre.

Le drame vital entre elle et Paul, son mari vient de ce qu'elle existe sur un plan purement végétal, alors que lui vit sur un plan animal.

Si on se pose des questions sur elle, comme le fait Paul, elle ne s'en pose aucune. Elle vit de sentiments pleins et simples, et n'imagine pas de pouvoir les analyser. Une fois le mépris pour Paul entré en elle, il n'en sortira pas, car ce mépris, encore une fois, n'est pas un sentiment psychologique né de la réflexion, c'est un sentiment physique comme le froid ou la chaleur, rien de plus, et contre lequel le vent et les marées ne peuvent rien changer ; et voilà en fait pourquoi le Mépris est une tragédie.

Paul est d'un aspect un peu antipathique, dans le genre gangster de film, mais d'une antipathie sympathique, si l'on peu dire, secrètement attiré que l'on est par son côté renfermé, maussade, souvent provocateur, qui cache une âme tourmentée, rêveuse, qui se cherche elle-même. Avec l'argent qu'il gagnera, Paul espère pouvoir enfin se consacrer tranquillement à la pièce de théâtre qu'il médite depuis longtemps mais en est-il vraiment capable ? Son ambition change trop souvent de sens pour être vraiment pure. Du moins il pense que Camille pense peu à peu ça de lui et que c'est une raison supplémentaire qui alimente le mépris qu'elle a conçu pour lui. Sur ce point Fritz Lang dans les discussions qui les oppose l'un à l'autre au sujet des aventures d'Ulysse, lui fera la morale. La vérité s'opposera ainsi au mensonge, la sagesse à l'esprit brouillon, un certain sourire grec, fait d'intelligence et d'ironie, à un sourire moderne incertain, fait d'illusion et de mépris. C'est l'insécurité perpétuelle de Paul qui doit être touchante, car elle est néanmoins, malgré les apparences signe de candeur et de non-méchanceté. Jérémie Prokosch américain du nord, né à Tulsa, il y a environ 37 ans. Il a sauvé Francesca à la fin de la guerre d'un camp de concentration allemand et ne se prive pas de le lui faire sentir. Jérémie Prokosch est producteur par orgueil bien plus que par intérêt, comme la majorité des producteurs. Il a toujours dans sa poche ce que Francesca appelle sa bible, un petit livre plein de maximes, dont il se sert quand il est pris de court dans une discussion ; Jérémie Prokosch n'est ni homme ni dieu, amis comme tous les grands producteurs, seulement un demi-dieu, ce qui est sa force et sa faiblesse. Il voudrait comme Dieu, en effet, façonner les hommes à son image. C'est oublier dira Lang que ce ne sont pas les dieux qui ont créé les hommes mais les hommes qui ont créé les dieux !

Aujourd'hui, Fritz Lang, l'auteur de Mabuse, ressemble un peu à un vieux sage indien, sage serein, qui a médité longtemps et enfin compris le monde et qui abandonne les sentiers de la guerre aux jeunes et turbulents poètes.

Francesca Vanini est une jeune femme italienne d'environ 25-26 ans les cheveux noirs, l'air un peu eurasienne, vive et jolie. Elle parle quatre langues, le français, l'américain, l'allemand et l'italien naturellement. Elle escorte Jérémie Prokosch jour et nuit, et lui sert autant de secrétaire particulière que de chargée de presse pour ses firmes la Compagnie Cinematografica Minerva et la Jérémie Prokosch and Associates. Le film étant parlé en plusieurs langues, le rôle de Francesca sera de traduire simultanément les conversations à deux, trois ou quatre langues, suivant les nécessités du moment. Elle le fera de son propre chef, comme quelque chose d'admis sans que personne même ne lui demande. Sa voix, ainsi sera comme un violon supplémentaire qui paraphrase dans d'autres tons les mélodies des autres violons du quatuor formé par Camille et Paul Javal, Fritz Lang et Jérémie Prokosch

La deuxième partie du film se passe à Capri le seul décor utilisé est celui de la villa Malaparte avec, aux alentours, les énormes et grandioses blocs de rochers sauvages plongeant directement dans le royaume de Poséïdon, lequel, ne l'oublions pas, est l'un des seuls dieux à ne pas aimer Ulysse et à ne pas le protéger. C'est pour cette raison que la situation géographique de la villa est importante. Seul face à la mer, elle renforcera l'idée d'un monde odysséen, en lui donnant une réalité et une présence quasi palpable. Toute la deuxième partie sera dominée du point de vue couleurs par le bleu profond de la mer, le rouge de la villa et le jaune du soleil, on retrouvera ainsi une certaine trichromie assez proche de celle de la statuaire antique véritable. Dans tout le film, le décor ne doit être utilisé que pour faire sentir la présence d'un autre monde que le monde moderne de Camille, Paul et Jérémie Prokosch. Les scènes de l'Odyssée proprement dite, c'est à dire les cènes que tournent Fritz Lang en tant que personnage, ne seront pas photographiées de la même façon que celles du film lui-même. Les couleurs en seront plus éclatantes plus violentes, plus vives, plus contrastées, plus sévères aussi, quant à leur organisation. Disons qu'elles feront l'effet d'un tableau de Matisse ou Braque au milieu d 'une composition de Fragonard ou d'un plan d'Eisenstein dans un film de Rouch. Disons encore que d'un peint de vue purement photographique, ces scènes seront tournées comme de l'anti-reportage. Les acteurs y seront très maquillés. La lumière du monde antique tranchera ainsi par sa dureté par sa netteté de celle du monde moderne où s'agitent nos héros (ou plutôt nos pantins- car les héros ce sont Ulysse et ses compagnons

Contrairement au roman, le temps n'est pas fragmenté en une série de petites scènes s'étalant sur plusieurs moins, mais composé de quelques longues scènes s'espaçant sur une durée de quelques jours. Il s'agit, dans le film, de raconter l'histoire à la fois du point du vue de chaque personnage, surtout Paul et Camille et d'un point de vue extérieur à eux et c'est ici que le personnage de Fritz Lang prend toute sa valeur.

Bibliographie :

L'analyse ci-dessus provient de deux livres d'Alain Bergala :
Nul mieux que Godard. Collection Essais, Cahiers du cinéma 1999 (p. 15 à 20)
Jean-Luc Godard par Jean Luc Godard. Cahiers du cinéma 1985, extrait du scénario du film (p. 241 à 248) reproduits en petits caractères.

Nicole Brenez : Le mépris, Avant-scène cinéma, découpage plan à plan après montage.