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Spectateurs ! 2/4

2024

Cannes 2024 Avec : Mathieu Amalric (Le cinéaste), Dominique Païni (Le peintre), Clément Hervieu-Léger (Lecteur de Barthes), Françoise Lebrun (La grand-mère), Olga Milshtein (Étudiante en philosophie), Milo Machado-Graner (Paul 14 ans), Micha Lescot (Professeur Censier), Kent Jones (L’ami américain). 1h28.

Paul Dédalus, 6 ans, sort de la maison pour trouver la lumière qui lui permet de regarder les images de sa visionneuse. Titre avec scintillement : Spectateurs ! Montage d’images d’archives ponctuées de surimpression,  Le temps et le mouvement » Marey,  Muybridge « Le temps photographié »,   les premiers films inventés par les américains  Edison et Dickson; le kinétographe et le kinétoscope et le cinéma lumière.

Extraits du Temps de l'innocence où Newland Archer voit un peintre en extérieur puis Ellen Olenska. Dominique Païni, commissaire de l’exposition Enfin le cinéma ! au Musée d’Orsay (2021), analyse des peintures à l’attention d’une femme : Naissance de Vénus et La Jeunesse et l’Amour de Bouguereau, La Terrasse de Roussel, Le Jardin des Tuileries de Vuillard

I- L’invention de la photographie

Dans un studio d’enregistrement, Clément Hervieu-Léger lit des passages de La chambre claire de Roland Barthes sur l’image photographiée de la mère décédée. Sur un photogramme du Petit Soldat, la voix off de Jean-Luc Godard explique que derrière tout portrait de femme il y a l'homme qui l'a prise en photo; extrait de Persona (Ingmar Bergman) où Elisabeth Vogler (Liv Ullmann) prend Alma (Bibi Andersson) en photo

II- Mes premières fois

La grand-mère emmène le jeune Paul Dédalus et sa sœur Delphine au cinéma pour leur première séance. Dans la salle, elle leur raconte une anecdote de projection. La peur de Delphine devant une scène de Fantômas (André Hunebelle, 1964) interrompt cette première expérience. Paul, Delphine et la grand-mère quittent la salle.

Des spectateurs anonymes de tous âges face caméra, évoquent le souvenir de leur premier film au cinéma (sont cités Moby Dick, La Bataille d’Alger, L’Exorciste, Dernier train pour Busan, Largo Winch, Les Mission impossible, Les James Bond, Licorice pizza, Shaun, Infernal affairs, Die Hard, Le voleur de bicyclette, Fanny et Alexandre, Films de super-héros, La Boum, A nos amours, West side Story) et la place qu'ils aiment prendre dans la salle de cinéma.

Montage d’images de plusieurs salles dans le monde (Rome, Osaka, Cannes...). Les salles sont vides, en préparation et commencent à accueillir les premiers spectateurs. Montage parallèle avec la séquence de claquettes dans Cotton Club (Francis Ford Coppola,)

III- Pour Stanley Cavell

Trois jeunes étudiants assis à une table du café discutent de la pensée de Stanley Cavell avec la philosophe Sandra Laugier. « Qu’arrive-t-il à la réalité quand elle est projetée ? » « Pourquoi j’ai cette impression que je me souviens de la vie ? » « Est-ce qu’au cinéma j’ai une connaissance du monde ? » « Le cinéma, ça m’aide à mieux vivre. » « Comment je sais si je suis éveillée ou endormie ? »

« Qu’arrive-t-il à la réalité quand elle est projetée ? » « Eh bien, la réalité, elle scintille. » « La caméra enregistre le réel et nous rend la signification. » « Le monde déborde de significations. » extraits de L’arrivée du train en gare de la Ciotat, Dracula, Champs Elysées (Lumière, 1896), La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock), Passage d’un train dans un tunnel (Lumière, 1898)

IV – Mes études

Paul Dédalus, 14 ans, se rend à Lille en tramway pour aller voir Cris et chuchotements de Bergman alors qu’il n’a pas l’âge. Paul obtient sa place à la caisse en mentant sur son âge. Dans la salle, devant les images plus grandes que lui du film de Bergman, Paul trouve sa place et sa « maison ». « J’étais enfin plus petit que les images que je regardais. J’avais trouvé ma maison. » Dans une autre salle (Grand action, Paris, 2013): autre souvenir de séance. « Le monde semblait déborder de l’écran » (Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino)

V- La promesse spectaculaire

« Enfin, nous apparaissions sur l’écran » « le monde en spectacle » : L’homme à la caméra (Dziga Vertov), Coming home (Zhang Yimou), Napoléon (Abel Gance), Les enfants terribles (Jean-Pierre Melville), Monte là-dessus (Harold Lloyd), Minority Report (Steven Spielberg), King Kong (John Guillermin), Piège de cristal (John McTiernan), Falstaff (Orson Welles), Ran (Akira Kurosawa), L’hirondelle d’or (King Hu), A Touch of zen (King Hu), Samba Traore (Idrissa Ouedraogo), Point Break (Kathryn Bigelow), La bataille du rail (René Clément), Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks), Cliffhanger (Renny Harlin), Aliens (James Cameron), Le tigre du Bengale (Fritz Lang), Le Fleuve (Jean Renoir), Broken Arrow (John Woo), Terminator (James Cameron) + Citation du générique du Mépris, Jean-Luc Godard

Au ciné-club du lycée : Paul présente Les petites marguerites avec les quelques renseignements qu'il a pu tirer au sujet de la réalisatrice. Tout absorbé par la projection, il ne remarque que tardivement l'amour que luiporteune lycéenne timide.

VI- Humiliés et offensés

« Le cinéma fut inventé pour les et les enfants », « les vaincus », « le visage indien ignoré » « Reconnaître » les enfants de Déjà s’envole la fleur maigre (Paul Meyer, 1960) ceux de Killer of sheep (Charles Burnett, 1978), la prostituée malade de Europe 51 (Roberto Rossellini), la jeune fille que l'on force à chanter (Mouchette, Robert Bresson), les clochards de l'asile de nuit dans Les Voyages de Sullivan (Preston Sturges) et les indiens,la petite indienne de Lola’s promises (D.W. Griffith, 1912), la dignité des Cheyennes qui attendent stoïques dans leur réserve désertique dans Les Cheyennes (John Ford), La vie d'une famille d'Amérindiens vivant à Los Angeles dans The Exiles (Kent MacKenzie, 1961)

Destin tragique de Misty Upham qui rappelle à Arnaud Desplechin celui de Marilyn Monroe ; originaire du peuple amérindien Pieds-Noirs dans le Montana, Misty Upham obtient son premier rôle important dans Frozen River (Courtney Hunt,2019) pour lequel elle est nommée aux Independent Spirit Awards dans la catégorie "Meilleure actrice de second rôle". Grâce à ce rôle, elle incarne à partir de 2012 fréquemment des personnages d'origine amérindienne mais meurt prématuremment en 2014.

VII- Amours

Paul, 22 ans, se rend à une séance d’un film de Coppola, qu’il voit pour la deuxième fois. Il y rencontre Valérie et Sylvia, deux connaissances. Il les subjugue en affirmant aller au moins trois fois voir un film qu'il aime : "La première, c’est pour découvrir ! La deuxième pour admirer ! Et après c’est pour apprendre". Il ne s'assoit pas à côté d'elles car il ne veut pas déroger à sa place : 7e rang, 2e fauteuil. Il avoue que le film, sans doute Peggy Sue s'est mariée, le fait pleurer. Baiser au café avec Valérie alors que Sylvia, amoureuse de lui, y assiste, paralysée sous la pluie. Films romantiques comme New York-Miami (Frank Capra) ou Coup de foudre à Notting Hill (Roger Michell)

VIII- Censier, 1980

Inscrit à l’université, Paul assiste à un cours de Pascal Kané qui explique et représente au tableau les trois dispositifs démocratiques de spectacle. Le théâtre où chaque spectateur à une vision qui n'appartient qu'à lui du spectacle; le cinéma où tous les spectateurs ont la même vision et la télévision qui ne fournit plus un spectacle mais une surveillance généralisée du monde.

IX - Télévision

C’est la fin d’un déjeuner de famille. Alors que la grand-mère débarrasse le plateau de fromages et que parents et enfants jouent, Paul regarde La maison de docteur Edwardes (Alfred Hitchcock,) diffusé à la télévision. La grand-mère s’inquiète de le voir si absorbé par le film, tandis que le jeune frère tente de le rallier à ses jeux.  Finalement, tous sont attrapés par la tension de la scène de l'accident traumatique qui a causé l'amnésie du docteur Edwards.

Paul trouve ses parents en train de regarder Dies irae (Carl T. Dreyer) à la télévision. Il s’assoie sur les genoux de son père qui lui explique que c’est un film du "plus grand cinéaste du monde".

X- Le témoin

De la rue Monsieur Le Prince à la salle du cinéma Les 3 Luxembourg, récit du souvenir de la projection de Shoah, sur deux jours au printemps 1985 dans une salle presque vide. Sa vie a été changée radicalement en 9h de projection et pendant des mois il n'a pu en parler sans pleurer. Jusqu'à ce que Shoshana Felman lui en explique la raison. Arnaud Desplechin va ainsi la voir à Tel Aviv et s’entretient avec elle 37 ans après. Lors de la ressortie du film en octobre 2023 au Saint-Germain beaucoupplus de specteurs mais toujours un "séisme, la recherche du temps perdu comme temps perdu et retrouvé". Arnaud Desplechin se souvient de Claude Lanmann de son appartement, deleur vision ensemble de Seuls les anges ont des ailes, de son allocution aux Césars

XI- L’Ami américain

A New York, Arnaud Desplechin retrouve son ami Kent Jones. Assis sur un banc, ils discutent d'une éventuelle mort du cinéma. Kent Jones rappelle l'histoire du Baal shem tov telle qu'elle est racontée au début de Hélas pour moi. Tant que l'on se souviendra que le cinéma existe, il ne mourra pas. Kent Jones, critique, n'a jamais envisagé de faire du cinéma. Seulement aurait-il aimé tourner la toute fin de La horde sauvage (Sam Peckinpah)

Et puis, un jour…Dans un café, un jeune homme parle avec une jeune femme de ses doutes sur sa vocation de cinéaste jusqu’au jour où il est allé revoir Les 400 coups en ayant croisé auparavant un cinéaste connu. "Il faut se cogner sur un film pour le voir". Il entre dans la salle où le cinéaste se trouve aussi avec une amie. Il raconte les premiers plans du film. "Prêt à voir, donc prêt à filmer ; la Tour Eiffel qui clignotait, c’est à moi qu’elle faisait signe"

Arnaud Desplechin est à sa table de travail et finit de taper un texte (en anglais). Il allume une cigarette et va à la fenêtre. "hat happens to the reality when is projected" ; notre énigme.

Générique Sur chanson de Tom Waits, "Ruby’s arms", en hommage Jean-Luc Godard qui la faisait entendre dans Prénom Carmen

Ce sont les producteurs Charles Gillibert et Romain Blondeau qui ont sollicité Arnaud Desplechin pour réaliser un documentaire sur la projection cinématographique sachant combien Stanley Cavell comptait pour le cinéaste. Le philosophe américain est en effet l'auteur du concept de projection cinématographique entendu par la question : qu'est-ce qui arrive à la réalité quand elle est projetée ? Cette question aurait mérité un vrai travail de cinéphile philosophe auquel ne se résout pas Desplechin. Il préfère élargir l'exercice d'admiration philosophique à d'autres questions sur le cinéma faisant intervenir la peinture, la photographie, la théorie du spectacle. Le cinéma, il l'aborde moins par l'angle du cinéma d'auteur mais par la puissance du cinéma à filmer les éléments et à permettre par l'identification aux personnages de vivre plusieurs vies. C'est aussi pour lui l'occasion de nous faire partager son admiration pour Claude Lanzmann dont Shoah l'a sidéré, ou pour Misty Upham mais aussi son plaisir de partager sa cinéphilie avec tous les spectateurs qui disent toutes les portes par lesquelles on peut entrer dans la maison cinéma. Les portes qu'il a franchi lui-même sont mises en scène dans une forme de naïveté assez touchante.

La question de Stanley Cavell

"Qu'est-ce qui arrive à la réalité quand elle est projetée ?". Cette question est posée au chapitre III au milieu d'autres questions mêlant la philosophie à l'expérience du spectateur de cinéma : "Pourquoi lors de la projection j’ai cette impression que je me souviens de la vie ?" ; "Est-ce que le cinéma me donne une connaissance du monde ?" ; "Le cinéma m’aide-t-il à mieux vivre" et même "Comment je sais si je suis éveillée ou endormie ?". Malgré les efforts de Sandra Laugier en personne, on reste un peu sur sa faim. Arnaud Desplechin s'en sort par une formule pirouette dont on en sait si elle est personnelle mais avec laquelle on ne peut être d'accord que dans certaines conditions : "ce qui arrive à la réalité quand elle est projetée, c'est qu'elle scintille, qu'elle scintille de sens". Comme on avait vu auparavant la différence entre matérialité du film et l'expérience cinématographique, on a ainsi deux concepts. Bazin a déterminé celui de la vérité ontologique du cinéma : il permet d'imprimer la réalité sans médiation par le simple trajet de la lumière sur la pellicule. On a avec Cavell le concept de projection cinématographique qui fait selon Desplechin scintiller la réalité de sens. Ceci dit, elle ne scintille pas de sens dans tous les films... et on aurait aimé quelques cas pratiques plus explicites que ceux proposés très rapidement avec les extraits de L’arrivée du train en gare de la Ciotat, Dracula, Champs Elysées (Lumière, 1896), La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock), Passage d’un train dans un tunnel (Lumière, 1898)

D'autres questions théoriques

Ce sont des questions théoriques sur le rapport du cinéma avec les arts qui l'ont précédé et avec lequel, il entretient un rapport de proximité qui sont abordés avant la question de Stanley Cavell.

Une petite histoire de la peinture au tournant du siècle qui annonçait la naissance du cinéma est proposée par Dominique Païni. Il reprend la thèse mise en œuvre par sa belle exposition Enfin le cinéma ! dont il nous propose un condensé. Le temps et le mouvement s'imposent d'abord dans la peinture. La Naissance de Vénus et La Jeunesse et l’Amour de Bouguereau se contemplent sans hors cadre spatial ou temporel, l'œuvre est refermée sur sa beauté. En revanche dans La terrasse de Roussel, Le Jardin des Tuileries de Vuillard, l'accident, l'inattendu interviennent; un personnage entre par le cadre à droite ou son ombre est perçue sur la neige. Le temps et le mouvement que la peinture met en scène annoncent la nécessité du cinéma.

C'est ensuite la photographie qui est convoquée par la lecture d'un long extrait de La chambre claire où Roland Barthes exprime son insatisfaction devant les photographies de sa mère qui échouent à faire revenir l'entièreté de la personne de sa mère avec un "c'était presque ça" plus cruel que "ce n'est pas du tout ça"

Une autre question théorique est le souvenir des cours de Censier dans les années 80 où Pascal Kané explique la place du spectateur dans les représentations données dans trois formes de démocratie. Au théâtre chaque spectateur bénéficie d'un angle sur le spectacle qui lui est propre et qui n'est pas le même que celui des autres spectateurs. Au cinéma, chaque spectateur à la même vision du film; c'est le spectacle democratique par excellence. La télévision est le médium de la société de surveillance : par l'intermédiaire de la petite lucarne on accède à de multiples formes de représentations (jeux, sports, débats...) 

Le cinéma vécu comme le spectacle et le partage du monde

Le cinéma, Arnaud Desplechin l'aborde ici moins par l'angle du cinéma d'auteur que par la puissance du cinéma à filmer les éléments (l'eau, le feu) et à permettre, par l'identification aux personnages, de vivre plusieurs vies. Le cinéma nous permet l'identification à ce qu'on vécu nos ancêtres ou des vies qui nous sont inaccessibles et très éloignées de la nôtre, celle des soldats mis en scène par Shakespeare ou Kurosawa ou celles des cambrioleurs de banque.

Se souvenir des morts et partager la joie des vivants est au cœur du film. Il évoque parfois la forme poétique du tombeau. Sont convoqués les admirations pour Misty Upham qu'il a fait tourner dans Jimmy P. en 2013 et Claude Lanzmann qu'il a bien connu. Mais paraît surtout la joie de partager ses émotions avec Kent Jones et Shoshana Felman mais aussi avec chaque spectateur. Sans partage, il n'y a pas de cinéphilie.

Jean-Luc Lacuve, le 24 janvier 2025.

voir : dossier pédagogique réalisé par Céline Siméon et Marie-Hélène Testa, professeures de Cinéma-audiovisuel (lycée Henri Poincaré de Nancy)

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