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Shoah

1985

Voir : Photogrammes
Thème : Shoah

Avec : Simon Srebnik, Michael Podchlebnik, Motke Zaidel, Hanna Zaidel, Jan Piwonski, Itzhak Dugin, Richard Glazer, Paula Biren, Pana Pietyra, Pan Filipowicz, Pan Falborski, Abraham Bomba, Czeslaw Borowi, Henrik Gawkowski, Rudolf Vrba, Inge Deutschhkron, Franz Suchomel, Filip Müller, Joseph Oberhauser, Anton Spiess, Raul Hilberg, Franz Schaliing, Martha Michelsohn, Claude Lanzmann, Moshe Mordo, Armando Aaron, Walter Stier, Ruth Elias, Jan Karski, Franz Grassler, Gertude Schneider, Itzhak Zuckermann, Simha Rotem. 9h30.

Cartons : "De nos jours, en Pologne à Chelmno sur Ner, à 80 kilomètres au nord-ouest de Lodz, sur le lieu qui fut le premier site d'extermination des Juifs par le gaz dans ce pays. Ici, quatre cent mille Juifs sont morts assassinés dans des camions à gaz entre décembre 1941 et le printemps 1943 puis entre juin 1944 et janvier 45.

Simon Srebnik, enfant de treize ans et demi, père abattu au ghetto de Lodz et mère morte à Chelmno fut exécuté par les nazis d'une balle dans la nuque deux jours avant l'arrivée des troupes soviétiques le 18 janvier 1945. La balle ne toucha pas les centres vitaux et il échappa à la mort, fut recueilli par un paysan polonais et sauvé par un médecin-major de l'Armée rouge. Plus de trente ans après, l'ayant rencontré à Tel-Aviv, Claude Lanzmann l'a convaincu de revenir à Chelmno".

Chelmno (Pologne). L'enfant avait dû autrefois sa survie à son chant qui plaisait à son garde allemand lorsqu'ils partaient chercher du ravitaillement. Il a aujourd'hui 47 ans et refait le trajet sur la même barque à fond plat en chantant. Il vient ensuite sur les lieux des fosses communes : "Les camions arrivaient là. Il y avait deux immenses fours, les corps étaient jetés dans les fours et les flammes montaient jusqu'au ciel. Personne ne peut comprendre ça, même aujourd'hui. C'est tranquille aujourd'hui alors que l'on brûlait 2 000 juifs par jour mais c'était tranquille aussi, personne ne criait. Chacun faisait son travail. C'était silencieux, paisible comme maintenant".

Triste ironie constate un habitant qui voit Simon chanter à nouveau : les Allemands qui tuaient des gens et l'obligeaient à chanter.

Israël. Michael Podchlebnik qui est, avec Simon Srebnik, le second rescapé de Chelmno, sourit : après les camps tout est mort en lui mais on veut vivre alors il faut oublier. Il ne trouve pas bien de parler des camps. "Quand on vit, vaut mieux sourire".

Hanna Zaidel, fille de Motke Zaidel, survivant de Vilna (Lituanie). Motke est un homme silencieux qui ne parlait pas et qu'Hanna ne put interroger qu'une fois adulte. Avec la venue de Lanzmann, elle a pu entendre pour la seconde fois l'histoire dans sa totalité. Forêt de Ben Shemen qui ressemble à la forêt de Ponari où furent massacrés la plupart des juifs de Vilna.

Pologne. Forêt du camp d'extermination de Sobibor parcourue avec Jan Piwonski. Aujourd'hui, la forêt est belle et silencieuse, on y chasse. Autrefois, elle était pleine de cris, de coups de feu et d'aboiements. Ces sons sont gravés dans la mémoire des gens qui habitaient ici. Au printemps 43, les Allemands ont planté des petits sapins pour camoufler toutes les traces

Israël. Michael Podchlebnik pleure. Il raconte qu'il déchargeait des camions, ceux qui y étaient morts asphyxiés. Le troisième jour il a vu sa femme et ses enfants.

Forêt de Ponari (Lituanie). Travelling silencieux en voiture avec voix off, janvier 42. jeter les cadavres comme des harengs dans des fosses communes à plusieurs étages en entonnoir. Puis ils ont déterré et brûlé tous les juifs de Vilna. En janvier 44, ils ont dû sortir les corps pour les brûler.

Israël. A côté de Motke Zaidel et de sa fille Hanna assise au-dessus de lui. C'est Yitzhak Dugin, survivant de Vilna qui commentait les images précédentes. Au moment d'ouvrir la dernière fosse, il a reconnu sa mère et ses trois sœurs. Apres quatre mois passés dans la terre gelée les cadavres étaient en bon état, c'est pourquoi il a pu les reconnaître. Il y avait 24 000 cadavres dans la première fosse, la plus ancienne par laquelle ils ont commencé à déterrer les corps.

Forêt de Ben Shemen. Motke Zaidel confirme que les Allemands leur demandaient de déterrer les cadavres avec les mains. De faire disparaître 90 000 victimes qu'ils appelaient, figures ou marionnettes de chiffons.

Suisse, Bâle. Richard Glazard se souvient que fin novembre 1942 dans le camp de Treblinka, ils ont vu pour la première fois des corps brûlés dans des flammes multicolores. Salve, leur compagnon ténor détenu psalmodia un chant des morts.

Israël. Motke Zaidel indique aussi que lorsque les monceaux de corps étaient brûlés, le feu durait sept ou huit jours

Chelmno (Pologne) Simon faisait de la poussière des os qui n'avaient pas brûlé. Les sacs de poussières étaient ensuite déversés dans la Ner

Cincinnati. Paula Biren, survivante d'Auschwitz, grands-parents morts au ghetto de Lodz. Le cimetière de Lodz aujourd'hui

Auschwitz : Une habitante se souvient que la ville était peuplée de 80 % de Juifs avant la guerre. Ils avaient une synagogue. Aujourd'hui, le cimetière juif est fermé et à l'abandon

Wlodawa (15 km de Sobibor). Devant l'église catholique, des habitants reconnaissent l'existence d'une magnifique synagogue avant 1940, aujourd'hui transformée. Pan Filipowicz guide Lanzmann dans le quartier des marchands de vin, des commerces de bois, tissus, alimentation, coiffeurs. Puis, après des rues vides, la maison d'un commerçant de ciments dont il se souvient de la famille, belle et pleine de culture, d'un forgeron. Il se souvient de tous et connaît leur nom. Wlodawa était une ville complètement juive. Les polonais habitaient la périphérie.

retour à l'habitante d'Auschwitz qui se souvient du déplacement de juifs du centre ville en 40 vers Sosnova-Benjine (?) avant d'être ramenés au camp d'Auschwitz-Birkenau

Auschwitz-Birkenau : travelling sur la voie de chemin de fer.

Pan Filipowicz de Wlodawa pense que les juifs pressentaient leur fin dès avant la guerre. Ils étaient chassés à pied vers une gare, les vieillards étaient poussés les premiers dans des wagons à bestiaux puis les juifs plus jeunes puis, à la fin, les gosses que l'on jetait sur les autres, déjà enfermés

Kolo sous la pluie. On chassait les juifs. On les battait, certains jusqu'à la mort. Une charrette spéciale suivait le convoi. Même les Allemands ne voulaient pas voir ça. D'autres aussi ont été assassinés aussi dans la forêt de Kalish (?) après avoir été rassemblés dans les synagogues.

Le cheminot de Treblinka conduit la locomotive vers le camp. Par trois fois, il fait le signe d'une gorge tranchée. A Tel-Aviv, Abraham Bomba, survivant, commente cette arrivée dans ce non-lieu. Retour à Treblinka sur les paroles de Bomba.

Le premier transport quitta Czestochowa....

Avec Shoah, Claude Lanzmann est l’auteur d’un film d’une envergure exceptionnelle dans l’histoire du cinéma. Il utilise l'art le plus ontologiquement capable de saisir le réel,  pour enregistrer au présent tout à la fois, les victimes, les bourreaux et les témoins du plus grand traumatisme du vingtième siècle, l'extermination de 6 millions de juifs. Sans recourir à aucune reconstitution des situations avec des acteurs ou en modifiant les lieux, ou en utilisant des images d'archive, Lanzmann fait resurgir le passé du pur présent. Il montre comment individus comme groupes sociaux ont pu être aveugle à l'horreur sur le moment ou au fil du temps, préférant oublier le traumatisme. Les visages et les voix enregistrés au plus près par Lanzmann permettent de ressentir l'indicible ce dont est incapable la connaissance historique. Film difficile et peu vu dans son entier par beaucoup de spectateurs, Shoah, va aussi donner naissance à quatre films retravaillés au présent à partir de rushes inexploités.

Préparation et méthode

Onze années de préparation, trois cent cinquante heures de film tournées entre 1976 et 1981, durant dix campagnes de tournage, l’écrivain et cinéaste Claude Lanzmann suit méthodiquement les traces de l’infamie, releve les pièces à conviction, identifie les lieux et écoute victimes, criminels et témoins.

On entre dans le film avec les souvenirs de celui qui fut un enfant, un enfant musicien dans une barque qui semble revenu de l'autre rive de l'Enfer ou du Léthé, fleuve de l'oubli, pour faire le travail du deuil.

Il fait sienne la maxime de Raul Hilberg (La Destruction des Juifs d’Europe.) : « Je n’ai pas commencé par les grandes questions, car je craignais de maigres réponses. » Concrètement, cela se traduit par quelques partis pris intangibles : pas une image d’archives, pas l’ombre d’une reconstitution, un film entièrement au présent fondé sur la seule parole des témoins directs (rescapés des commandos affectés aux chambres à gaz, nazis, citoyens polonais) et sur le pouvoir évocateur, jusque dans leur banalité, des lieux et paysages du crime. Lanzmann procède ainsi à un formidable travail d’histoire orale, de recueil des témoignages. Faisant taire sa douleur, l’enquêteur pose les questions qui font mal à ses interlocuteurs (comment avez-vous reconnu les corps de vos femmes, mères et enfants ?), à lui-même et aux spectateurs (gros plan sur les larmes qui finissent par couler sur le visage de Michael Podchlebnik qui aurait préféré oublier, gros plan sur Yitzhak Dugin lorsqu'il dit avoir reconnu les siens dans la dernière fosse commune où il devait déterrer les morts pour les brûler).

Chelmno, Vilna, Treblinka, Auschwitz, Sobibor, autant de lieux où furent massacrés à la chaîne, dans l'effroyable machine de mort industrielle des nazis des centaines de milliers de juifs. Claude Lanzmann fait le lien entre le temps des camps d'extermination qui souligne la dimension collective de la machination et l'instant présent, lequel ramène à l'individu, à ses revendications de mémoire. Il réunit aussi l'ensemble des morts des camps dans un souvenir collectif qui exclut une recherche précise des responsabilités "Face à la Shoah, affirme Claude Lanzmann, il y a une obscénité absolue de comprendre".

Évoquer la Shoah en terme de compréhension ne contribue aucunement à justifier les crimes des assassins. Lanzmann passe ainsi de la forêt de Chelmno en Pologne à celle de Ponari en Lituanie et seuls les commentaires permettent de penser que nous sommes dans deux lieux différents tant les forêts se ressemblent. A la différence de Simon, les survivants de Vilna n'ont d'ailleurs pas fait le déplacement et c'est dans une forêt d'Israël que Lanzmann les filme pour interroger la mémoire des survivants. Même volonté de saisir des comportements communs dans des lieux différents lorsque Lanzmann passe sans prévenir de l'interrogation des habitants de la ville de Wlodawa à ceux d'Auschwitz....

Réception

A Paris, Shoah qui effraie par ses dimensions singulières et par un sujet ainsi qu’un mode de traitement que l’on redoute peu vendeurs, sort dans à peine deux salles. Des extraits en sont devenus iconiques (Simon Srebnik, le petit chanteur, Abraham Bomba, le coiffeur de Treblinka, Franz Suchomel, Unterscharführer SS du camp, Walter Stier, le bureaucrate nazi qui commente avec une prévenante assurance le plan de Treblinka, etc.), alors que l’œuvre dans son entier implique de suivre ce rythme lent et long qui est celui des vies assassinées, d’une banalité douce et parfois ennuyeuse qui prend sa valeur lorsqu’on la vole aussi atrocement.

Néanmoins, l’intérêt public du président Mitterrand pour le film, ainsi que la bonne insertion de Claude Lanzmann, collaborateur des Temps modernes qui en devient directeur en 1986, aident le film à passer le cap risqué de cette sortie, et à devenir pleinement une œuvre qui rencontre son temps et qui touche la société, française en premier lieu et singulièrement par son titre, Shoah, cryptique, presque ésotérique qui intrigue.

Au cours des onze années durant lesquelles  il travaille à sa réalisation, Lanzmann n'a en effet pas de nom pour le film. “Holocauste”, par sa connotation sacrificielle et religieuse, était irrecevable ; il avait en outre déjà été utilisé pour la série américaine diffusée en 1978. S'il avait pu ne pas nommer son film, il l’aurait fait mais un film, pour des raisons administratives, doit avoir un titre.  Par-devers lui et comme en secret, il disait “la Chose”. Des rabbins avaient arbitrairement décidé après la guerre que Shoah désignerait “la Chose”. Pour lui “Shoah” était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable, comme un noyau atomique. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film au Théâtre de l’Empire, lui a demandé quel était son titre, il répondit Shoah en avouant qu'il ne savait pas ce que cela voulait dire et c'était  précisément ce qu'il voulait :"que personne ne comprenne.”. Pourtant le mot “Shoah” s’est imposé à lui à la toute fin parce que, n’entendant pas l’hébreu. Mais, pour ceux qui parlent l’hébreu, “Shoah” est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie “catastrophe”, “destruction”, “anéantissement”, il peut s’agir d’un tremblement de terre ou d’un déluge.

Si Lanzmann s'est battu pour imposer “Shoah”, il a sans le savoir sur le coup ainsi procédé à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le synonyme d'haulocauste mais dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire “la Shoah”. L’identification entre le film et ce qu’il représente va si loin dira Lanzmann que des téméraires parlent de moi comme de “l’auteur de la Shoah”, ce à quoi je ne puis que répondre : “Non, moi, c’est ‘Shoah’, la Shoah, c’est Hitler.” »

Les rushes de Shoah pour des combats au présent

12 ans près, Lanzmann  revient alors  sur les matériaux inexploités du film avec Un vivant qui passe (1997), long entretien mené avec Maurice Rossel, un représentant de la Croix-Rouge qui avait visité, durant la seconde guerre mondiale, les camps d’Auschwitz et de Theresienstadt pour rédiger à son retour un rapport totalement insignifiant sur la situation. Une parabole sur l’incapacité du regard à surmonter l’aveuglement idéologique, doublé d’une radicale mise en doute du caractère d’évidence attaché au visible.

A l'aube du XXIe siècle, Lanzmann, devenu, par sa biographie et par son œuvre, une sorte de statue du commandeur, revendique une expertise et un jugement sur les œuvres traitant de la Shoah. Il déclenche une violente polémique autour du roman Jan Karski de Yannick Haenel, paru en septembre 2009, cet émissaire de la résistance polonaise qui avertit en vain les Alliés du génocide en cours. Le romancier se prévaut de la fiction pour faire tenir à Karski des propos mettant en cause la complicité des alliés dans le génocide. Or Lanzmann avait longuement interrogé Karski pour Shoah, dans lequel il se montre bouleversant. Le cinéaste décide de montrer des passages restés inédits de cet entretien, touchant plus précisément à la rencontre de Karski avec les dirigeants alliés. Le Rapport Karski (2010) est ainsi délibérément destiné à ruiner l’intuition du romancier.

Le dernier des injustes (2013) est  centré sur la figure du rabbin viennois Benjamin Murmelstein, dernier "doyen" du Conseil juif de Theresienstadt, ce camp-vitrine utilisé par les nazis pour donner le change à l’opinion mondiale. Le témoignage de Benjamin Murmelstein, doué d'une intelligence fascinante et d'un courage certain, d'une mémoire sans pareille, formidable conteur ironique, sardonique n'aurait pas convenu à la tonalité tragique de Shoah.

Ultime matériau inédit prélevé par l’auteur à son Shoah : Les quatre sœurs, diffusé en janvier 2018 sur la chaîne Arte. Ce long récit enchaîne le témoignage de quatre femmes survivantes. Les deux premières, Ruth Elias et Paula Biren, avaient été brièvement vues dans Shoah. Les témoignages d'Ada Lichtman et Hanna Marton sont inédits.

Sources :