Roulement de tambour et trompettes. Images de guerre; bombardements et destruction. Assises sur les planches du solarium de la piscine, Marie la brune se plaint de n'arriver à rien et Marie la blonde joue la pucelle avec sa couronne de fleurs. La brune dit que la dépravation est partout dans ce monde. Alors, si la dépravation est partout, nous serons dépravées.
Elles jouent dans un champ autour du pommier de la connaissance puis se retrouvent chez elles; découpent un drap et s'interrogent: que faire ? Elles sont au bord de la piscine. Elles descendent le tapis rouge, se préparent dans les toilettes du restaurant. Elles sont Georgette et Jarmila… qui se goinfre, de gâteaux surtout, projetant de la crème sur le vieux séducteur.
La brune Marie s'est faite invitée au restaurant un homme d’âge mûr. La blonde s'invite à leur table que la brune présente comme sa sœur, et passe commande sans compter. Elle les accompagne à la gare où la brune devait partir avec l'homme. Mais à peine montée, elle descend de l'autre coté du quai et rejoint la blonde en rigolant. Des rails défilent; elles restent en Bohême.
Comme elles s'ennuient de nouveau, elles perturbent un numéro de cabaret, indisposent les clients et, saoules se font vider de l'établissement sans payer. La blonde tente un faux suicide esthétisant au gaz ; la brune rentre et constate que la fenêtre est ouverte. A l'appel téléphonique, la blonde répond "Meurs, meurs, meurs puis à la brune : "Tu sens? Tu sens comme la vie s'enfuit ?"
Elles se font de nouveau invitées au restaurant par un autre vieux, un chercheur, avec des pommes. Elles se font appeler Marcelle et Milou. Elles se disent fatiguées de cette cinquième invitation. La blonde, Juliette cette fois se moque d'un jeune amateur de papillons et joueur de piano, Jeannot, qui dit l'aimer vraiment. Elles volent du large pourboire d'une cliente, la dame pipi, pourtant leur amie et s'en désolent. Elles font flamber des décorations de papier et des saucisses, un steak tartare est découpé dans un magazine pendant que l'amoureux de Marie la blonde l'appelle Juliette. Elles sont de nouveau invitées par un vieux, amateur de poissons. Très vieux, il rate le train que prennent les deux Marie. Elles longent la voie ferrée, le visage couvert de suie. Il faudrait une vie pire encore.
Sur leur mur décoré de noms d'hommes, elles cherchent à se souvenir. Jeannot frappe, la blonde ne répond pas ; la brune, alors que se fait entendre la machine à écrire, lui dit : "Ouvre donc Marie, puisqu'il pense toujours à toi». Elle demande son adresse qu'elle lui donne sur un minuscule bout de papier. A la piscine, la blonde déclare à la brune "je ne t'aime plus". Elles prennent un bain de lait dans une baignoire ; "est-ce bien nous ?" De retour chez leur amie dame-pipi, elles se maquillent et décident d'aller voir ailleurs.
Elles émergent d'un tas de ferraille; observent un maraîcher ; s'en moquent mais il ne répond pas. Elles volent du maïs. Les ouvriers en vélo ne les remarquent pas. "Personne ne fait attention à nous. Et s'il nous manquait quelque chose ? Sur la rivière, elles jouent dans une barque "Nous sommes jeunes et nous avons la vie devant nous". Elles ont peur de s’être évaporées; "Nous existons" se rassurent-elles en voyant leurs maïs abandonnés par terre.
De nouveau chez elles, elles désespèrent : "Tu sens comme la vie s'enfuit. Ne sois pas si méchante avec moi; tu sais combien je t'aime; Nous n'avons aucune preuve de rien. Nous n'irons plus jamais nous promener. Au jeu des ciseaux, c'est bientôt toute la chambre qui est découpée.
Elles errent dans un sous-sol d'alimentation, repèrent un monte-charge qui les élève aux différents étages : boucherie, orchestre puis enfin salon de réception où est dressé un somptueux repas. Elles le mettent à sac, se suspendent aux rideaux, au lustrent et tombent à l'eau sans être vraiment secourues par les marins qui leur tendent des perches puis les retirent.
"Ce ne pouvait pas finir autrement" s'écrit-il sur l'écran au son d'une machine à écrire. Serait-il possible de reconstruire ce qui a été détruit ? Nous appelons au secours car nous sommes dépravées. Nous ne voulons plus être dépravées. Même si on leur en donnait la possibilité cela finirait comme ça, dans le meilleur des cas.
Viens on va tout ranger. "Si nous travaillons bien nous serons heureuses et gentilles" ; "Viens on va tout ranger, tout sera beau et propre" tentent de se convaincre les Marie, habillées de journaux." On va tout ranger ; tout sera beau et propre. Nous serons heureuses."Nous sommes toutes deux si heureuses. On joue encore ? Non, nous sommes vraiment heureuses. Mais ce n'est pas grave. Le lustre s'effondre. Images de guerre.
Ce film est dédié à ceux qui ne s'indignent que de la salade piétinée.
« Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire » clamait Anna Karina dans Pierrot le fou en 1965. L’année suivante, sous l’influence de Godard, Věra Chytilová filme deux filles désœuvrées, dégoûtées par leur univers sclérosé, prêtes à tout pour « inventer une vie pire encore ». Impertinentes, dépravées, boudeuses ou hilares, elles mettent un beau bordel partout où elles passent. Les Marie vengent en quelque sorte Eva et Véra, les deux femmes courageuses mais aliénées de son précédent film, Quelque chose d'autre. Le film est éminemment révolutionnaire, aussi bien par son propos que par sa forme.
Un appel à la révolution par le cinéma
Le film débute et se termine par des images de bombardement. Ceux du début évoquent peut-être la fin de la seconde guerre mondiale qui va instituer un monde nouveau, communiste. Il est d'abord plein d'espoir mais bientôt dominé par une nomenklatura sclérosée et machiste. Les bombardements de la fin seraient alors un appel à un renversement de ce régime où l'abondance, le banquet préparé à l'étage, n'est réservée qu'à l'élite de la Nomenklatura. Les Petites Marguerites, est une charge envers « tous ceux qui ne s’indignent que de la salade piétinée »comme l'indique le texte tapé à la machine en surimpression des images finales. Le film est en effet censuré entre 1966 et 1968 officiellement pour ses scènes d’orgies et de gaspillages culinaires (aux allures de Grande Bouffe réalisé par Ferreri sept ans plus tard). Le film n'est diffusé en Tchécoslovaquie que lors du printemps de Prague, entre janvier et août 1968, avant d'être de nouveau censuré à l'Est, augurant la mort de la Nouvelle Vague tchèque, avec l’invasion des chars soviétiques
Le mouvement des bielles qui devrait emporter ce vieux monde, image sur laquelle se déroule le générique, évoque l'appareil cinématographique mais plus sûrement l'engin agricole que l'on perçoit lorsque les Marie sortent de la ville. Les deux filles qui veulent détruire ce monde dépravé par l'absurde sont transparentes pour les paysans comme pour les ouvriers en vélo qu'elles croisent, signe que la révolution est encore en manque d'une assise populaire. C'est cette assise populaire que Chytilová veut essayer de gagner par les moyens du cinéma.
Découper-coller
Un hymne à l’anti-conformisme, à la déconstruction, que la cinéaste manie jusque dans la forme de sa réalisation : fractionnement, filtres colorés, floutage, montage expérimental. Entre délire hippie, cinéma burlesque et manifeste féministe,
Les petites marguerites est un poème nihiliste et surréaliste qui déconstruit, découpe, détruit et incendie tout sur son passage car le temps est compté avant la destruction : Une pendule et une machine à écrire se font entendre mais le temps ne s'écoule pas. L'art du découpage et du collage renvoie au Pop art anglais contemporain.
Forces de destruction, les deux Marie ne sont pas des héroïnes ou anti héroïnes auxquelles on peut s'identifier. Le milieu confit dans lequel elles évoluent leur offre une force de frappe. Tout se répète comme dans un rêve ou un défilé sériel : solarium en bois au bord de la piscine, chambre des deux filles, escalier et toilettes du restaurant, quai de gare, pommes vertes, couronne jetée à l'eau à chaque défi. Décadrage, changement d'échelle de plan, insert floraux, le montage procure un rythme joyeux à ce film de destruction. La maison du pianiste amoureux de Marie ne pourrait être qu'une boîte où elle rejoindrait les papillons qu'il collectionne.
La séquence du cabaret est, avant celle du banquet, éloquente en matière de destruction par l'absurde ou, selon les termes de Baudrillard, de stratégie fatale c'est à dire par l'excès. Elles explosent le numéro bourgeois, singerie des années folles, et font le spectacle, inquiétant acteurs et spectateurs avant d'être jetées dehors.
Jean-Luc Lacuve, après le ciné-club du 8 septembre 2022.