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Tromperie

3/4
2021

Cannes 2021 : Cannes premières D'après Deception de Philip Roth (1990). Avec : Denis Podalydès (Philip), Léa Seydoux (L’amante anglaise), Anouk Grinberg (L’épouse), Emmanuelle Devos (Rosalie), Rebecca Marder (L’étudiante), Madalina Constantin (La Tchèque), Miglen Mirtchev (Ivan), André Oumansky (Le père de Philip), Saadia Bentaïeb (La procureure). 1h45.

Split-screen avec les Twin Towers et le London bridge sur lequel s'affiche l’année, "1987".

Dans une loge de théâtre, une jeune femme explique qu’elle a 33 ans et qu'elle rencontre tous les mercredis dans son bureau pour y faire l'amour, un écrivain américain, Philip, exilé volontaire à Londres. Elle est heureuse qu'un homme célèbre s'intéresse à elle. Elle est son amante anglaise.
Dans son bureau aux murs couleur de glaise mouillée, Philip, une balle de baseball à la main, demande à son amante si elle a bien observé : elle doit fermer les yeux et décrire son bureau. De ce bureau devenu subitement celui de Notting Hill aux murs bleus, elle décrit ses papiers étalés sur la table, sa machine à traitement de texte, le portrait de Kafka accroché au mur... Puis, c'est elle qui lui demande de la décrire. Elle redoute un examen à venir puisqu'on lui a diagnostiqué une grosseur sur le col de l’utérus...

Puis elle s'en va dans le couloir : "-Quand je t'ai connue tu étais mure" . "-Non j'étais un fruit tombé au pied de l'arbre qui pourrissait sur place". Philip se réinstalle à son bureau et revoit son amante lui parler de son mariage raté : son mari a une petite amie dont il s'est vanté d'avoir reçu un disque, La jeune fille et la mort de Schubert. Elle a souligné en rose les mots trop évidemment ridiculement sentimentaux qui figurent sur la pochette.

I - Automne. Ayant fini de travailler (superposition des plans), Philip rentre chez lui où l'attend son épouse, contente de recevoir un baiser. Lorsqu'elle dort et qu'il continue de prendre des notes, il se souvient avoir demandé à son amante  pourquoi son mari ne lui suffit plus.

D’une cabine téléphonique, l'amante lui dit que leur relation doit finir, qu'elle n'a plus le temps. Il vient la rejoindre, trempé, au pub. Ils rentrent à son bureau où ils font l'amour sous les draps blancs. Ils se parlent alors que le linge sèche au coin du feu. Dans une hors temps tout blanc, il dit qu'il préférerait qu'elle seule se plaigne de son mariage sans qu'il est lui aussi des griefs à formuler contre sa femme.

II - Prague. Une jeune femme tchèque raconte à Philip, qu'étudiante, elle avait des espérances, elle était universitaire, bibliothécaire, elle écrivait des articles et voilà qu’elle passe dans le bloc de l’Ouest, en Occident. Elle enchaine les petits boulots où elle est virée au bout de trois jours tant elle est trop fière. Elle déteste ça. Elle ne trouve pas sa place.

III - Rosalie. Philip téléphone à Rosalie qui est dans un hôpital de New York pour soigner un cancer. Elle a ce matin un examen délicat qui révélera si elle a, ou non, des métastases qui auraient résisté aux médicaments. Elle n'arrive plus trop à écrire mais prend soin d'elle et mange macrobiotique. Il promet de la rappeler lundi lorsqu'elle aura les résultats de son examen. Il raccroche plutôt que, dit-il, dire des platitudes. Rosalie est déçue de ce coup de fil trop bref.

IV - Hiver. Elle vient le retrouver ; leurs visages et leurs mains se touchent. Ils rédigent un questionnaire : "Le rêve des amants qui veulent s'enfuir ensemble", et s'échangent une vingtaine de questions. La neige tombe dans leur appartement aux murs de glaise. Il raconte comment à Prague, en visite chez son éditeur tchèque, il était inquiété par la police.

V - La grâce du gouverneur. De chez lui, Philip téléphone à Rosalie qui a une bonne nouvelle à lui annoncer. Aucune tumeur n’a été trouvée dans "la voie d'élection" qui auraient résisté aux médicaments. Ce miracle c'est La grâce du gouverneur affirme Philip. Néanmoins Rosalie ne s'estime pas tirée d'affaires. Philip promet de venir la voir le mois prochain quand il sera à New York.

VI - Le réalisateur Tchèque. Ivan dans une cabine de tourange en extérieur, raconte à Philip venu le voir comme de retour d’un tournage il avait trouvé sa femme en compagnie d’un grand noir, riche et sportif, qu'elle avait invité à diner. Puis se disant amoureuse, elle avait divorcé. Ivan accuse celui qui se prétend son ami d'avoir couché quatre fois avec sa femme. Philip nie mais Ivan prend un révolver et menace de le tuer. Philip parvient difficilement à le ramener à la raison.

VII - Sport d'hiver. Philip demande à son amante ce qu'elle répondrait si, une fois mort, on lui demandait quel genre d'homme il était. Le jeu de la nécrologie fictive se termine dans Hyde Park. Bruit d'avion.

VIII - New York. Philip est à New York, assis à côté de Rosalie qui somnole après sa chimiothérapie. Elle a fait un beau rêve mais refuse de le décrire de peur qu'il le mette dans son roman. Rosalie sait qu'elle a l'air paradoxalement en bonne forme mais craint pourtant de mourir bientôt. Tu ne vas pas mourir lui affirme philip. Frappée du fait que c'est la phrase qu'elle a entendue dans son rêve elle supplie Philip : "Dis-moi encore que je vais vivre. Dis-le-moi encore" le supplie-t-elle. Philip lui répète plusieur fois, près d'elle : "Tu vas vivre"

Dans un restaurant chic, Philip a rendez-vous avec une ancienne étudiante, autrefois la plus brillante de ses élèves. Alors que tous cherchaient dans la vie de Kafka ce qui avait pu inspirer son œuvre, la réflexion de l'étudiante était bien plus stimulante : c'est la fiction qui s’impose à la réalité. Kafka n'a pas écrit La métamorphose en se souvenant de sa relation avec son père mais c'est son roman qui lui a fait ainsi voir son père. Mais l'étudiante est aujourd'hui névrosée, sous calmants après avoir subi des électrochocs, proche de la schizophrénie. Lorsqu'il la reconduit en bas de chez elle (réapparition du mur de glaise) Philip lui demande pourquoi elle en est ainsi; trop de Don Juan l'ont meurtri. Il fut le premier d'entre eux, même si lui fut très gentil.

IX - Le procès. Déstabilisé, Philip s’imagine mis en procès pour misogynie. Il réclame de ne pas être jugé au nom de toutes les femmes, lui qui est inspiré des récits de femmes à chaque fois particulières.

X - Printemps. Philip raconte à son amante qu’il a vu son père à New York et lui a fait comprendre qu'épouser une Portoricaine est un risque admissible pour son neveu quand on s'est installé aux Etats-Unis. Plus tard, alors qu'ils ne se sont pas vus depuis quelque temps. Philip vient chercher son amante au pub. Dans son bureau, il insiste pour qu'elle quitte son mari. Il lui fait un chèque de 100 000 euros pour qu'elle puisse reconquérir sa liberté. Chrétienne, elle ne peut pas accepter cet argent, parce que ça irait contre sa dignité, contre l’idée qu’elle peut se faire de l’amour. C'est la rupture.

XI - L'épouse. Il est pris à parti par sa femme qui a découvert son carnet de notes d’écrivain. Il lui ment tentant de lui faire croire qu'il ne s’agit que de personnages imaginaires. Elle le supplie de changer le nom des protagonistes ; Nathan Zuckerman pour Philip. Même s'il lui déclare que chez lui c’est la fiction qui nourrit l’expérience et non l'inverse, Il s'emporte, lâchant "Je ne baise pas avec les mots"

XII - Epilogue.  Été 1990, Philip est en tournée à Londres pour son livre, Deception. Son ex-amante anglaise a demandé à le voir. Ils vont très bien tous les deux et elle garde un souvenir ému de leur relation passée : "Parce que c’était si tendre… À moins que je me sois trompée…". Il lui répond que non, elle ne s’est pas trompée.

Publié en 1990, Tromperie marque une date majeure dans l’œuvre de Philip Roth : il prête pour la première fois son nom à l’un de ses personnages. Cette part autofictionnelle séduit Arnaud Desplechin, lui-même coutumier du genre, dès sa traduction en français (1994). Il offre le livre à l’une de ses collaboratrices pendant la préparation de Comment je me suis disputé… (1996), avant de jouer avec Emmanuelle Devos sa scène finale pour un bonus DVD de Rois et Reine (2004). C’est après avoir vu ce bonus que Roth a appelé le cinéaste pour l’encourager à adapter son livre. Le cinéaste a longtemps pensé ce geste voué à l’échec et mettra plus de quinze ans pour y parvenir, après avoir un temps pensé l’adapter sur scène, avec Denis Podalydès dans le rôle central. Il a utilisé le confinement pour aller au bout de cette idée. Julie Peyr, qui l’avait déjà accompagné sur Jimmy P. (2013), Trois Souvenirs de ma jeunesse (2015) et Les Fantômes d’Ismaël (2017), l'a aidé à réorganiser le récit d’origine. Le livre de Roth est en effet très austère. C’est plus un essai qu’un roman, car ce sont juste des dialogues sans didascalie, et sans même le nom des personnages, hormis celui de l'auteur. Il n'est constitué que de bribes de dialogues et de mots échangés. Le film, en revanche, est structuré et chapitré. Ainsi, ce qui ressemble à un flot continu dans le livre trouve une forme romanesque dans le film : l’histoire d’une liaison sur une année, de l’automne 1987 au printemps 1988 avec un épilogue au moment de la sortie du livre, à été 1990.

L’adaptation est extrêmement fidèle au texte de Roth, mais à certains moments les acteurs s’émancipent un peu du texte. Ainsi la scène où Léa Seydoux raconte son enfance et dit qu’elle avait les cheveux bleus alors que, dans le texte de Roth, son personnage avait les cheveux rouges. C’est une suggestion de Léa Seydoux qu'accepte Desplechin sachant qu'elle fait aussi le portait elle-même en référence aux cheveux bleus dans La vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013).

Sortir du bureau

La jeune exilée tchèque dit ne pas être à sa place. Mais aucune des personnages de Tromperie n'est à sa place ; ni les exilés tchèques, ni l’amante anglaise enfermée dans un mariage sinistre, ni Rosalie dans son hôpital… Le seul qui ait trouvé la sienne, c’est l’écrivain, dans son bureau, quand il écrit ou qu’il écoute… Mais cette place a un prix : la solitude et une certaine austérité. Tromperie raconte l’histoire de gens qui se sentent déplacés ; Philip les écoute et retranscrit leur parole.

Le bureau est le cœur du film mais la mise en scène des fragments de dialogues que Roth a collectés dans ce seul lieu aurait rendu le film sans vie. Si la scène du jeu du biographe commence en intérieur dans le bureau de Notting Hill, la conversation se poursuit dans à Hyde Park, à quelques pas de là, où l'amante anglaise raconte le cauchemar de sa grossesse alors que le soir tombe, ainsi qu'une larme sur sa joue.

L’analyse du  texte permet de comprendre que Philip à un moment est retourné à New York : il va rendre visite à Rosalie, à l’étudiante américaine, et à son père. Echappent aussi au bureau les rencontres dans le pub anglais, ainsi que les dialogues dans lieux abstraits, les murs marron au début et une autre fois, les deux amants sur fonds blancs ou parlant sous les draps comme dans Identification d’une femme (Antonioni, 1982). Quand est cadré en gros plan la boule Pica de la machine à écrire de Philip, il peut s'agir d'une référence à un plan de L’homme qui aimait les femmes où Truffaut cadrait Charles Denner écrivant à la machine. Mais les clés biographiques sont peu nombreuses. L’ami réalisateur est sans doute Ivan Passer et Rosalie, qui est écrivaine, est inspirée de Janet Hobhouse qui est décédée d’un cancer en 1991. Finalement, Philip Roth a accédé au souhait de son épouse : aucun nom propre, et seulement son prénom.

Tromperie est un film en scope où les visages des comédiens sont filmés en plans très serrés. Les plus notables sont ceux à l'hôpital de New York où le visage d'Emmanuelle Devos est cadré au plus près pendant qu’elle dit à Philip : "Redis-le-moi, redis-moi que je vais vivre". Desplechin ne voulait pas un très gros plan, mais un "trop gros plan", ce qui n'est pas du tout la même chose. Le recours au split-screen est parcimonieux, pour un appel téléphonique seulement après le plan initial. Mais ce sont les différents costumes de Léa Seydoux, tous plus élégants les uns que les autres qui assurent aussi la diversité des séquences, magnifiées par les lumières des différentes phases du jour.


Dissembler

L’obsession juive est omniprésente dans les livres de Philip Roth, écrivain juif, Desplechin est catholique, mais au cœur de ses films s’inscrit la singularité juive. Le fait que nous ne soyons pas tous pareils, que nous dissemblions est pour lui source d’une grande joie.  Pour lui, le plaisir est que nous soyons hommes et femmes, juifs et non-juifs.Vivre dans un monde où tous seraient pareils, ce serait l’horreur.

C'est pourquoi reviennent dans la filmographie de Desplechin le temps où l’Europe n’était pas une. Le plan d'ouverture sur les Twin Towers, c’est-à-dire avant la chute des tours du 11 septembre 2001, évoque cet autre temps où l'Europe et le monde était encore coupé en deux. Le regard porté sur les pays opprimés par les dissidents russes ou tchèques permet d’apprendre que, dans le monde capitaliste, on n’est sans doute pas aussi libre qu’on le croit. C’est un motif qui traîne chez Roth, à travers L’orgie de Prague qui se passe entièrement à Prague. Ses livres plus tardifs Comment j’ai épousé un communiste, La tache, The Human Stain aborde le système coercitif américain. Cette proximité entre Roth et Desplechin conduisent ce dernier à ne pas moderniser l’intrigue, à garder la présence d’un dialogue entre l’Est et l’Ouest, à garder l'inscription d’un moment où il existait, de l’autre côté du mur, une oppression plus radicale encore que celle de l'Ouest.

L’écrivain américain et son amante anglaise finissent par rompre. Mais ils se retrouvent un jour d'été et reconnaissent qu’ils ont été glorieux. La tendresse a existé entre eux deux.

Jean-Luc Lacuve, le 3 janvier 2022.

Les autres adaptations de Philip Roth :
1960 : Battle of Blood Island (d'après Expect the Vandals)
1960 : The Contest for Aaron Gold (Norman Lloyd pour la série TV Alfred Hitchcock présente)
1969 : Goodbye Columbus (Larry Peerce, 1h42)
1972 : Portnoy et son complexe (Ernest Lehman, 1h41)
2003 : La couleur du mensonge (Robert Benton, 1h46)
2008 : Elegy (Isabel Coixet, 1h52 d'après The Dying Animal)
2008 : American Pastoral (Alex George Pickering, film d'étudiant)
2014 : En toute humilité : The Humbling (Barry Levinson, 1h52)
2016 : Indignation (James Schamus, 1h50)
2019 : Prazské orgie (Irena Pavlásková, 1h43)
2020 : The Plot Against America (Ed Burns et David Simon, série TV en 6 episodes)

Webographie :

 

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