Paul Dédalus va quitter Douchanbé au Tadjikistan après de longues années de recherche à l’étranger. Dans une pièce baignée d’une douce lumière, Irina, sa jeune maitresse s'est occupée du transfert de ses bagages. Elle s'afflige du départ de son bel Ulysse pour son Ithaque. Elle souhaite ne penser plus à lui que lorsqu'elle sera très vieille. Paul ne se souvient que de quelques bribes de sa vie.
I-Enfance
Alors qu'il a neuf ans, Paul ne supporte pas l'hystérie de sa mère qui vient toujours surveiller ses jeux avec sa sœur et son frère. Il la menace d'un couteau. Puis, décidé, à 12 ans il s'en va habiter chez sa tante Rose. Elle a une amante d'origine russe qui lui enseigne cette langue. Puis la mère meurt et Paul suit son enterrement. A son père, veuf inconsolable, il dit qu'il aurait dû épouser une autre femme. Il protège comme il peut son frère Ivan, enfant pieux et violent.
Paul est arrivé en France pour rejoindre son poste au ministère des affaires étrangères. Il est arrêté à la police de l'aéroport pour un problème de passeport.
II- Russie
Alors qu'il emménage dans son bureau du quai d'Orsay, il est convoqué par la DGSE. Il est interrogé sur des papiers qu'il perdit en Russie. En effet Paul à ses seize ans fit un voyage scolaire à Minsk, en URSS. Motivé par son amitié pour Marc Zylberberg et "le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes", il accepte une mission d'une organisation politique juive : transmettre de l’argent à un groupe Refuznik et offrir son passeport à un jeune homme, Nathan, pour lui permettre de gagner Israël.
III- Esther
Paul se souvient de ses dix-neuf ans. Etudiant à Paris, il rentre à Roubaix les week-ends où il ne craint pas de rencontrer son père. Il retrouve son copain Kovalki, en fac de médecine, avec qui il va rejoindre sa sœur, Delphine, et sa copine Pénélope à la sortie du lycée. Là, il rencontre Esther, 16 ans, qu'il drague avec grâce et application répondant en souriant à sa piquante ironie et son charme rayonnant. Il l'invite pour une partie de go dans l'après-midi à laquelle elle répond tout comme elle accepte de venir à la fête que son cousin Bob et ses amis ont préparée le soir. Ils se regardent toute la soirée, fascinés l'un par l'autre, et Paul raccompagne Esther au petit matin chez elle. Elle lui donne deux baisers et il promet de l'aimer plus que sa vie. En rentrant, il est attendu par les amants de la volage Esther qui lui cassent la gueule. Il n'en a que faire.
A Paris, Paul veut suivre les cours d'anthropologie du docteur Behanzin. Elle ne peut l'accepter dans ses cours vu ses lacunes en grec et même s'il prétend jouer le rôle nécessaire du "moins bon élève". Néanmoins, admirative de son humour et de sa ténacité, elle lui permet de venir chaque lundi prendre un cours particulier et amical.
De retour à Roubaix, Paul apprend de Bob qu'Esther a un nouvel amant. Il les rejoint au bowling. Esther revient vers lui. Ils deviennent amants. Au musée de Roubaix, il lui dit pourquoi elle ressemble tant au tableau d'Hubert Robert qu'il aime. Séparés, ils s'échangent des lettres fiévreuses. Paul apprend à Esther qu'il a une amante à Paris, Gilberte, plus âgée que lui qui l'héberge à l'occasion, surtout quand son compagnon officiel n'est pas là.
Esther supporte de plus en plus mal leur séparation. Bob, chassé par ses parents qui ne l'acceptent que soumis, est venu habiter chez les Dedalus.
Lors d'un retour de Paul, Bob lui apprend qu'il a couché avec Esther. Paul ramène Esther en train avec lui dans sa chambre de bonnes. Elle déprime mais réussit quand même son bac. Lors de cette même fin d'année scolaire, Paul apprend la mort de son professeur. Pour la première fois, il se sent orphelin.
Esther, déprimée, s'est laissée convaincre par Kovalki de ne plus sortir qu'avec lui. Paul est terriblement en colère de le voir imposer sa volonté à Esther. Il rompt avec son ancien ami. Esther lui revient. Il part étudier à l'étranger et Esther, trop seule, rompt définitivement avec lui.
Epilogue.
Paul travaille beaucoup; peu pour le ministère, beaucoup pour lui. Un jour, il reçoit une lettre de Kovalki lui demandant l'adresse d'Ester. Il relit les dix ans d'échanges épistolaires fiévreux et s'aperçoit que son amour pour Esther est intact. Dégoûté d'avoir été trahi par son cousin et Kovalki, il ne répond pas à ce dernier. Un an plus tard, il revoit par hasard Kovalki, chirurgien de province, venu à l'opéra accompagné de sa femme. Il s'offusque qu'il ose lui demander des nouvelles d'Esther en catimini et le met face à ses désirs contradictoires devant sa femme. Lui n'a jamais cessé d'aimer Esther. C'est parce qu'ils furent pauvres que jamais ils ne purent vivre ensemble et que leur relation finit par s'étioler. Cet amour intact il le garde comme une rage au fond de lui qui le fait vivre. Sur le chemin du retour, des pages d'un livre qui volent au vent viennent vers lui. Ce sont des pages en grec comme il les étudiait avec Esther dans leur chambre d'étudiant. Esther, toujours si présente à son esprit.
Trois souvenirs de ma jeunesse est l'œuvre la plus théorique de Desplechin sur son cinéma, ce qui ne l'empêche évidemment pas, par ailleurs, d'être aussi l'une des plus émouvantes.
En faisant revenir pour la troisième fois le personnage de Paul Dédalus, Desplechin ne se répète pas ; pas plus qu'il ne fait vieillir son personnage à la manière de Truffaut avec Antoine Doinel. En effet, non seulement, il le rajeunit mais surtout il en fait un autre Dédalus possible. Un Dédalus identique à lui-même mais qui, dans une autre configuration de l'existence, est différent de ses deux incarnations précédentes. Pour le tester dans ces mondes possibles, il faut des invariants, des éléments toujours à peu près semblables qu'une petite variation peut faire changer et vérifier que le personnage est bien toujours le même. En l'occurrence, il est toujours, Paul Dédalus un héros nietzschéen qui lance les dés, fait des choix en les discutant et en les affirmant et qui se préoccupe moins de la face sur laquelle tombera ensuite le dé. L'important étant pour lui l'eternel retour des dés qui lui permettra de lancer un nouveau défi pour affirmer son identité.
Pour donner corps à cette façon de voir le monde, faite de choix et de défis incessants, Desplechin ne peut compter seulement sur la connaissance qu'ont les spectateurs de Comment je me suis disputé et de Un conte de Noël. Il fait intervenir différentes strates de son existence, cinq si l'on inclut le prologue et l'épilogue qui entourent les chapitres Enfance, Russie et Esther. Celles-ci sont constitutives d'une personnalité qui perfectionne son identité.
Un romanesque sériel
Paul est orphelin de mère. Dans Comment je me suis disputé, sa mère était morte d'un cancer, non sans s'être montrée éminemment castratrice. Paul en fait le récit dans la séquence d'ouverture en rappelant qu'elle avait surpris son premier travail d'écrivain et lui avait fait le procès de dénigrer la famille. Dans Un conte de Noel, Paul menaçait d'un couteau Elisabeth, sa mère toujours sur son dos.
La mère est ainsi une sorte d'ogresse que le fils ne supporte pas car elle ne cesse de le surveiller et ne lui accorde pas l'espace de liberté qui lui permet d'être lui-même. Ici, Paul à dix ans lorsqu'il décide alors d'aller chez sa grand-tante (tout droit sortie de L'aimée) où il apprend le russe grâce à l'amante de celle-ci. Des traumatismes, Paul tire ainsi des décisions tranchées et des colères terribles, telle celle qui s'incarne de sa vision de lui enfant, lui faisant face, quand il doit répondre à la lettre de Kovalki.
Les pères aussi sont inquiétants. On se rappelle de la colère de Maurice Garrel dans Rois et reine. Ici Abel est enfermé dans sa tristesse et sa dépression, aveugle au monde.
Le terrible monde des parents, c'est celui sur lequel on gagne son espace propre et son identité. Le groupe des frères et sœurs et des cousins aide à ce détachement. Ainsi de Bob qui quitte sa terrible mère castratrice et se trouve une famille de substitution dans cette improbable terrain vague de nuit avec ses cousins et Esther autour d'un feu de camp. Paul protège Ivan comme l'indique le dessin maladroit des dieux grecs puis l'invocation des puissances protectrices devant la glace illuminée des flammes de bougies alors qu'Ivan frappe un vélo, geste pour lequel il sera puni. La dimension du conte ou du mythe tient donc en grande partie à la grandeur terrible des parents dont les enfants se détachent pour former leur espace, leur Arcadie, sous-titre du film. Un conte de Noël était lui sous-titré, "Roubaix !" Comme pour dire de ses personnages aux ambitions si grandes qu'ils ne venaient que de là mais en tiraient leur force, cette capacité à relire leur enfance et leur adolescence comme le creuset d'un monde à déchiffrer.
Un monde à déchiffrer
Paul aime déchiffrer le monde. C'est ce qui le constitue adolescent. Son ami Mark lui fait découvrir la judéité, ses rites et ses secrets. Il lui enseigne le port de la kippa et du talith ; il l'entraîne dans l'aventure géopolitique de ceux qui croient à la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes.. Ce second épisode, géopolitique évoque La sentinelle ou Martin Barillet se trouve confronté au mystérieux Bleicher comme ici Paul au mystérieux Claverie et où son ami Simon l'initiait aussi aux rites juifs. La fuite dans le musée et la recherche des amis en Allemagne de l'Est évoque Le rideau déchiré (Alfred Hitchcock, 1966). Et la partition musicale se met toute entière dans les pas de Bernard Hermman, le compositeur d'Hitchcock. Le thème musical reprend l'orchestration par Igor Stravinsky, des lieder espagnols d'Hugo Wolf que Desplechin trouve très proches de la musique de Bernard Hermann. Celui ci s'en étant peut-être inspiré s'il s'est rendu au concert où étaient programmés ces lieder d'Hugo Wolf en même temps que Stravinsky à Los Angeles en 1958. Le premier en aurait tiré la musique de Vertigo (1958), le second celle des Deux chants sacrés (1968) qu'écoute Paul en concert dans l'épilogue. L'apparition d'Esther toute de rouge vêtue fait penser à l'apparition de Madeleine sur fond rouge dans Vertigo et préfigure tout le chagrin de la perte de l'être aimé.
Au conte terrible de l'enfance se substitue ainsi le beau conte politique d'un monde autrefois séparé en deux, avec d'un côté ceux qui croient au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et, de l'autre, ceux qui imposent une dictature. Paul pleurera ainsi la chute du mur de Berlin comme un adieu à son adolescence.
Cette passion pour la lecture des signes avait été acquise dès l'enfance. Paul comprend que sa grand-tante est homosexuelle (zoom avant). Grâce à l'amante de celle-ci, il s'initie au russe comme plus tard il aimera comprendre un diagramme d'anthropologie ou déchiffrer le grec et les caractères cyrilliques. Cette lecture des signes redonne sa pleine puissance au monde comme en témoigne cette extraordinaire séquence finale des improbables feuilles qui volent au vent. Elles sont composées de caractères grecs et redonnent le souvenir involontaire et terriblement poignant du grec déchiffré avec Esther dans leur chambre d'étudiants. L'image finale, figée, est le dernier des procédés cinématographiques que Desplechin met en œuvre comme pour nous inciter à lire le film comme une suite de signes : cache en iris pour l'enfance comme l'enfance du cinéma. Le split-screen du milieu des années à 80 pour désorienter le regard avec, longtemps hors champ, la magnétique Esther d'autant plus présente. Le fond bleu pour lire une lettre, l'apparition du fantôme de la tante renvoient aux procédés utilisés dans Rois et reine.
Un monde à aimer
Paul Dédalus est un nouveau Stephen Dedalus, personnage principal de Portrait de l’artiste en jeune homme puis comparse de Leopold Bloom dans Ulysse. Traumatisé pour ne pas avoir respecté les dernières volontés de sa mère, il erre comme Paul dans le labyrinthe de l'existence. Il y est aidé par les romans d'aventures : Stevenson dans Comment je me suis disputé, ici avec Les Aventures d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Poe que lit Paul dans le train qui l'emmène à Minsk alors que Mark lit Le rouge et le noir. Il y est aidé par la poésie de W. B. Yeats dont il commente trop longuement un poème de façon fiévreuse et obscure juge Esther. Platon pour l'apprentissage du grec, Lévi-Strauss pour l'ethnologie, Lénine, Soljenitsyne pour l'apprentissage du russe puis la lecture de L'archipel du Goulag et le rap américain des années 1980 dans la bande-son complètent l'univers culturel cher à Paul. Lors du rangement après la fête est montré un extrait du Massacre de fort Apache comme on retrouvait un extrait de Young Mister Lincoln dans Jimmy P.. Car Paul le dit à Kovalki qui semble l'avoir oublié : ce sont avec les grands films (westerns, films noirs et mélodrames...) qu'on apprend à bien se comporter, à se comporter en grand et à sacrifier son amour, un temps du moins, si celle qu'on aime appartient à un ami.
Paul veut magnifier tout ce qu'il aime. Il a une vision particulière des femmes que certains qualifieront sans doute de misogyne : il ne peut vivre facilement avec une femme, déclare "l'intelligence des femmes m'ennuie en général" (C'est connu! elles sont bien plus sérieuses et compétentes que les hommes) et ne veut ni se marier ni avoir d'enfant. Comme Antoine Doinel, il se conforme difficilement au monde adulte. Quentin Dolmaire retrouve les accents de Charles Aznavour dans Tirez sur le pianiste (dont on entend la musique de Delarue un court instant) ou mieux de Charles Denner dans L'homme qui aimait les femmes. Lou Roy Lecollinet retrouve la grâce de Marie Françoise Pisier dans L'amour en fuite. Esther quitte Paul mais son absence n'empêche pas de l'imaginer comme les Esther de Desplechin incarnée par Emmanuelle Devos dans Comment je me suis disputé où elle devenait traductrice ou à l'Esther d'Esther Kahn qui se réalise dans une vie d'actrice. Et Paul aussi retrouve dans la lumineuse Irina une variation douce des rivales d'Ester prénommés Sylvia dans ses autres films : Marianne Denicourt dans Comment je me suis disputé, Emmanuelle Devos dans Esther Kahn, Chiara Mastroianni dans Un Conte de Noël.
Cette façon adolescente d'aimer et de magnifier les femmes s'incarne dans des textes très écrits avec la lettre comme vecteur essentiel d'épanchement amoureux : "Tu es une montagne"; "A tes pieds, je dépose ma croyance" et un texte au belles formules : "Les hommes ont des devoirs, les femmes préfèrent la fuite" ou, après l'amour, "Les hommes viennent, les femmes partent".
Paul est amoureux d'Esther au premier regard et n'hésite aucunement à venir vers elle, comptant sur son discours pour remplacer les vaines paroles des dragueurs. Au "Je te mange des yeux" elle répond "Tu te souviendras toujours de moi, je fais toujours cet effet là aux hommes". Rien de fanfaron, juste le plaisir d'exister, comme existera ensuite Paul en restant assis dans la salle de bowling et Esther en refusant de suivre ses amis. Paul a cette arme de séduction redoutable : il magnifie la femme qu'il aime avec une fougue et une sincérité inégalée. En témoigne la scène du tableau, Terrasse d'un palais à Rome d'Hubert Robert. Esther met Paul au défi d'être cohérent : tu aimes ce tableau; tu m'aimes; donc je ressemble au tableau ; comment ? Et Paul de savoir répondre avec toute l'élégance dont il est capable.
Les scènes du jeu de go, de la danse dans la fête puis des paroles échangées sur le chemin du retour (As-tu été aimée par quelqu'un qui t'aimait plus que sa vie ?) complètent ces grandes scènes romanesques. L'amour se mesure à avoir été bien pour quelqu'un, avoir été capable de le changer, de lui donner un autre regard sur le monde.
Paul se réalise en gardant intacts sa colère, son amour et son chagrin et en gardant ses valeurs, celles qu'enseignent l'art et les sciences humaines ; Paul aime le mystère et s'y confronte à chaque fois qu'il le peut ; Paul n'a pas peur de prendre des coups en prétendant qu'il n'a rien senti ; Paul veut magnifier tout ce qu'il aime; Paul garde sa force pour lui et partage sa légèreté avec les autres. Paul est, selon la formule d'Emerson, un sujet réalisable plus que réalisé. Il est probable que Desplechin nous en donne d'autres incarnations, de celles qui, par la force d'un personnage nimbé de toutes les puissances romanesques, fait d'une banale histoire d'amour d'adolescence, vécue par beaucoup, cette intense aventure amoureuse ressentie par chacun.
Jean-Luc Lacuve le 30/05/2015 (après le ciné-club du jeudi 28)
Sources: