La sentinelle

3/4
1992

Avec : Emmanuel Salinger (Mathias Barillet), Emmannuelle Devos (Claude), Thibault de Montalembert (Jean-Jacques), Bruno Todeschini (William), Jean-Louis Richard (Bleicher), Jean-Luc Boutte (Varins), Valérie Dréville (Nathalie), Marianne Denicourt (Marie Barillet), Fabrice Desplechin (Simon). 2h19.

Mathias, fils de diplomates français en poste outre-Rhin, revient en France pour suivre des études de médecine légale.Il part d'un lieu surchargé d'Histoire, de signes, de conventions, de morts, de secrets et de grands mots. Dans le train où il retrouve Jean-Jacques, un ami, il est agressé sans raisons apparentes par Bleicher, de la Police des Frontières. Il découvre ensuite dans sa valise une tête humaine momifiée. Il veut savoir d'où elle vient, pourquoi on l'en a fait le dépositaire.

Il s'installe à Paris où sa sœur Marie et Nathalie, deux jeunes cantatrices, ont de multiples relations dans les milieux culturels et diplomatiques, voire les Service Secrets. A la morgue, en dehors de ses cours, à l'insu des autres étudiants, il analyse le reste macabre, constate qu'il est contemporain et poursuit son enquête, se retrouvant au milieu d'un terrible imbroglio. Si Bleicher l'a choisi, c'est pour régler des comptes, par personne interposée, avec les Services Secrets, dont il a fait partie. Varins, ami de Marie et de Nathalie, en apparence attaché culturel, organise en fait la fuite de certains cerveaux du bloc communiste de l'Est en train de se défaire et la tête momifiée appartenait à l'un d'eux. Bleicher, qui a travaillé pour lui, veut maintenant le démasquer.

Mathias, dans ce tourbillon de duplicité, se rattache à une certitude : donner une sépulture décente à cette tête dont il se sent responsable. Mais les choses tournent au drame : Nathalie y perd la vie. Mathias, après avoir tenté d'alerter l'opinion lors d'une soirée où Varins rencontre une délégation russe, est conduit à tuer celui avec qui il partageait un appartement, William, un homme de Varins. Bleicher, qui surveillait tout cela à distance, maquille le meurtre en suicide pour que Mathias, qui fut donc un instrument entre ses mains, ne soit pas compromis.

Par son scénario complexe et la mise en scène incongrue d'une incarnation de l'imaginaire (la tête coupée) le film évoque Alain Resnais. Par son rapport libre et impulsif avec les comédiens, il est proche de la Nouvelle Vague.

Film complexe car, comme tout film d'espionnage, il mène plusieurs fils narratifs. Mais aussi parce que, derrière Mathias (Emmanuel Salinger) au moins cinq personnages prennent une part égale de l'intérêt du spectateur (Claude, Marie, Nathalie, Jean-Jacques, William, Varins, Bleicher).

Le film développe trois niveaux : l'initiation d'un jeune homme à l'amitié, l'amour, la vie professionnelle et l'action. En effet (second niveau) il est mêlé aux frasques d'agents secrets désabusés, occupés à constituer un lucratif réseau d'ingénieurs russes prêt à travailler à l'Ouest. L'examen de conscience de Mathias le conduit à démasquer les coupables et surtout (troisième niveau) à trouver une place juste dans un monde qui a perdu ses repères après la chute du mur de Berlin (Scène avec Bleicher dans le train puis au café, et scène finale).

Mathias ne cesse de pénétrer des cercles de pouvoir disjoints (pouvoir politique, sentimental, physique, scientifique). Apparemment disjoints, et c'est l'enjeu du film, exprimé à travers cet objet à l'évidence métaphorique : une tête coupée, image de la conscience, venue congelée du goulag. Mathias expertise la tête. Il procède ainsi à la fois à un examen de conscience et à sa protection contre les appareils qui veulent se l'approprier. Il effectue, à son corps défendant (et souffrant), un travail qui tend à ordonner le monde compliqué et contradictoire qu'il avait à prendre en charge. C'est une opération violente et Desplechin procède en une succession de coups de force qui font sauter des verrous, de la rencontre avec le flic dans le train à la bagarre finale, en passant par des situations où sont désignées les inégalités sociales, le rappel d'Auschwitz, la dureté arrogante de celui qui partage son appartement.

Mathias ne sauvera peut -être pas le monde mais, dans un contexte d'endormissement généralisé et de militarisation omniprésente, il s'est trouvé une morale individuelle. Les sentinelles d'aujourd'hui ne sont plus les diplomates mais ceux qui se penchent sur le passé, la mémoire, les causes de la mort des autres. Ceux qui se penchent sur la vie des morts y trouvent une morale qui dépasse celle du quotidien.

 

Scènes remarquables:

Mathias revient de la soirée et range la tête dans le globe terrestre. Il soigne William qui l'interroge. Dans le dialogue Mathias ment alors, qu'en montage parallèle, le flash-back dit la vérité de la rencontre avec Blusher. Dans ce flash-back, Blusher explique ses motivations : Tout le monde est content, c'est la fin de l'après-guerre. En 45 on s'est réparti le monde pour que ça ne se reproduise pas avec des choses de curé : la SDN, l'ONU... . Mais en séparant le monde en deux, les diplomates de 1945 espéraient pouvoir éviter le renouvellement d'Auschwitz : chaque camp surveille l'autre pour que la barbarie ne se reproduise plus. La fin de l'après-guerre menace cet équilibre. Le camp des vainqueurs privilégie une innocence de façade. Le manque de vigilance conduit au retour possible du passé.

Mathias se réveille à l'hôpital militaire où il suit une cure de sommeil : "Nos pères ont construit un monde, et c'est comme si on ne lui laissait pas sa chance. La guerre a fait autant de morts qu'il y a de vivants en France. La guerre a fait un milliard de morts et c'est comme si on leur crachait dessus. Mon père était diplomate, moi je suis médecin pathologiste."