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Frère et sœur

2/4
2022

Cannes 2022 Avec : Marion Cotillard (Alice Vuillard-Borkman), Melvil Poupaud (Louis Vuillard), Golshifteh Farahani (Faunia), Patrick Timsit (Zwy), Benjamin Siksou (Fidèle Vuillard), Joël Cudennec (Abel Vuillard), Cosmina Stratan (Lucia), Francis Leplay (André Borkman), Max Baissette de Malglaive (Joseph Borkman), Nicolette Picheral (Marie-Louise Vuillard), Clément Hervieu-Léger (Pierre, le metteur en scène), Alexandre Pavloff (Simon, le compagnon de Fidèle). 1h48.

Veillée funèbre chez Louis et Faunia dans leur appartement de Roubaix. Ils ont perdu leur fils, Jacob, âgé de six ans. Les amis sont là dont le fidèle Zwy. Arrive Borkman qui souhaite lui aussi présenter ses condoléances en tant qu'oncle de Jacob et vieil ami de Louis. Mais celui-ci le rejette, la considérant comme un ennemi et un traitre; il le refoule jusqu'a la porte et insulte la femme qui l'accompagne et n’a pas voulu entrer. C'est sa sœur, Alice, qui ne lui a jamais rendu visite depuis la naissance de son fils. Leur mère, Marie-Louise se tient à coté d'elle, silencieuse.

Cinq ans plus tard. Marie-Louise et son mari, Abel, ont quitté leur maison à la campagne pour assister à la première de The dead de James Joyce qu'interprète leur fille, Alice. Abel conduit prudemment mais, en face d'eux, arrive une voiture qui ne maîtrise pas sa trajectoire et finit par s'encastrer dans un arbre. Abel descend porter secours à la jeune victime et laisse Marie-Louise près de la voiture arrêtée au milieu de la route. Quand un camion surgit au tournant, c'est l'accident. Alice s'inquiète de ne pas voir ses parents lors de la représentation et plus encore de leur absence de réponse au téléphone une fois la représentation terminée. A la sortie du théâtre sous la pluie, Alice est abordée par Lucia, une très jeune fan qui lui déclare son admiration. A l'hôpital, son frère, Fidèle, lui annonce que Marie-Louise est dans un coma profond et qu'Abel n'est pas encore en état de lui parler.

Dans les Pyrénées, près de Toulouse, Zwy a demandé un cheval pour rejoindre Louis qui vit retiré dans une vieille maison perdue dans une vallée qu'il restaure avec Faunia. Zwy insiste pour qu'il prenne l'avion avec lui le lendemain car les risques sont grands du décès prochain de ses parents. Le lendemain les deux hommes s'en vont, laissant Faunia, qui a décidé de rester, conformément au désir de Louis.

A Lille, Alice est interrogée par un journaliste sur son silence à propos des livres de son frère. L'insistance du journaliste provoque le saignement de nez d'Alice et elle met abruptement fin à l'interview.

Dans l'avion, Louis écrit une lettre à sa sœur. A l'aéroport de Lille, Louis voit les affiches de The dead. Il voit son père Abel à l'hôpital. Son frère, Fidèle, l'accueille et le convie chez lui où l'attend Joseph, fils d'Alice et Borkman, qui l'aime et l'admire. Mais quand Alice est sur le point d'arriver, Louis s'en va habiter l'appartement de ses parents. Il passe entre-temps acheter de l’opium auprès de dealers en bas d'un immeuble où il avait autrefois ses habitudes. Chez ses parents, Faunia l'appelle et le réconforte.

Alice qui joue toujours dans The dead est de nouveau abordée par Lucia et cette fois l'invite à boire un grog dans un café et lui raconte sa vie. A l'hôpital, Louis en veut à son père de n'avoir rien fait pour arrêter Alice dans sa haine envers lui.

Borkman a quitté l'opéra de Lyon pour rejoindre Alice mais doit l'attendre jusqu'à deux heures du matin. Elle lui raconte qu'elle est touchée par Lucia.

Swy vient rendre visite à Louis dans l'appartement de ses parents. Ensemble, ils regardent le livre de photos et Louis se rappelle combien son père le dévalorisait à chaque anniversaire. Emporté par l'opium, il croit flotter au-dessus de Roubaix jusqu'à la fenêtre de l'hôpital où Marie-Louise est toujours dans le coma. Le lendemain matin, c'est une infirmière qui, scandalisée, ordonne à Louis de quitter la chambre de sa mère, où il dormait, allongée à côté d'elle. L'infirmière decouvre une sténoses des artères sur la jambe de Marie-Louise conduisant à une nécessaire amputaion.Alice est contre mais Abel veut à tout prix que sa femme vive..

Alice va voir Swy, psychiatre de Lille reconnu, pour solliciter des antidépresseurs. Il ne le lui accorde qu'à contrecœur. Le pharmacien s'inquiète de l'ordonnance et surtout du fait qu'Alice en prend immédiatement une dose trop forte. Ses appels à la raison déclenchent la furie d'Alice.

La mère meure. Louis doit entrer en catimini dans la chambre funéraire sur l'ordre d'Alice. Il se souvient de sa rencontre avec Faunia; elle l'avait incité à parler à sa sœur dans un café. Plus tard, elle lui avait fait découvrir une grotte paléolithique. A la vue d'une vulve, d’abord prise pour une maison, il lui avait demandé d'avoir un enfant avec lui.

Dans la nuit Abel se suicide en débranchant tous ses tuyaux de médicaments et nourriture qui le maintenaient en vie. Un infirmier découvre son corps le lendemain matin. Dans la nuit, Alice a raccompagné Lucia dans le foyer où elle vit pauvrement. Comme, Lucia s'évanouit d'inanition, Alice se propose de lui faire quelques courses à la supérette du coin. Elle y rencontre Louis par hasard qui heurte son panier. Tous deux, par terre pour ramasser les courses dispersées, ils se reconnaissent. Alice s'en retourne sans un mot.

Louis demande à Faunia de venir l'assister pour l'enterrement de ses parents. Ils viennent saluer le cercueil dans l'église mais Louis s'en va avant l'arrivée de la famille conduite par Alice. Lors de la mise en bière, il reste en retrait ne pouvant répondre à la demande de tous. Alice fait passer un mot par Joseph pour une rencontre le lendemain à dix heures. Ils se retrouvent au café puis dans l'appartement des parents. Ils sont maintenant sur la voie de la réconciliation.

Faunia lit le début du roman de Louis. Elle approuve. Elle voudrait qu'il rentre avec elle, craignant qu'Alice le blesse à nouveau. Louis assiste au déménagement des affaires dans l’appartement des parents. Il grimpe sur le toit et Fidèle et Simon craignent qu’il se jette du haut de l'immeuble. Alice vient lui parler; Louis dit regretter les années où il a tant aimé sa sœur avant qu'elle ne se détourne de lui. Le soir, dans sa chambre, Alice est réveillée par des cris de douleur de Louis. Elle vient le relever et Louis l'accompagne dans sa chambre. Transpirant, il se déshabille. Ils plaisantent sur la situation équivoque dans laquelle ils sont. Mais Alice réfute toute idée d'inceste, d'autant que sa libido n'est plus ce quelle était.

A Toulouse, Louis donne de nouveau des cours à l'université en traduction américaine ; son charisme, sa célébrité aussi sans doute, lui permettent de fasciner son auditoire par la lecture d'un poème de Peter Gizzi, Some Values of Landscape and Weather. Sur des images de l'Afrique, c'est la voix d'Alice qui prend le relais. Elle est en Afrique, partie sur les traces de ses lectures d'enfance sur le royaume d’Abomey au Bénin et notamment la figure de Béhanzin, le premier roi ayant réussi à battre l’armée française avec l’aide d’amazones. Elle dit être partie abandonnant pour un temps mari et enfant : avec une larme, elle peut enfin dire " Je suis en vie"

Le cinéma de Desplechin est intimement lié à la psychanalyse puisque ses films décrivent toujours le processus complexe qui consiste à renaître à soi-même quand on a connu une blessure de l'âme. L'exploration de l'inconscient est abordée parfois de front, au travers d'une psychothérapie comme dans Jimmy P. mais se révèle bien plus souvent dans les heurts familiaux. Frère et sœur est ainsi une nouvelle variation sur la famille Dedalus-Vuillard, la sixième sur quinze films.

Généalogie de la haine

Desplechin, avec son goût du paradoxe et de la psychanalyse, fait de la haine un sentiment équivalent à celui de l'amour : profond, irraisonné, presque sans cause qui, une fois installé, s'enclenche à chaque rencontre. "Le pourquoi de la haine n'est jamais intéressant, déclare Desplechin. La haine est une perte de temps c'est tout. On peut éventuellement en faire un peu de généalogie, mais pas l'expliquer".

La généalogie s'amorce sur le livre de photographies vu avec Zwy qui ouvre sur un flash-back. Pendant vingt ans, Alice eut mauvais caractère. Elle imposa, comme sa mère sur son père, une tyrannie qui fait d'elle la femme célèbre à laquelle se soumettre. Louis accepta et admira sa sœur, concentrant sa rébellion contre la seule tyrannie de sa mère. Quand Alice fut sommée de partager la gloire avec son frère, elle se sentie dépouillée de son nom; elle en conçut un déséquilibre profond qu'elle canalisa en haine contre son frère. Ayant nommé ce sentiment en riant et un peu par hasard, elle s’y lova, probablement pour survivre comme comédienne d’exception.

Louis dû subir cette attitude douloureuse et incompréhensible même si des sentiments plus fort lui permirent de s'éloigner de ce traumatisme : la mort terrible de son fils, âgé de six ans, mais, en contrepartie l'amour constant et partagé avec sa femme. De ce terrible destin, les parents par leur silence en furent complices. Leur mort, et plus profondément, leur mise en terre va permettre de mettre fin à ce mécanisme auto entretenu de la haine

La haine est aveugle

Pour en sortir, Desplechin a recours à la religion juive comme un ailleurs par rapport au catholicisme, aux Pyrénées et à l'Afrique aussi, au cinéma enfin.

La sortie de la haine commence avec la séquence du Grand pardon dans la synagogue où il est notamment fait référence à l'impérieuse nécessité de couvrir, comme Sham le fit de Noé, la nudité de ses parents : père, mère et sœur. Mais le pardon à soi-même le plus difficile à obtenir est pour Alice. Confite dans le bien qu'elle s'impose pour contrebalancer sa haine envers son frère, elle part faire des courses pour Lucia. Alors qu'elle déclare au téléphone à Borkman que "rien ne peut lui arriver", la foudre se déchaîne contre elle, en l'occurrence la grêle, rappel de la neige qui tombait sur les acteurs du théâtre à la fin de The dead. Puis c'est la fameuse rencontre dans le supermarché tout d’un coup, Alice trébuche sur Louis. Alice est captive de la haine, comme Louis est captif de la position d’objet de cette haine qu’il occupe et, soudain, l’un tombe sur l’autre comme on tombe sur un caillou et cela les ramène à la vie. La réconciliation amorcée dans le café passe néanmoins par la souffrance de Louis qui âpres avoir songé au suicide en haut de l'immeuble crie de douleur dans la nuit, réveillant sa sœur. La tentation de l'inceste, rappel de la séquence de la synagogue est vite écartée. Alice et Louis semblent bien plutôt retrouver leur complicité d'enfant. Rajeunissement qui se traduit par les cours repris par Louis et le retour sur les écrits de son enfance par Alice.

La mise en scène rend compte de ce sentiment qui isolait les protagonistes du monde environnant en recourant à de nombreux gros plans et des paroles de colère dites sur un ton définitif, sans appel à l'opposé de toute conciliation. Personnages peut-être aveugles sur eux-mêmes, ils veulent être des personnages que la vie leur refuse d'être. D’où les incessantes variations autour de la famille Dedalus-Vuillard.

La saga Paul Dedalus-Ismaël Vuillard

Dans Un conte de Noel (2008), Catherine Deneuve et Jean-Paul Roussillon étaient Junon et Abel Vuillard. Ils avaient trois enfants, Ivan (Melvil Poupaud), Henri (Mathieu Amalric) et Élizabeth, l’aînée (Anne Consigny), mariée à Claude Dédalus (Hippolyte Girardot) et pour fils Paul Dédalus. Élizabeth haïssait Henri qui n’était pas davantage aimé par sa mère qui exige pourtant qu’il lui redonne la vie par une dangereuse greffe de moelle. Faunia (Emmanuelle Devos) était l’amie d’Henri. Ainsi dans Frère et Sœur, Le benjamin, Ivan, est devenu le cadet, Louis, alter ego d’Henri Vuillard (Mathieu Amalric). Il a toujours Abel pour père et une sœur qui le hait, Alice et non plus Élisabeth. Sa compagne s’appelle Faunia et le benjamin de la famille est devenu Fidèle.

La réconciliation, qui passait par le don de moelle osseuse, passe ici par le chemin vers l'hôpital, vécu comme un rêve mais qui aboutit vraiment dans la chambre où l'infirmière vient, scandalisée, sortir Louis du lit de Marie-Louise. Elle aussi avait subi la haine de sa fille envers son fils auquel elle avait pourtant donné une partie de son prénom. Louis ne peut qu'y être sensible car, à sa sœur qui avait demandé l'âge de la jeune fille accidentée, il aurait préféré demander le prénom. Héritage de la religion juive qui individualise le scandale de toute mort, quel que soit l'âge de la victime. Il en est de même pour la mort de Jacob. Le scandale de sa mort suffit : nul besoin d'en connaître la cause. 

Tout le cinéma

Le cinéma enfin ressurgit dans de nombreuses scènes. Opening night (Cassavetes,) pour la jeune admiratrice sous la pluie même si elle ne se fait pas renverser par une voiture. Alice (Woody Allen,) avec l'envol de Louis au dessus de Roubaix et Une autre femme (Woody Allen) pour le moment où Louis regarde l'album de famille et qu'au lieu de voir des photos on voit des plans. Pale rider (Eastwood) pour Zwy à cheval dans la montagne et Minority report (Spielberg) pour l'exil du couple loin de tout une fois l'enfant décédé. La femme d'à côté pour l'effondrement, l'évanouissement à la vue de l'être aimé ou, ici haï. Un conte de Noel pour la chute du personnage comme prise de conscience, ici dans le supermarché d'une fin possible de la haine.

Avec cette sixième variation autour de la famille Vuillard-Dedalus ; la convocation de la culture juive et de tout le cinéma, Desplechin devient le plus bergmanien des cinéastes avec son lot de théâtralisation et de fantasmes de personnages qui cherchent à échapper à l'enfermement en eux-mêmes.

Jean-Luc Lacuve, le 5 juin 2022

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