Le naturalisme est une notion d'autant plus difficile à cerner qu'elle se définit par rapport au réalisme, terme extrêmement problématique lui-même. Il irrigue le réalisme poétique et le film noir.
1 - Du réalisme au naturalisme
En peinture, le réalisme naît avec Gustave Courbet en opposition au romantisme. En 1855, Courbet finit par accepter ce terme. On qualifiera ensuite Zola de naturaliste quand, vers 1871, il mêle à sa description du monde ouvrier tout à la fois un goût pour le grossier et un net penchant pour les préceptes socialistes. Il s'éloigne ainsi du constat réaliste qui ne prend pas position. On restreint alors le champ du réalisme en littérature à ceux qui s'opposent au Romantisme d'imagination et explorent le monde quotidien : les frères Goncourt ou Alphonse Daudet.
En dehors de cette courte période où les mots réalisme et naturalisme prennent naissance, on pourra qualifier de réalistes tous ceux qui cherchent par exemple à sauvegarder coûte que coûte l'art figuratif vers 1950, les peintres misérabilistes du Néo-réalisme, l'école de la Réalité poétique ou les Peintres témoins de leur temps. A l'inverse, les artistes du Pop'Art et du Nouveau réalisme qui, à travers l'exposition de l'objet et l'exaltation de l'acte matériel veulent poser le problème du matérialisme peuvent prolonger le Réalisme social ou naturalisme de Courbet par leur conception de l'art comme manifeste et prise de partie.
Au cinéma, le réalisme renvoie à John Ford et plus généralement
au cinéma d'action qui permet l'enchaînement attendu "action-réaction".
Alors que le naturalisme de Stroheim, Bunuel ou Brisseau correspond mieux
au réalisme social de Courbet et exprime la lutte entre le monde apparent
et le monde originel. Le second étant, selon Gilles Deleuze, caché
sous le premier.
2 -Le naturalisme selon Gilles Deleuze : pulsions, symptomes et fétiches
Pour Gilles Deleuze, le cinéma naturaliste occupe une place tout à fait à part dans le cinéma. Il n'appartient pas au cinéma réaliste avec ses trois types d'images mouvements (perception, action, affection) ni encore au cinéma moderne qui joue sur la rupture des liens sensori-moteurs pour proposer des images mentales. Le cinéma naturaliste propose ce que Deleuze appelle des images-pulsion.
Pour lui, le naturalisme prolonge le réalisme dans un surréalisme particulier. Le naturalisme en littérature, c'est essentiellement Zola : c'est lui qui a l'idée de doubler les milieux réels avec des mondes originaires. Dans chacun de ses livres, il décrit un milieu précis, mais aussi il l'épuise et le rend au monde originaire : c'est de cette source supérieure que vient sa force de description réaliste. Le milieu réel, actuel, est le médium d'un monde qui se définit par un commencement radical, une fin absolue, une ligne de plus grande pente.
L'essentiel du naturalisme est dans l'image pulsion. Les pulsions sont souvent relativement simples, comme la pulsion de faim, les pulsions élémentaires, les pulsions sexuelles ou même la pulsion d'or dans Les rapaces. Elles sont inséparables des comportements pervers qu'elles produisent : cannibalisme, sadomasochisme, nécrophilie.
L'image naturaliste, l'image pulsion, a deux signes : les symptômes et les fétiches. Les symptômes sont la présence des mondes originaires dans le monde dérivé, et les fétiches, la représentation des morceaux arrachés au monde dérivé.
2-1 Les symptômes : la présence du monde originaire dans le monde dérivé.
Même localisé, le monde originaire n'en est pas moins le lieu débordant où se passe tout le film, c'est à dire le monde qui se révèle au fond des milieux sociaux si puissamment décrits. Le monde originaire est un commencement du monde, mais aussi une fin du monde, et la pente irrésistible de l'un à l'autre : c'est lui qui entraîne le milieu, et aussi qui en fait un milieu fermé, absolument clos, ou bien l'entrouvre sur un espoir incertain.
Ces mondes originaires peuvent apparaître sous des formes localisées très diverses, artificielles ou naturelles : le sommet de la montagne (Maris aveugles, Stroheim), la cabane de sorcière (Folies de femmes, Stroheim), le palais et le marais (Queen Kelly, Stroheim), le désert (fin des Rapaces, Stroheim), la rocaille (Bunuel, L'âge d'or,), la jungle de studio (La mort en ce jardin, Bunuel) le salon (L'ange exterminateur, Bunuel), Le dépôt d'ordures où le cadavre sera lancé (Folies de femmes, Stroheim et Los olvidados, Bunel).
Les milieux dérivés (la maison victorienne chez Losey) ne cessent de sortir du monde originaire, et d'y entrer ; et ils n'en sortent qu'à peine comme des ébauches déjà condamnées, déjà brouillées, pour y entrer plus définitivement, s'ils ne reçoivent un salut qui ne peut venir lui-même que d'un retour à l'origine.
Inséparable des milieux dérivés, les mondes originaires communiquent avec les milieux dérivés, à la fois comme prédateur qui y choisit ses proies, et comme parasite qui en précipite la dégradation. Le milieu c'est la maison victorienne et le monde originaire, c'est la région sauvage qui la surplombe ou qui l'entoure. Les mondes originaires peuvent aussi être surplombants : la haute terrasse de Boom et surtout la falaise des Damnés. Les falaises de Portland, leur paysage primitif et leurs installations militaires, leurs enfants mutants radio-actifs, les grandes figures d'oiseaux et d'hélicoptères, les sculptures, le gang à moto dont les guidons sont comme des ailes sont les figures du monde originaire qui conduisent à des actions perverses dans le monde dérivé du "le minable style victorien de la petite station balnéaire de Weymouth". Ils sont parfois détachés horizontalement des milieux dérivés sous forme de labyrinthes, la Venise de Eva une péninsule qui ressemble à une extrémité du monde, le Norfolk du messager, le jardin à l'italienne pour Don Giovanni, le parc désaffecté où le héros de Temps sans pitié a installé son entreprise de circuit automobiles, un simple square de gravier comme dans The servant, un terrain de cricket et bien sûr les tunnels de M. Klein notamment ceux du vélodrome d'hiver.
Dans Ossessione et L'innocent Visconti décrit aussi des pulsions brutes primordiales mais Visconti est trop aristocratique pour être vraiment naturaliste. Renoir atténue le naturalisme de Nana, du Journal d'une femme de chambre ou de La bête humaine par le détachement que constituent la scène de théâtre ou l'eau mouvante qui mettent à distance les mondes originaires.
Marco Ferreri évoque aussi un monde originaire au sein de milieux réalistes : l'immense cadavre de King Kong sur le campus du grand ensemble de Rêve de singe. L'irrésistible pulsion de souffler dans un ballon de Break-up.
Chez Lynch abondent les mondes dérivés paisibles : l'hôpital d'Elephant man, les petites villes de Lumberton (Blue velvet) ou de Twin Peaks, le couple branché de Lost highway, le rêve hollywoodien de Betty dans Mulholland drive. Ces mondes paisibles sont travaillés par des pulsions secrètes qui visent à les détruire pour retrouver les mondes originaux.
2-2 Les fétiches : les morceaux arrachés au monde dérivé
La pulsion est un acte qui arrache, déchire, désarticule : le fétiche est un gros plan objet. Le fétiche c'est l'objet de la pulsion, c'est à dire le morceau qui à la fois appartient au monde originaire et est arraché à l'objet réel du milieu dérivé. C'est toujours un objet partiel, quartier de viande, pièce crue, déchet, culotte de femme, chaussure. La chaussure comme fétiche sexuel donne lieu à une confrontation Stroheim-Bunuel particulièrement dans La veuve joyeuse de l'un et Le journal d'une femme de chambre de l'autre.
La perversion n'est pas une déviation mais une dérivation, expression normale de la pulsion dans le milieu dérivé. C'est un rapport constant du prédateur à la proie. L'infirme est la proie par excellence, puisqu'on ne sait plus qui est morceau chez lui, la partie qui manque ou le reste de son corps. Mais il est prédateur aussi, et l'inassouvissement de la pulsion, la faim des pauvres, n'est pas moins morcelant que l'assouvissement des riches. La reine de Queen Kelly fouille dans la boîte de chocolats comme un mendiant dans une poubelle
Le destin de la pulsion c'est de s'emparer avec ruse, mais violemment de tout ce qu'elle peut dans un milieu donné, et, si elle peut de passer d'un milieu dans un autre. Une scène des Maîtresses de Dracula de Terence Fisher montre le vampire à la recherche de la victime qu'il a choisie mais qui, ne la trouvant pas, se contente d'une autre : car la pulsion de sang doit être assouvie.
Dans Folies de femmes de Stroheim, le héros séducteur passe de la femme de chambre à la femme du monde pour finir par la débile infirme, poussé par la force élémentaire d'une pulsion prédatrice qui lui fait explorer tous les milieux et arracher ce que chacun présente. L'épuisement complet d'un milieu : mère, serviteur, fils et père. Cc'est aussi ce que fait la Susana de Bunuel. Il faut que la pulsion soit exhaustive. Les joies de la pulsion ne se mesurent pas à l'affect, c'est à dire à des qualités intrinsèques de l'objet possible.
Chez Joseph Losey la violence de la pulsion d'avilissement va pénétrer de part en part le milieu dérivé qu'elle épuise littéralement suivant un long processus de dégradation. Losey aime à choisir à cet égard un milieu "victorien", cité ou maison victoriennes où le drame se passe, et où les escaliers prennent une importance essentielle en tant qu'ils dessinent une ligne de plus grande pente. La pulsion fouille le milieu, et en connaît d'assouvissement qu'en s'emparant de ce qui semble lui être fermé et d'appartenir en droit à un autre milieu, à un niveau supérieur.
D'où la perversion chez Losey, qui consiste à la fois dans cette propagation de la dégradation, et dans l'élection, ou le choix du "morceau" le plus difficile à atteindre. The servant témoigne de cet investissement du maître et de la maison par le domestique. C'est un monde de prédateurs : Cérémonie secrète fait précisément affronter plusieurs types de prédateurs, le fauve, les deux rapaces, et l'hyène, humble, affectueuse et vengeresse. Le messager multiplie ces processus, puisque non seulement le fermier s'empare de la fille du château mais les deux amants s'emparent de l'enfant, contraint et fasciné, le pétrifiant dans son rôle de go-between, exerçant sur lui un étrange viol qui redouble leur plaisir. dans monsieur Klein la violence statique du personnage n'a pour issue dans le milieu dérivé qu'un retournement contre soi, un devenir qui le mène à la disparition comme à l'assomption la plus bouleversante
Chez les pauvres ou chez les riches, les pulsions ont le même but et le même destin : mettre en morceaux, arracher les morceaux, accumuler les déchets, constituer le grand champ d'ordures et se réunir toutes dans une seule et même pulsion de mort. Mort, mort, la pulsion de la mort, le naturalisme en est saturé.
3 - 1 : Le réalisme poétique, forme française majeure du naturalisme
Le réalisme poétique, courant du cinéma français qui se développe à la fin des années 30 et dont Marcel Carné est le metteur en scène le plus significatif, est, comme son nom l'indique déjà, une forme de naturalisme. Il exprime bien la nature duelle d'un mode de représentation qui emprunte des éléments à la réalité pour développer ce que Pierre Mac Orlan, l'auteur de Quai des brumes et l'un des inspirateurs littéraire du genre, a qualifié de fantastique social.
Dans le climat d'abattement qui succède au front populaire et alors que monte l'angoisse de la guerre, ces films soulignent la chienlit : "Vacherie, vacherie et compagnie" répète le déserteur de Quai des brumes (Marcel Carné, 1937). Alors que les tenants de l'impressionnisme recherchent le maximum de mouvement en filmant les paysages ensoleillés où la rivière joue un rôle majeur, les tenants du réalisme poétique préfèrent la mise en scène du studio où la figure du destin vient arracher à Jean Gabin, Jean-Louis Barrault ou Simone Signoret la tendresse de l'être aimé : La belle équipe (Julien Duvivier, 1936) et Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1937), Quai des brumes (Marcel Carné, 1937), Hôtel du Nord (Marcel Carné, 1938) Le jour se lève (Marcel Carné, 1939), Les enfants du paradis (Marcel Carné 1945), Dédée d'Anvers (Yves Allégret, 1948).
Le finlandais Aki Kaurismaki développe le réalisme poétique dans ses portraits d'ouvriers ou d'exclus. Ses cadres millimétrés rappellent le cinéma de studio avec des couleurs soigneusement choisies, privilégiant deux oppositions entre couleurs chaudes et froides : le rouge et le vert d'une part et, d'autre part, le jaune et le bleu. Il réunit souvent ces quatre couleurs dans le plan. Mais ce sont surtout les symptômes du monde originaire qui prédominent avec, souvent, des poubelles ou décharges, l'insécurité de la nuit (passage à tabac dans Ombres au paradis, accident de train dans Les feuilles mortes), les tristes nouvelles politiques du monde (Chine, Syrie, Ukraine), les chansons tristes, ou bien encore l'autodestruction par l'alcool. Une solitude distinguée, à la manière de Chaplin, habitent ses personnages, toujours bien habillés et l'ironie mordante au bout des lèvres. L'amour qui pourrait les sauver y apparaît comme un miracle acquis après un parcours toujours difficile et dont l'avenir est précaire.
Le cinéma américain peut atteindre le naturalisme par ses actrices. Ava Gardner aux prises avec des pulsions qui l'entraînent irrésistiblement à s'unir à l'homme mort ou impuissant : Pandora (Albert Lewin) ; La comtesse aux pieds nus (Joseph L. Mankiewicz,) Le soleil se lève aussi (Henry King) ou Jennifer Jones dans Ruby Gentry (King Vidor) où elle est la fille des marais qui poursuit sa vengeance et achève de détruire le milieu déjà épuisé de la ville et des hommes, faisant que le marais retourne au marais et dans Duel au soleil (ingoù elle finit dans le sang, les rochers et la poussière.
Source :Gilles Deleuze : L'image mouvement, chapitre 8.
Principaux films naturalistes :
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Inland Empire | David Lynch | U.S.A. | 2006 |
Les anges exterminateurs | Jean-Claude Brisseau | France | 2006 |
Choses secrètes | Jean-Claude Brisseau | France | 2002 |
Mulholland drive | David Lynch | U.S.A. | 2001 |
Lost highway | David Lynch | U.S.A. | 1996 |
Twin Peaks | David Lynch | U.S.A. | 1992 |
De bruit et de fureur | Jean-Claude Brisseau | France | 1988 |
Blue velvet | David Lynch | U.S.A. | 1986 |
Rêve de singe | Marco Fereri | Italie | 1978 |
Monsieur Klein | Joseph Losey | France | 1976 |
L'innocent | Luchino Visconti | Italie | 1976 |
Eraserhead | David Lynch | U.S.A. | 1976 |
Le messager | Joseph Losey | GB | 1971 |
Le journal d'une femme de chambre | Luis Bunuel | France | 1963 |
The servant | Joseph Losey | GB | 1963 |
Les damnés | Joseph Losey | GB | 1963 |
Les maitresses de Dracula | Terence Fisher | GB | 1960 |
Le soleil se lève aussi | Henry King | U.S.A. | 1957 |
La mort en ce jardin | Luis Bunuel | France | 1956 |
La comtesse aux pieds nus | Joseph L. Mankiewicz | U.S.A. | 1954 |
Ruby Gentry | King Vidor | U.S.A. | 1952 |
Pandora | Albert Lewin | U.S.A. | 1951 |
Un tramway nommé désir | Elia Kazan | U.S.A. | 1951 |
Susana | Luis Bunuel | Mexique | 1950 |
Los Olvidados | Luis Bunuel | Mexique | 1950 |
La garce | King Vidor | U.S.A. | 1949 |
Dédée d'Anvers | Yves Allégret | France | 1948 |
Duel au soleil | King Vidor | U.S.A. | 1946 |
Ossessione | Luchino Visconti | Italie | 1942 |
La bête humaine | Jean Renoir | France | 1938 |
L'âge d'or | Luis Bunuel | France | 1930 |
Queen Kelly | Erich von Stroheim | U.S.A. | 1928 |
Nana | Jean Renoir | France | 1926 |
Folies de femmes | Erich von Stroheim | U.S.A. | 1921 |
Maris aveugles | Erich von Stroheim | U.S.A. | 1918 |