Esthétique du cinéma
peinture/cinéma : L'abstraction Lyrique : Jackson Pollock - Douglas Sirk
En 1945, en partie libérée par les surréalistes émigrés durant la guerre, la peinture américaine explore une voie novatrice où l'énergie du corps est garant de la sincérité du propos. Chez Douglas Sirk, Bresson, le personnage, même pris dans un piège, peut accéder à la liberté morale. Le gros plan de visage explore cette libération possible.

Dans l'abstraction lyrique, il n'y a plus lutte de la lumière avec les ténèbres comme dans l'expressionnisme mais aventure de la lumière avec le blanc. Tout est possible. L'ombre ne s'oppose pas à la lumière mais offre une alternative : un "ou bien ou bien".

L'esprit n'est pas pris dans un combat, mais en proie à une alternative. Cette alternative peut se présenter sous une forme esthétique ou passionnelle (Sternberg, Sirk), éthique (Dreyer, Garrel) ou religieuse (Bresson), ou même jouer entre ces différentes formes (Bergman).

Une aventure et un choix. Par exemple chez Sternberg, le choix que l'héroïne doit faire entre une androgyne blanche ou scintillante, glacée et une femme amoureuse ou même conjugale, peut n'apparaître explicitement qu'en certaines occasions (Morroco, Blonde vénus, Shanghai express), il n'en est pas moins présent dans toute l'œuvre : L'impératrice rouge comporte un seul gros plan partagé d'ombre, et c'est précisément celui où la princesse renonce à l'amour et choisit la froide conquête du pouvoir. Tandis que l'héroïne de Blonde vénus renonce au contraire au smoking blanc pour retrouver l'amour conjugal et maternel.

Chez Bergman, les acteurs jouent en intériorisant tout ce qui est extérieur. Le sommet, de ce point de vue est Persona (1966) où l'on ne sait plus très bien ce qui relève de l'extérieur et ce qui relève de la vision du personnage. Dans ses films les plus amples, visages et paysages dessinnent une cartograhie complémentaire de l'intériorité tantôt torturée, tantôt splendide dans un cadre toujours géométrisé et simplifié à l'extrême.

Dans l'abstraction lyrique, le monde se déploit ou se reconcentre souvent à partir d'un visage. Le visage réfléchit la lumière, réduction de l'espace par abstraction, compression du lieu par artificialité, qui définit un champ opératoire et nous conduit de l'univers entier à un pur visage de femme. Entre le blanc du voile et le blanc du fond, le visage peut perdre de son contour au profit d'un flou, d'un bougé. Claude Ollier montre que plus l'espace blanc est clos et exigu, plus il est précaire, ouvert aux virtualités du dehors. Comme il est dit dans Shanghai gesture, "tout peut arriver à n'importe quel moment. Tout est possible. L'affect est fait de ces deux éléments : la ferme qualification d'un espace blanc mais aussi l'intense potentialité de ce qui va s'y passer. Pour Sternberg comme pour Sirk ou Fassbinder, les ténèbres n'existent pas par elles-mêmes : elles marquent seulement l'endroit où la lumière s'arrête.

Deleuze propose de dénommer icône, non seulement le gros plan de visage déterritorialisé mais aussi certains insert d'objet ou très gros plans de visage lorsque le gros plan garde le pouvoir d'arracher l'image aux coordonnées spatio-temporelles pour faire surgir l'affect en tant qu'exprimé. Même le lieu présent dans le fond perd ses coordonnées et devient "espace quelconque"

Jacques Tourneur rompt avec la tradition gothique du film de terreur ; ses espaces pales et lumineux, ses nuits sur fond clair. Dans la piscine de La Féline, l'attaque ne se voit que sur les ombres du mur blanc : est-ce la femme qui est devenue léopard (conjonction virtuelle) ou bien seulement le léopard qui s'est échappé (connexion réelle) ? Et dans Vaudou est-ce une morte vivante au service de la pretresse, ou une pauvre fille influencée par la missionnaire ?

L'abstraction lyrique c'est encore l'espace-couleur de Vincente Minnelli qui fait de de l'absorption dans la couleur une puissance proprement cinématographique. D'où chez lui le rôle du rêve : le rêve n'est que la forme absorbante de la couleur. Son œuvre, de comédie musicale mais aussi de tout autre genre, allait poursuivre le thème lancinant de personnages littéralement absorbés par leur rêve (Yolanda, Le pirate, Gigi, Melinda), et surtout par le rêve d'autrui et le passé d'autrui (Les ensorcelés).

Et Minnelli atteint au plus haut avec Les quatre cavaliers de l'Apocalypse quand les êtres sont happés par le cauchemar de la guerre. Dans toute son œuvre, le rêve devient espace, mais comme toile d'araignée dont les toiles sont moins faites pour le rêveur lui-même que pour les proies vivantes qu'il attire. Et, si les états de choses deviennent mouvement de monde, si les personnages deviennent figure de danse, c'est inséparable de la splendeur des couleurs, et de leur fonction absorbante presque carnivore, dévorante, destructrice (telle la roulotte jaune vif de The long, long trailer). Il est juste que Minnelli se soit confronté au sujet capable d'exprimer le mieux cette aventure sans retour : l'hésitation, la crainte et le respect avec lesquels Van Gogh s'approche de la couleur, sa découverte et la splendeur de sa création, et sa propre absorption dans ce qu'il crée, l'absorption de son être et de sa raison dans le jaune (La vie passionnée de Vincent Van Gogh).

Source : L'image mouvement, chapitres 6 et 7 : L'image affection : qualités, puissances, espaces.

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