Inland Empire

2006

Pour une description plus complète du film voir : scénario.

Avec : Laura Dern (Nikki Grace/Susan Blue), Justin Theroux (Devon Berk/Billy Side), Jan Hencz (Janek, le mari), Julia Ormond (Doris Side), Karolina Gruszka (La jeune fille perdue devant la télévision et ailleurs), Jeremy Irons (Kingsley Stewart), Harry Dean Stanton (Freddy Howard), Grace Zabriskie (la voisine de Inland empire), Bellina Logan (Linda, l'amie de Nikki), Mary Steenburgen (La voisine polonaise), Peter J. Lucas (Piotrek Krol), Robert Charles Hunter (le détective Hutchinson), Neil Dickson (le producteur). 2h52.

Un projecteur de cinéma dont les arcs au charbon claquent dans la nuit éclaire violemment les caractères d'une inscription en majuscule : INLAND EMPIRE puis s'éloigne jusqu'à disparaître dans l'arrière-plan droit de l'image.

La porte d'une chambre hôtel en noir et blanc. Un homme demande les clés à la femme, leurs visages resteront floutés. La femme s'assoit sur le canapé et, selon les désirs de l'homme, se déshabille et agit comme le ferait une putain. Ils disparaissent. L'aiguille grossie d'un tourne-disque suit des sillons qui égrènent une chanson qui connut un grand succès dans les pays baltes. Des images indistinctes suggèrent des mouvements qui pourraient être ceux de l'amour physique.

Une jeune femme dans une chambre d'hôtel pleure, assise sur un lit. Sans doute est-elle celle de tout à l'heure. Le lit était hors champs mais le canapé apparaît bien sur la droite. Cette jeune femme brune que le générique désignera comme la jeune fille perdue (lost girl) pleure en regardant la télévision. Dans celle-ci apparaissent furtivement une drôle de pièce hantée par des hommes-lapins et une femme assez âgée qui court, ces images se dissolvent dans les grains noir et blanc d'une télévision qui aurait perdu sa réception.

Dans une drôle de pièce aux murs verts et à la moquette saumon, des personnages au corps humain et à la tête de lapin aux grandes oreilles discutent. Ils sont dans la télévision que regarde la jeune fille perdue qui pleure. La femme-lapin interpelle l'un des hommes-lapins afin qu'il révèle un secret. L'homme-lapin entre dans une seconde pièce plus grande, plus riche. Le salon de carton pâte devient réel. L'homme-lapin disparaît. Deux hommes discutent dont l'un, légèrement barbu déclare qu'il souhaite trouver un "moyen d'entrer" qu'il "cherche un accès ".

Dans un parc, une femme au regard hallucinée s'approche de la grande grille en fer forgée qui permet de pénétrer dans une riche maison bourgeoise. Elle interpelle la jeune maîtresse de maison et lui déclare vouloir connaître ses nouveaux voisins. La jeune maîtresse de maison se révèle être une actrice de télévision assez célèbre. La vieille femme prédit à l'actrice qu'elle obtiendra le rôle qu'elle attend. Elle l'interroge pourtant sur le scénario voulant savoir s'il est sur le mariage puis embraye alors sur une étrange légende d'enfants perdus et de culpabilité. La jeune femme, choquée par ce ton vulgaire (brutal fucking murder), lui demande de partir. Celle-ci obtempère non sans avoir déclaré qu'il est pratique d'être amnésique comme elle car, comme cela, on peut oublier que l'on a des factures à régler. Elle lui prédit que demain, la jeune femme se trouvera sur le canapé d'en face.

Effectivement le lendemain, dans le canapé d'en face, l'agent de Nikki lui apprend qu'elle a obtenu le rôle. La voici à Hollywood pour interpréter Les Lendemains Bleus. Le metteur en scène prétend, qu'ensemble, ils vont faire un truc. Dans l'émission de promotion télévisuelle, la présentatrice insinue qu'une intrigue amoureuse est en train de naître entre Nikki et Devon. Celle-ci, interrogée, déclare vouloir rester professionnelle pendant que Devon ricane.

Au studio, le lendemain matin pour la première répétition, Nikki pleure en lisant son texte. Un problème interrompt brutalement la répétition : quelqu'un se promène dans le studio. Kingsley Stewart, le metteur en scène, obsédé semble-t-il par l'importance des informations, apprend à Nikki et Devon que le film est un remake d'un film polonais jamais fini car les deux acteurs principaux décédèrent sur le tournage.

Plus tard, Nikki interroge Billy sur sa façon de la draguer. Mais ce n'était qu'une prise de cinéma. Plus tard encore, Billy insiste pour que Nikki, au lieu d'aller à la gym, reste pour prendre un verre. Ce n'était encore qu'une prise de cinéma. La jeune femme brune de la télévision pleure. Le mari de Nikki prévient Devon qu'il considère comme absolus et sacrés les liens du mariage et qu'il est prêt à punir et à faire punir quiconque briserait les vœux prononcés par sa femme. La menace envers Devon est claire : s'il refuse de comprendre que Nikki n'est pas libre, il doit s'apprêter à souffrir grandement des conséquences.

Sur le plateau, le réalisateur a du mal à descendre le projecteur de la soixantaine de centimètres nécessaires. A cote, Nikki accepte de suivre Devon au restaurant …puis dans une chambre d'hôtel où, cachés sous l'édredon, ils font l'amour. Un étrange visiteur les surveille. Dans une scène de cinéma presque réelle, Nikki hurle "je crois que mon mari sait tout. Toujours sous l'édredon, Devon rit d'un rire sardonique et Nikki se souvent que tout a déraillé aujourd'hui alors qu'elle était allée sur la place du marché. Dans la rue où était garée sa voiture une drôle de plaque métallique avec un graffiti avait attiré son regard

Elle avait pénétré dans un couloir et s'était retrouvée derrière le décor du film au moment où Devon, elle, Freddy et le metteur en scène avaient entendu du bruit. Devon se déplace à sa rencontre. Elle fuit et se retrouve face à la porte de la maison qui s'ouvre alors cette fois et ressemble assez vaguement à la maison des lapins avec ses canapés et son ton rose-saumon.. Un flash de lumière : Nikki appelle Billy. Elle hurle. De l'autre coté de la fenêtre, il ne semble pas l'entendre. Nikki n'est plus elle-même ni Susan, peut-être une Nikki-Sue une condensation des deux. Elle discute avec ses amies de nichons et de fesses. Flash : elle se fait tabasser. Elle monte un couloir et se retrouve chez un gros détective auquel elle raconte son histoire. Elle vivait avec un homme qui fit un jour un barbecue pour des gens du cirque qui l'emmenèrent au loin. Cet homme était violent, la battait, surtout qu'elle s'était habituée à faire des passes pour se faire payer des coups. L'homme avec qui elle vivait avait un revolver. Ses relations aux hommes ont toujours été compliquées. Elle battit jadis presque à mort celui qui voulait la violer. Aux souvenir de la Polonaise s'entremêlent le film polonais d'une vengeance d'une femme sur une autre.

Un jour, une voisine vient dire à Nikki-Sue qu'il faut payer une facture. Nikki-Sue se sent poursuivie menacée. Elle a ramassé un tournevis par terre par peur d'un homme surgit derrière un arbre. Alors qu'elle est entourée de ses amies prostituées, elle voit surgir l'inconnue au tournevis qui le lui vole, se retourne et lui enfonce violemment dans le ventre. Nikki se traîne jusqu'à la grille d'un magasin où discutent deux jeunes enfants, un noir et une asiatique sans domiciles. Elle meurt devant eux.

"Couper" s'écrit le metteur en scène qui félicite Nikki pour son personnage de Sue. Nikki erre comme une zombie, voit les rushes du film dans une salle de cinéma. Sur une porte, le même graffiti que celui qui déclencha son entrée dans le monde parallèle, plus clair peut-être : Axxon lit-on presque. Alors, qu'après avoir erré dans les couloirs, elle arrive devant la chambre 47, surgit le fantôme qu'elle essaie d'abattre. Il se décompose finalement. Nikki apparaît dans l'écran de télévision. Elle erre de couloir en couloir pour atteindre une pièce où se trouve la jeune femme brune qui pleure devant la télévision. Elle pleure, s'approche d'elle, elles s'embrassent. Nikki disparaît. La jeune femme brune court de couloir en couloir. Son mari, vient de rentrer avec son fils, elle l'embrasse.

Une jeune femme avec un singe. Des jeunes femmes entrent et dansent. La première voisine est là ainsi que Laura Elena Harring, Nastassja Kinski ; générique de fin ; les jeunes femmes dansent en claquant des doigts.

De Mulholland drive, Lynch garde l'amorce mystérieuse d'une situation réelle avant de basculer dans des espaces dont on ignore longtemps la nature avant de revenir à la situation réelle. La structure réalité-rêve-réalité reste donc en apparence la même que celle de son précédent film.

Lynch raconte une histoire

Lynch ne garde toutefois dans Inland Empire que de très brèves séquences dans le réel. Seuls le début en noir et blanc, les flashs du regard de la brune devant son poste et le retour final du mari avec son fils, relèvent du réel. Toutes les autres séquences relèvent de l'imaginaire de cette spectatrice de télévision torturée par ses remords de prostitution passagère à laquelle elle s'est livrée en attendant le retour de son mari. Inland Empire est bien en ce sens un empire intérieur.

Par conséquent, Nikki n'est qu'un personnage fictif... comme tous ceux qui gravitent autour d'elle, fantômes déformés d'un imaginaire télévisuel. Par conséquent aussi, le film relève moins du domaine du fantastique comme Lost Highway que du film noir comme Mulholland drive où le personnage n'est confronté qu'à lui-même.

Nous proposons donc de découper le film en six phases successives. La première raconte une réalité triste à pleurer. Dans un hôtel une jeune femme se livre à la prostitution et se retrouve le matin devant un poste de télévision. Les programmes entraperçus la font se raconter une histoire dans laquelle elle se projette en Nikki Grace arrivée à Hollywood pour interpréter "Là-haut où les matins sont bleus". La seconde partie raconte donc les aventures de Nikki Grace à Hollywood. Elle interprète le personnage de Sue non sans qu'une certaine inquiétude, d'abord matérialisée par la voisine, ne vienne peu à peu détruire cette construction. Suite à la grande scène d'amour, la jeune fille perdue ne sait plus comment continuer et tout déraille, les personnages et les interprètes se confondent. Bloquée, coincée, la jeune fille perdue s'incarne dans une condensation des personnages de Nikki et de Sue que nous proposons d'appeler Nikki-Sue. Celle-ci, incarnation beaucoup plus proche d'elle, se raconte alors de manière décousue comme chez le psychanalyste. Cette longue cure aboutit à la délivrance psychanalytique : la jeune fille perdue tue les doubles dans lesquels elle a reconnu ses fautes ce qui lui permettra d'accueillir avec passion l'arrivée de son mari et de son fils. De son côté, Lynch lui-même, qui a surplombé cette explication en laissant moult indices de sa présence, recoud l'ensemble des fils et laisse une autonomie à Nikki et à son interprète, Laura Dern ainsi qu'à l'ensemble des acteurs assemblés dans le générique dans une sorte de paradis des acteurs, ces dieux qui permettent aussi la délivrance par le spectacle en rachetant les incohérences du monde... même si les acteurs sont à Hollywood et transitent, via la télévision, vers une spectatrice polonaise.

Une polonaise qui regarde des programmes américains et polonais

L'invention de Nikki Grace est symbolisée par son nom. Nikki signifie victoire en grec et Grace apporte la connotation religieuse - c'est celle qui sauve, elle est un peu son ange tutélaire - et connote le talent - prénom de Grace Kelly, l'actrice hollywoodienne type. Nikki a ainsi le même statut que Betty dans Mulholland drive, celui de l'incarnation du rêve hollywoodien ici pour cacher sa probable satiété de télévision. La jeune fille perdue sort Nikki des programmes de télévision pour la constituer en actrice hollywoodienne dans laquelle elle transfigure ses malheurs.

La nature des scènes qui se passent en Pologne pose question. On a d'une part celles où Nikki-Sue est dans sa maison et son jardin, seule, avec son mari ou ses copines et d'autre part celles qui sont interprétées en polonais et paraissent situées dans un temps antérieur. Il est alors possible de voir dans la Nikki-Sue de la maison ou du jardin, l'actrice du remake dont on parle dans les aventures de Nikki Grace à Hollywood.

Nous privilégions toutefois l'idée que le remake est aussi une pulsion qui vient de la jeune fille perdue. Elle a peut-être vu un programme différent situé à une autre époque qui lui suggère cette idée du remake qu'elle poursuivrait alors avec d'autres doubles d'elle-même. Mais le remake s'appelle "47" et renvoie donc directement au numéro de chambre dans lequel a eu lieu l'adultère. Sans doute les histoires de prostitution, d'adultère et de mari trompé paraissent-elle toujours les mêmes. L'idée du remake n'évoque que leur perpétuation dans le temps sans qu'il soit nécessaire de tracer une ligne de scénario dans lequel le dédoublement Nikki/Sue renverrait à un dédoublement identique dans le remake. En d'autres termes : Nikki, Nikki-Sue parlant anglais et la jeune fille perdue parlant polonais ne sont que la même incarnation de la jeune fille perdue devant son poste.

L'adultère une façade pour la prostitution

Il n'est pas plus aisé de déterminer avec certitude quelle est la nature de la faute commise par la jeune fille perdue. Il s'agit probablement d'une prostitution occasionnelle qu'elle a accomplie sur les conseils des jeunes amies de son âge tout aussi à court d'argent qu'elle. La nature, diabolique pour elle maintenant, de ce conseil est figurée par les apparitions presque vampiriques de ses jeunes amies et peut-être, par sa propre transformation en clown trop maquillé qui surgit deux fois en gros plan avec un visage féminisé. Le remord de la prostitution revient aussi à chaque fois qu'est prononcée la phrase "Dites-moi si vous me reconnaissez ?" qui a dû être réellement dite dans la séquence où l'on voit la jeune fille perdue posant la question en polonais à ses amies "un peu plus bas dans la rue" où elles tapinent en attendant de remonter vers l'hôtel.

Ainsi l'adultère fantasmé entre Billy et Sue n'est qu'une façade une façon d'enjoliver ou de transposer un mélange de plaisir sexuel, d'excitation devant la nouveauté et d'appât du gain sous couvert d'une passion amoureuse classique.

Des pulsions de meurtre et d'avortement

Mais l'histoire de la jeune fille perdue est bien plus lourde que cette simple faute. Elle a d'abord assisté aux scènes de prostitution au travers du rideau de soie percé d'un trou de cigarette. Elle a probablement eu un premier amant dont elle garde la nostalgie (le directeur d'usine monté comme un rhinocéros ?) dont elle est peut-être tombée enceinte avant d'essayer de faire passer cet enfant pour le fils de son mari... dont elle apprendra un peu tard qu'il ne peut en concevoir. Cet amant mystérieux est sans doute le fantôme qui cherche un accès pour entrer dans sa mémoire et qu'elle tient toujours aux portes de sa conscience. C'est de lui dont elle doit se débarrasser si elle veut vivre heureuse avec son mari.

Auparavant toutefois elle aura été traversée de pulsions de meurtre qui s'incarnent au travers de différents personnages. C'est d'abord Doris, la femme de Billy qui vient se plaindre à l'inspecteur qu'elle est manipulée par le fantôme pour commettre un meurtre avec un tournevis et dégage celui-ci, ensanglanté, planté dans son estomac. La liaison estomac-vagin est suggérée à la fin par la jeune asiatique SDF racontant le trou qui relie ces deux parties. Enfin Nikki-Sue affirmera avoir traversé une mauvaise passe après la mort de son fils et Nikki reverra cette séquence dans le cinéma après la dernière scène de son film.

Le thème de l'avortement est donc fortement présent tout au long de Inland Empire mais guère plus que celui du meurtre. Le mari apparait, furtivement, assassiné dans la séquence de meurtre juste après que la jeune fille perdue en surimpression sur le ketchup du mari ait déclaré "Mon dieu, chasse ce rêve maléfique qui m'étreint le cœur". De même, dès la venue de la voisine, l'enfant était associé au mal... s'il était un garçon.

On en déduit donc que la jeune fille perdue, face au drame de son enfant illégitime, a pensé à se débarrasser de son mari ou à avorter. Ce dernier geste lui ayant été probablement soufflé par son amant. On expliquerait alors plus facilement qu'elle ait rencontré un médecin-psychiatre qui l'a écouté et finalement dissuadé d'agir de cette sorte.

 

Un apparent délire unifié par les pulsions naturalistes

L'histoire que nous venons de reconstituer fait ainsi la part belle aux pulsions de la jeune fille perdue qui par leurs rimes et répétitions permettent seules de tenter de comprendre ce qui a pu lui arriver. On est là bien loin du déploiement de l'imaginaire d'un personnage qui s'imagine dans des mondes parallèles où, puisque rien n'est réel, tout est possible. Jamais ici, malgré la complexité de l'intrigue et le puzzle à reconstituer, on se désintéresse de l'histoire avec le sentiment que le metteur en scène nous mène perpétuellement en bateau et où l'identification au personnage sous ses formes multiples devient impossible. Ni David Cronenberg dans ExistenZ ni plus récemment Satoshi Kon dans Paprika n'avaient totalement réussit à éviter ce piège.

Le naturalisme de Lynch lui offre des ressources dans lesquelles Cronenberg l'expressionniste ne pouvaient puiser. Chez ce dernier, l'affrontement du vrai et du faux se joue dans le plan. L'imaginaire du joueur déforme le réel qui se plie alors à sa volonté et à ses possibilités dans un pur contrepoint narratif émaillé de retour plus ou moins fictifs au réel.

Dans Inland Empire, Lynch complexifie à loisir l'intrigue de son héroïne fictive qui noue consciemment un écheveau complexe : film dans le film (Nikki joue Sue), film sous le film (Le film est un remake d'un film polonais) et jeux d'échos entre deux générations d'acteurs (les héros du film polonais moururent pour avoir commis un adultère, adultère qui se reproduit ici). Ce tissu de piste entremêlée brouille et occupe la conscience du spectateur, absorbe toutes ces forces conscientes, afin qu'il se laisse plus facilement traversé par les pulsions qui remontent du personnage.

Le jeu, intellectuellement stimulant, du déchiffrement qui joue tout à la fois de la mise en abîme, du palimpseste et de l'écho n'est en effet que la ligne mélodique d'une musique bien plus complexe et émouvante où ce sont surtout les harmoniques de la pulsion qui suscitent l'émotion.

Sous le personnage de Nikki et ses doubles, ce sont en effet les sentiments de la jeune femme brune de la télévision qui interviennent et cassent la trame narrative par l'intrusion de la pulsion : la terreur du châtiment après la prostitution, la violence probable du mari, la sensualité du premier baiser, l'excès des larmes, la pauvreté, l'énergie de la jeunesse matérialisée par le claquement de doigt ou ses problèmes d'argent qui contaminent Freddy soudain amené à demander de l'argent à tout le monde. Tout cela brise l'édifice factice des scenarios conscients.

 

Le triomphe du spectacle

Même en partant de l'interprétation simple que tout est déformé par la jeune fille perdue, on n'évitera pas de s'interroger sur la persistance du regard de Nikki une fois la jeune fille perdue délivrée de son remord ou sur le générique final.

On fera ainsi l'hypothèse que la formidable expérience cinématographique à laquelle nous convie David Lynch n'est pas comme dans Mulholland drive un avertissement sur l'envers du décor de Hollywood mais, plus volontiers, une expérience dans laquelle le spectacle joue le rôle du psychanalyste. Si la splendeur formelle Mulholland drive cachait les laideurs d'Hollywood, le coté décousu de Inland Empire exalte la capacité du spectacle à laver de tous les maux.

La jeune fille brune est sauvée grâce à Nikki, c'est entendu. C'est ce personnage d'actrice qu'elle a mis à contribution pour une cure psychanalytique qui la lave de ses remords. La durée du film correspond aux indications horaires données d'abord par la voisine puis par le passant dans la rue et enfin les plans sur l'horloge à la fin : entre 9h45 au début, 12h20 environ à la fin.

Le spectacle comme toujours chez Lynch est salvateur et réconcilie le monde dérivé du quotidien et les mondes originaires enfouis sous la conscience où s'affrontent les pulsions chères à David Lynch, celles de l'innocence et de la perversion, de l'enfance, de l'adolescence et du rêve. La salle de spectacle est le lieu privilégié de leur réconciliation avec une réalité triviale : le théâtre dans Elephant man, le Bang-Bang Bar dans Twin Peaks, le Slow Club dans Blue Velvet, Le Luna Lounge dans Lost Highway, le Silencio dans Mulholland Drive et maintenant la télévision.

Lynch n'oppose pas cinéma et télévision : Nikki en gros plan, une fois la jeune fille perdue délivrée, vit en surimpression une scène du type de la remise des oscars, qui la récompense pour son talent. Une partie d'elle-même (dont elle est spectatrice, on a un dernier dédoublement à la fin du film), sa part angélique en quelque sorte (elle est habillée en bleu) a gagné un "paradis" où se mêlent toutes sortes d'éléments fictifs, chanteuse de jazz en play-back, bûcheron échappé de la série Tween Peaks, voix off et acteurs d'autres films.

Ce paradis du spectacle est celui de l'hétéroclite dont Lynch fait ici l'éloge. Les programmes télévisés sont ses propres réalisations qu'il a recyclées pour ce film. Les "lapins" reprennent plusieurs épisodes de la série "Rabbits" tournée pendant Mulholland Drive avec les deux actrices du film et "AxxonN" fait référence à une série annoncée dès 2003 et jamais diffusée sur le site. Les scènes en extérieur (et lumière du jour, à l'extérieur de la maison) avec le mari polonais au bonnet reprennent des images de "Out Yonder" et de "Room to dream", respectivement diffusés sur le site et issues du DVD promotionnel pour le matériel que Lynch a utilisé pour le film (une sony PD-150, une TRV 900, et Avid Studio pour le montage - soit du matériel presque amateur)

Eminemment moderne et archaïque le monde de Lynch est toujours double. Si le projecteur de cinéma recule, si l'innocence a du mal à survivre, ils sont toujours violemment présents dans notre monde dominé par le numérique et l'indifférencié. La dilution de la conscience dans les programmes télévisuels, si décriés aujourd'hui, n'aura pas lieu. Bien au contraire, le rêve éveillé devant le spectacle permet de se retrouver. C'est, il est vrai, une bien paradoxale manière de vivre l'expérience télévisuelle et cinématographique.

 

Jean-Luc Lacuve le 20/02/2007