Esthétique du cinéma
Principaux cinéastes : Charles Chaplin , Ernst Lubitsch , Billy Wilder, George Cukor , Kenji Mizoguchi , Anthony Mann , Sam Peckinpah , Arthur Penn.
peinture/cinéma : Renaissance et Image-Situation : Pierro della Francesca - C. Chaplin
Les cinéastes de l'image situation sont tout aussi virtuoses que ceux de l'image action. Ils ne cherchent pas rétablir une situation dégradée par une action mais à révéler une situation non perçue au départ.

Lorsque l'enjeu du film porte moins sur l'action à accomplir pour passer d'une situation à une autre mais plutot sur la découverte, l'interrogation sur la situation, ce n'est plus la loi globale ou intégrale SA de la grande forme : un grand écart qui n'existe que pour être comblé, mais une loi différentielle AS : la plus petite différence qui n'existe que pour être creusée, pour susciter des situations très différentes ou opposables.

Ce que Gilles Deleuze nomme la petite forme de l'image-action et que nous proposons d'appeler l'image-situation va d'une action, d'un comportement à une situation partiellement dévoilée (forme AS) : la comédie et le burlesque sont les genres où cette forme est la plus employée mais on la retrouve aussi dans le western et le film noir.

 

L'indice : signe proliférant dans l'image situation.

Le signe de composition de cette nouvelle image-action c'est l'indice : une action (ou un équivalent d'action, un geste simple) dévoile une situation qui n'était pas donnée.

La situation est conclue de l'action par inférence ou par raisonnement relativement complexe. Puisque la situation n'est pas donnée pour elle-même, l'indice est ici indice de manque, implique un trou dans le récit. Par exemple, dans L'opinion publique, Chaplin insistait sur le trou d'une année que rien ne venait combler, mais que l'on concluait du nouveau comportement et de l'habillement de l'héroïne, devenue maîtresse d'un homme riche. L'indice est souvent d'autant plus fort qu'il enveloppe un raisonnement rapide ainsi lorsque la femme de chambre ouvre une commode, et le col d'un homme tombe accidentellement sur le sol, ce qui révèle la liaison d'Edna.

Chez Lubitsch, on trouve constamment ces raisonnements rapides. Dans Sérénade à trois l'un des deux amants voit l'autre vêtu d'un smoking, au petit matin chez l'aimée commune : il conclut de cet indice (et le spectateur en même temps) que son ami a passé la nuit avec la jeune femme. L'indice consiste donc en ceci qu'un des personnages est "trop" habillé, trop bien habillé d'un costume de soirée, pour ne pas avoir été durant la nuit dans une situation très intime qui n'a pas été montrée. C'est une image-raisonnement.

Il y a un second type d'indice, plus complexe indice d'équivocité. Dans L'opinion publique la scène du collier jeté et rattrapé fait que l'on se demande si Edna n'aime pas d'un amour compréhensif et profond son amant riche. C'est comme si une action, un comportement recelait une petite différence qui suffit pourtant à la renvoyer simultanément à deux situations tout à fait distantes et éloignées. Dans To be or not to be, on se demande, quand un spectateur quitte son siège dès que l'acteur commence son monologue, si c'est parce qu'il en a assez ou parce qu'il a rendez-vous avec la femme de l'acteur ? Une très petite différence dans le geste mais aussi l'énormité de la distance entre deux situations telles qu'une question de vie ou de mort.

C'est dans Le burlesque que la forme AS trouve le plein développement de sa formule, une très petite différence dans l'action ou entre deux actions aboutit à deux situations très différentes et n'existe que pour faire valoir cette différence. (Seul, des grands burlesque, Buster Keaton se rapproche de la grande forme de l'image action.)

 

L'indice dans le western et le film noir

Les indices de l'image-situation se retrouvent aussi dans le film noir et le western, genre pourtant majeur de l'image-action.

Le film noir décrit fortement le milieu, expose les situations, se resserre en préparation d'actions et action minutée (le modèle du hold-up par exemple), et débouche enfin sur une nouvelle situation, le plus souvent l'ordre rétabli. Il peut cependant arriver que la situation devienne pire et que l'individu modifie la situation mais tombe plus bas dans la spirale descendante : SAS".

Mais justement si les gangsters sont des perdants nés, malgré la puissance de leur milieu et l'efficacité de leurs actions, c'est que quelque chose ronge l'une et l'autre, inversant la spirale à leur détriment. D'une part le "milieu" est une fausse communauté, en fait une jungle où toute alliance est précaire et réversible ; d'autre part les comportements ne sont pas de vraies réponses à des situations mais recèlent une faille ou des fêlures qui les désintègrent. C'est l'histoire de Scarface de Hawks où toutes les félures du héros, toutes les petites failles par lesquelles il en fait trop, se réunissent dans une crise abjecte qui l'emporte avec la mort de sa sœur. Ou bien sur un mode différent dans Asphalt jungle de Huston, l'extrême minutie du docteur et la compétence du tueur ne résisteront pas à la trahison d'un comparse, qui libère chez l'un la petite félure érotique, chez l'autre la nostalgie du pays natal, et les conduit tous les deux à l'échec et à la mort.

Dans L'invraisemblable vérité, le héros fabrique de faux indices qui l'accusent d'un crime mais les preuves de la fabrication ayant disparus il se trouve arrêté et condamné ; tout près d'obtenir sa grâce, lors d'une dernière visite à sa fiancée, il se coupe, laisse échapper un indice qui fait comprendre à celle-ci qu'il est coupable et qu'il a vraiment tué. La fabrication de faux indices était une manière efficace d'effacer les vrais, mais aboutissent par une voie détournée à la même situation que les vrais. Aucun autre film ne livre une telle dans d'indices avec une telle mobilité et convertibilité des situations opposées.

Le western enfin pose le même problème dans des conditions particulièrement riches. Malgré sa dette à l'égard de Hawks, le néo western va dans une autre direction (...) Ce n'est plus la loi globale ou intégrale SA (un grand écart qui n'existe que pour être comblé) mais une loi différentielle AS: la plus petite différence qui n'existe que pour être creusée, pour susciter des situations très distantes ou opposables.

En premier lieu les Indiens n'apparaissent plus en haut de la colline et ne se détachant sur le ciel mais jaillissent des hautes herbes dont ils ne se distinguent pas. L'Indien se confond presque derrière le rocher derrière lequel il attend et le cow-boy a quelque chose de minéral qui le confond avec le rocher.

La violence devient l'impulsion principale, et y gagne autant d'intensité que de soudaineté. Non seulement le groupe fondamental a disparu au profit de groupes de rencontre de plus en plus hétéroclites et mélangés, mais ceux-ci en se multipliant, ont perdu la claire distinction qu'ils avaient encore chez Hawks : les hommes dans un même groupe, et d'un groupe à l'autre, ont tant de relations et des alliances si complexes qu'ils se distinguent à peine et que leurs oppositions se déplacent sans cesse (Major Dundee, La horde sauvage de Peckinpah). Entre le poursuivant et le poursuivi, mais aussi entre le Blanc et l'Indien, la différence devient de plus en plus petite : dans L'appât pendant longtemps le chasseur de primes et sa proie ne semblent pas des hommes bien différents ; et dans Little Big Man de Penn, le héros ne cesse d'être blanc avec les Blancs, indien avec les Indiens, franchissant dans les deux sens une frontière minuscule, à l'occasion d'actions peu distinctes. C'est que l'action ne peut jamais être déterminée par une situation préalable ; c'est au contraire la situation qui découle de l'action, au fur et à mesure : Boetticher disait que ses personnages ne se définissent pas par une cause mais par ce qu'ils font pour la défendre. Et Godard quand il analysait la forme chez Anthony Mann dégageait la formule ASA', qu'il opposait à la grande forme SAS' ; la mise en scène consistait à découvrir en même temps qu'à préciser, alors que dans un western classique la mise en scène consiste à découvrir puis à préciser.

La loi de la petite différence ne vaut que si elle induit des situations logiquement très différentes. Pour Little Big Man, la situation change réellement du tout au tout suivant qu'il est poussé du côté des indiens ou du côté des blancs. Et, si l'instant est la différentielle de l'action, c'est à chacun de ces instants que l'action peut basculer, tourner dans une situation tout autre ou opposée. Rien n'est jamais gagné. Les défaillances, les doutes, la peur n'ont donc plus du tout le même sens que dans la représentation organique : ce ne sont plus les étapes même douloureuses qui comblent l'écart, par lesquelles le héros s'élève jusqu'aux exigences de la situation globale, actualise sa propre puissance et devient capable d'une si grande action. Car il n'y a plus du tout d'action grandiose, même si le héros a gardé d'extraordinaires qualités techniques. A la limite, il fait partie des losers tels que les présente Peckinpah : "Ils n'ont aucune façade, il ne leur reste plus qu'une illusion, aussi représentent-ils l'aventure désintéressée, celle dont on ne tire aucun profit, sinon la pure satisfaction de vivre encore". Ils n'ont rien gardé du rêve américain, ils ont seulement gardé la vie, mais, à chaque instant critique, la situation que leur action suscite peut se retourner contre eux, et leur faire perdre cette seule chose qui leur restait. Ici aussi les signes sont des indices ; des indices de manque, dont témoignent les ellipses brutales dans le récit et des indices d'equivocité dont témoignent la possibilité et la réalité de renversements de situation soudain.

Sources :

 

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